Il y a plus d’un an, le gouvernement luxembourgeois a chargé l’Université du Luxembourg d’établir la réalité de ce qui s’était passé en 1940, lors de l’expulsion par l’occupant allemand des Juifs qui se trouvaient alors encore au pays. Il était souhaité, en particulier, que toute la lumière soit faite sur le rôle des autorités luxembourgeoises dans ces événements : y avait-il eu une collaboration critiquable ou même coupable de la part des autorités ?

Ces événements avaient déjà retenu l’intérêt d’histo- riens luxembourgeois, dont deux chercheurs attachés à l’Université, Denis Scuto et Vincent Artuso. C’est ce dernier qui a assumé, sous le patronage d’un comité d’autres historiens luxembourgeois, la responsa- bilité d’un rapport qui porte aujourd’hui son nom. Le 9 juin 2015, le gouvernement et la Chambre des députés ont pris position à l’égard de son contenu.

Maintenant que le compte rendu de ces délibérations a été publié (voir le document sur www.chd.lu) et que le verdict des députés est connu, la tentation est grande de ne plus remuer ces souvenirs, de passer aux problèmes qui se posent pour l’avenir de notre pays. Pour ceux qui ont vécu ces événements, sur- tout pour ceux qui les ont subis, l’oubli est difficile. La nature plutôt confidentielle de cette publication et malgré la retenue qu’impose le sujet, un souci d’équité me conduit à en soumettre ci-après ma lecture et compréhension.

Le rapport Artuso décrit d’une façon saisissante le sort des Juifs qui se trouvaient encore à Luxembourg lorsque le pays fut envahi par les Allemands. Il décrit aussi le comportement des Luxembourgeois ayant exercé à l’époque des fonctions qui les mettaient en contact direct avec l’occupant. Ces descriptions apportent des informations peu connues et parfois consternantes. Elles me paraissent constituer un apport précieux à la connaissance de notre histoire nationale.
Mais le rapport ne se limite pas à cette description. Il prend aussi position à l’égard des événements et les juge. Le gouvernement et la Chambre des députés ont suivi M. Artuso dans ses conclusions.

Et c’est ici que, pour moi, le bât blesse : la recherche de la « vérité historique » devrait se limiter, me paraît- il, à l’établissement des faits et devrait exclure leur interprétation, explication ou appréciation. Il s’agit en effet d’opinions personnelles et non de vérités historiques incontestables, quelle que soit l’éru- dition de leur auteur. C’est au lecteur du rapport Artuso d’en tirer ses conclusions personnelles. Un exercice qui, évidemment, ne sied guère à des dé- libérations que l’on espère voir se clôturer par un vote unanime.

Ci-après quelques considérations qui devraient nuancer le jugement de ces comportements d’antan si durement critiqués.

M. Artuso interprète la correspondance de la Com- mission administrative avec les autorités allemandes sans se rendre vraiment compte de la situation dans laquelle cette Commission se trouvait à l’époque. Plus surprenant, notre gouvernement et la Chambre des députés l’ont suivi en cela sans la moindre réserve.

Ceux ayant vécu les événements d’alors sont tentés d’en conclure qu’il est apparemment difficile, pour ceux nés après la guerre, de comprendre la situation dans laquelle se trouvaient, en 1940, les autorités luxembourgeoises face à l’envahisseur allemand. Si celles-ci voulaient sauver un brin de souveraineté nationale, obtenir un allègement d’une mesure coer- citive, il fallait impérativement trouver l’argument pouvant convaincre l’Allemand, éviter tout ce qui pouvait l’indisposer.

On écrivait à l’Allemand afin d’obtenir quelque chose de lui. On ne se demandait pas ce qu’en pen- seraient les générations à venir, pour autant qu’il y en ait, tellement l’avenir pouvait paraître incertain à l’époque.

La difficulté de juger du comportement de ceux qui faisaient face à des situations que l’on n’a pas connues soi-même est corroborée par le fait que beaucoup de députés ayant participé au débat du 9 juin ont fait référence à l’holocauste, étant sous-entendu que des Luxembourgeois y auraient contribué, ne fusse qu’indirectement. En 1940, l’holocauste était une notion largement inconnue, désignant des sacrifices païens. Sa signification actuelle, tout comme celle de son homonyme «Shoah», n’ont vu le jour qu’après la guerre.

L’extermination physique des Juifs a été décidée en 1941, lors d’une réunion secrète tenue à Berlin- Wannsee. Auparavant, l’extermination systématique de millions d’hommes, de femmes et d’enfants était inimaginable, impensable. Cela est dit en sachant ce que contenait Mein Kampf. Rares furent ceux, au moins en dehors de l’Allemagne, qui prirent les in- tentions d’Hitler au sérieux. On croyait probable- ment qu’il s’agissait d’une démagogie populiste qu’il ne fallait pas prendre au sens littéral.

On a eu tort, on ne le sait que trop bien depuis, mais presque tout le monde s’est trompé alors. La manifestation la plus évidente de cette méprise colossale est fournie par le Traité de Munich. Sir Neville Chamberlain, Premier ministre britannique, croyait avoir écarté à tout jamais le spectre d’une guerre européenne. Edouard Daladier, le Président du gouvernement français, n’a suivi son collègue qu’à contrecoeur. Tous les deux furent accueillis à leur retour à Londres et à Paris par des foules enthousiastes, preuve d’une méprise collective. Les yeux devaient cependant s’ouvrir bien vite sur la véritable nature du régime nazi : à peine un mois après le Traité de Munich, il y eut la « Kristallnacht », de sinistre mémoire.

Ce que les Allemands voulaient chez nous, en 1940, c’était rendre le pays « judenfrei ». Il n’était guère per- mis de se faire des illusions sur le sort des Juifs qui resteraient au pays. La plupart des Juifs tant soit peu fortunés et valides, ayant peut-être aussi de la famille ou des amis à l’étranger paraissant hors d’atteinte des Allemands, essayaient donc de partir, de rejoindre ceux qui avaient déjà quitté le pays en 1939 et au début de 1940. La volonté d’expulsion de l’occupant paraissait inébranlable. C’était tellement évident que même le Consistoire israélite luxembourgeois s’occupa activement de faciliter le départ de ses coreligionnaires.

Il s’est révélé plus tard que ce départ était l’unique voie de salut qui s’offrait à ces malheureux. Ceux qui, en 1941, se trouvaient encore au Luxembourg périrent presque tous. La plupart de ceux qui, en 1940, s’étaient réfugiés en France sans se rendre en- suite en Afrique du Nord ou sans passer au Portugal et, de là, aux Amériques, ont aussi trouvé la mort, souvent même avec l’aide des autorités françaises.

Rappeler tout cela ne signifie pas que l’on veuille prendre ses distances par rapport au vote parlementaire du 9 juin 2015. Celui-ci exprime une réelle et grande empathie envers les victimes de la barbarie nazie et la volonté que la lumière continue à être faite sur cette période de notre histoire nationale, permettant à chacun de se faire une opinion au su- jet d’une éventuelle culpabilité systémique de l’ad- ministration luxembourgeoise dans ces événements passés, hypothèse que j’estime non prouvée.

Je ne me rappelle d’ailleurs pas qu’à l’époque le comportement de la Commission administrative ait soulevé beaucoup de critiques de la part des Luxembourgeois. Ce comportement me paraît, au contraire, avoir été accepté comme normal, comme inévitable. Il n’en fut pas ainsi du comportement de ceux qui, à l’époque, ne purent résister à la tentation de tirer un profit personnel de la situation, de s’enrichir au détriment d’une petite minorité livrée sans défense à la vindicte allemande. Le rapport Artuso est éloquent à leur égard.

Constatons donc sans amertume une différence de jugement entre ceux qui vécurent ces événements et leurs descendants. On peut se demander, à ce propos et si l’on me permet un brin d’ironie, ce que diront, en 2090, les Européens de notre comportement d’aujourd’hui. N’oublions pas que, parmi ces Européens de 2090, se trouveront aussi les descendants des immigrés des années à venir. Vont-ils nous repro- cher de ne pas avoir réservé un accueil plus chaleureux aux malheureux du tiers monde cherchant aujourd’hui refuge en Europe ou vont-ils plutôt nous faire grief de leur avoir permis un accès trop libéral ?

Et pour revenir à la question de la responsabilité de la Commission administrative en 1940, outre mes réserves de principe, j’avoue avoir eu l’impression d’assister à un procès où il y avait accusation et jugement, mais point de défense.

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