Le livre de référence sur la communauté juive du Luxembourg

L’éditeur allemand Metropol vient de publier une version abrégée de la thèse de doctorat de Renée Wagener sur l’antisémitisme au Luxembourg. Cet ouvrage est désormais une référence pour ce qui est de l’histoire de la communauté juive au Grand-­Duché. L’érudition de l’auteure en assure l’objectivité. Il s’agit d’un livre passionnant.

L’antisémitisme était autrefois très largement répandu au Grand-Duché, aussi bien dans la population que chez les politiques et intellectuels. Il était presque quotidien dans la presse de droite aux XIXe et XXe siècles, dès 1848 dans le Luxemburger Wort (p. 81) en particulier. Cet antisémitisme se fit virulent avec l’arrivée à la fin des années 1860 de l’abbé Fallize à la tête du journal catholique (p. 84). Pendant longtemps, il a infusé toute la société et ce, jusqu’à une époque récente.

Ce que ce livre nous apprend est somme toute terrible. C’est la haine et le soupçon avec lesquels les Juifs ont été traités dans notre pays. Une société soi-disant fondée sur les valeurs chrétiennes préférait l’exclusion et l’intolérance à la solidarité dans le vivre-ensemble. 

L’avant-guerre

Les années 1933 à 1940 sont cruciales pour la perception de l’antisémitisme dans le monde comme dans notre pays. C’est l’époque où étaient en place des systèmes autoritaires, de gauche comme de droite, avec la disparition de contre-pouvoirs, l’appel à la violence physique, un racisme exprimé plus ou moins ouvertement. Les minorités et les étrangers étaient à la merci des frasques des gouvernants dictateurs, autocrates, mais aussi de gouvernants démocratiques quand ils se savaient au diapason de leurs peuples. 

Il n’est pas facile de se replacer dans ces années 1930 difficiles pour un petit pays coincé entre la IIIe République encore auréolée de sa victoire de 1918 et une république de Weimar en train de sombrer. Le nationalisme tout comme le chômage faisaient rage en Europe et au Luxembourg. Le jugement de Renée Wagener est clair : même si la loi d’ordre (« Maul­kuerf ») fut refusée à une très courte majorité le 6 juin 1937, mettant un terme à la tentation autoritaire du gouvernement de droite, le Grand-­Duché continuait de s’orienter vers un souverainisme qui restreignait les pouvoirs du Parlement à travers les pouvoirs spéciaux du gouvernement, durcissait la législation des étrangers, rendait la naturalisation difficile, sinon impossible. En outre, la politique d’apaisement que menait le gouvernement dans les relations avec l’Allemagne national-socialiste, motivée par des raisons économiques, conduisit à accepter implicitement la politique antisémite du voisin de l’Est (p. 397). 

Renée Wagener a étudié en détail l’attitude du gouvernement, puis des partis et syndicats, de la presse et des milieux économiques durant ces années. Cela représente un très long chapitre de 200 pages, presque un tiers du livre. En résumé : ce n’est pas glorieux, pour aucune famille politique. Quant à la politique des réfugiés, Wagener s’intéresse surtout au ministre de la Justice (du parti ouvrier), René Blum, au gouvernement de novembre 1937 à avril 1940. Joseph Bech (parti de la droite), ministre d’Etat jusqu’en 1937, était très clairement en faveur d’une politique des réfugiés répressive. Dans le gouvernement Dupong, il resta puissant. Le ministre de la Justice, René Blum, parangon de la gauche démocratique dans l’opposition, dut composer avec lui et l’esprit nationaliste et souvent antisémite de la population luxembourgeoise. Le jugement sur Blum est sévère : selon l’auteure, il suivit une politique qui se fondait sur des critères antisémites et nationalistes (p. 220)1.

La passivité de la société luxembourgeoise face aux persécutions des Juifs fait partie de cette logique. Il y eut une certaine solidarité de la part d’individus et d’organisations de gauche avec des réfugiés le plus souvent non juifs. Il n’y eut pas au Luxembourg de mouvement d’aide collectif pour les Juifs persécutés, sauf pour ce qui est de l’organisation juive ESRA. 

La Shoah

Ce qui restait du Luxembourg après le 10 mai 1940 fut d’abord administré par la Wehrmacht et une commission de hauts fonctionnaires luxembourgeois. Renée Wagener constate (avec amertume, sans doute) qu’il n’y a pas de sources qui révéleraient une opposition de cette commission administrative à la persécution des Juifs par les nazis, engagée dès juillet 1940, contrairement à ce que l’on peut constater en Belgique à la même époque (p. 517-518). Elle rappelle à cet égard la collaboration empressée de la commission administrative pour l’exclusion des enfants juifs de l’école publique2. Il apparaît aussi que cette commission ne s’est pas trop intéressée à la spoliation des Juifs, en grande partie non luxembourgeois.  

L’historienne constate aussi, à la suite de Paul Cerf et de Paul Dostert, que l’aide officielle aux Juifs persécutés était peu développée. L’attitude du gouvernement en exil pour aider les Juifs en perdition en France, au Portugal, à Cuba et en Jamaïque était peut-être volontariste dans les lettres échangées, mais souffrait de la mentalité restrictive de l’avant-guerre. Comme nous l’avons montré à propos de Maurice Blau-Ermann, propriétaire de la chapellerie Meta Brahms dans la capitale et commerçant au Luxembourg depuis 1915, il fut capturé en 1942 parce qu’il était apatride, et il l’était parce que le gouvernement avait laissé traîner sa naturalisation. Cela lui coûta la vie3.

Un aspect que le livre ne traite que brièvement (p. 513-517) sont les errances des Juifs de Luxembourg en France, au Portugal et ailleurs dans le monde ainsi que leur participation à la lutte contre le nazisme, comme p. ex. leur engagement militaire4. C’est un vaste champ historique à peine exploré. 

L’après-guerre

Le mauvais état d’esprit d’avant-guerre n’a pas disparu en 1945. Les historiens ont montré comment l’Etat luxembourgeois a refusé aux Juifs apatrides ou de nationalité étrangère de rentrer au pays où ils avaient fait leur vie avant-guerre, parfois pendant plusieurs décennies, malgré les promesses faites par les plus hautes instances du pays en exil. Les travaux en cours sur les destins individuels5 révèlent une fois de plus avec quel cynisme ces Juifs qui voulaient rentrer en 1945 au pays furent traités par maints agents de la sûreté publique, restés en place sous l’occupant, qui dictaient aux politiques leur ligne d’action antisémite. En 1950, lors des débats sur les dommages de guerre, les Juifs spoliés dès 1940 et assassinés jusqu’en 1945 ont été ignorés par la société majoritaire.

A cet égard, je me rappelle avec quelle indignation et virulence Paul Cerf a attaqué les historiens professionnels dans les années 1980, les accusant même de négationnisme face à la Shoah qu’il a été le premier à traiter sérieusement au Grand-Duché6. Je comprends mieux son indignation après avoir lu l’histoire des réparations de l’après-guerre retracée en détail dans le livre, marquée surtout par l’exclusion des non-nationaux (p. 542, 547 et 555-551). Si la charge de Cerf fut exagérée, ce qu’il reconnut lui-même après coup, elle n’en fut pas moins nécessaire pour réveiller les esprits et chasser la réticence, voire la gêne de traiter le sort terrible des Juifs au Grand-Duché sous les nazis.

Il fallut attendre le nouveau millénaire pour voir le pays s’engager d’abord dans l’étude de la spoliation des biens juifs, étude qui prit neuf ans (de 2000 à 2009) et qui n’en finit pas, car des chercheurs sont toujours en train d’analyser en détail les spoliations financières. Par ailleurs, on sait que les recommandations de la commission sur les spoliations ne furent que tardivement prises en compte. L’examen de la responsabilité de la commission administrative (en 2013-2015 par le rapport Artuso) aboutit en 2015 aux excuses présentées par la Chambre des députés et le gouvernement à la communauté juive. Un monument de la Shoah au cœur de la ville a été érigé en 2018. Les actes de mémoire sont désormais collectifs, associant toutes les victimes de l’occupation nazie.

Un livre d’histoire ne transforme pas une société. L’antisémitisme n’a pas disparu, loin de là. Le livre de Renée Wagener, s’il n’est pas fait pour donner des leçons, vient à point nommé pour informer sans ménagement jusqu’où cet antisémitisme peut mener une société, fût-elle démocratique et imbue de valeurs proclamées haut et fort.  

1 „Dennoch vertrat er trotz seines progressiven offiziellen Diskurses durchaus eine auf antisemitischen und nationalistischen Kriterien beruhende Politik.“

2 Die bereitwillige Mitarbeit der Verwaltungskommission beim Ausschluss der Schulkinder, p. 518.

3 Ben Fayot, « Une famille dans la tourmente », dans Les Cahiers luxembourgeois, 3/2020, p. 87-88.

4 Max Brahms était officier de l’armée britannique, Charles Brahms soldat américain (p. 557).

5 Voir p. ex. l’affaire Springut sur www.memorialshoah.lu, la biographie écrite par Denis Scuto.

6 Voir à cet égard les pages 608 à 614 : « Der Weg des Einzelkämpfers Paul Cerf ».


Ben Fayot est historien et ancien député LSAP.


Renée Wagener, Emanzipation und Antisemitismus. Die jüdische Minderheit in Luxemburg vom 19. bis zum beginnenden
21. Jahrhundert
, Berlin, Metropol-Verlag, 2022, 725 Seiten, 36 €.

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