Sémantiquement proche d’autres mots piégés du vocabulaire (populiste, populaire, peuple, démagogie), le terme de « populisme » est sans doute destiné à rejoindre la longue liste de ces mots-valises qui, à force de vouloir tout signifier, ne disent plus rien. Au regard d’autres concepts à problème du vocabulaire des sciences sociales, le populisme présente cependant un parcours singulier : utilisé originellement dans une acception plutôt positive, il a aujourd’hui une connotation essentiellement péjorative, souvent liée au fait que les idées populistes et d’extrême droite se recoupent ; longtemps limité à quelques mouvements (le courant intellectuel russe des narodniki, le boulangisme, la révolte des Grangers américains), il désigne désormais une gamme presque infinie de phénomènes ; tout d’abord de gauche, il s’est orienté de plus en plus vers la droite de l’échiquier politique : enfin, mobilisé comme catégorie d’analyse savante, il a fini par s’immiscer et occuper une place prépondérante dans le débat public. Une place qui semble encore augmenter à l’approche des élections européennes du mois de mai prochain.
Et cela, bien qu’on n’ait toujours pas réussi à s’accorder vraiment sur la nature du phénomène ou sur le caractère plus ou moins « populiste » de telle ou telle manifestation contemporaine, comme, p.ex., le mouvement des gilets jaunes en France.
On peut se poser dès lors la question si le populisme n’est pas une autre façon de faire de la politique qui rompt avec une tradition séculaire où celle-ci est conçue comme une délibération rationnelle et pluraliste en vue du bien commun, tradition qui est au fond celle de la démocratie représentative ? Comme le soulignent certains analystes1, un certain nombre de phénomènes favorisent ce retour des populismes, tels que : la politique-spectacle, voire la politique conçue comme télé-réalité avec son drame instantané, l’exclusion sur champ du plus faible ou du moins percutant ; l’immédiateté des demandes et des réponses politiques, que symbolise le tweet ; la priorité accordée à la manipulation en temps réel des émotions ; l’information-Internet avec sa face obscure, la non-hiérarchisation des sources, les fausses nouvelles immédiatement répandues à l’échelle planétaire ; au total, une désintermédiation de la politique qui risque de marginaliser les structures de la démocratie représentative, partis et parlements, au profit de forces improvisées (…).
Ces facteurs, parmi d’autres, contribuent à expliquer les succès récents du populisme. Ils traduisent une volatilité des attentes et des expressions politiques qui aura déjoué les prévisions les plus solides. Ils sont peut-être, à ce compte, autant que la résurgence de phénomènes anciens, l’amorce d’une transformation en profondeur de la politique.
S’y ajoutent la montée simultanée du discours protectionniste, du nationalisme identitaire et d’un débat politique démagogique et intolérant dans de nombreux pays, effet d’un repli identitaire planétaire produit par la mondialisation, exacerbé par la menace terroriste, et qui se traduit par une demande de protection, de contrôle des migrations et de préservation des identités nationales et culturelles.
La question centrale qui semble occuper la recherche sur le populisme est la suivante : existe-t-il un ou des populismes ? En d’autres termes, est-il possible de bâtir un modèle théorique du phénomène fondé sur l’identification de ses « caractéristiques essentielles » et de ses conditions d’apparition, en postulant de façon essentialiste, derrière la diversité de ses formes historico-culturelles, son unité et son unicité ? Ou bien doit-on se contenter de faire l’inventaire des divers populismes observables, en insistant précisément sur leurs différences, et ce, sans forcément se soucier de satisfaire l’exigence théorique préalable d’une définition claire et cohérente du phénomène populiste ?
Ce qu’on trouve dans la plupart des tentatives de définition du populisme, c’est, tout d’abord, que le peuple se situe au cœur de la vision sociétale et politique ; le concept de « communauté » occupe donc une importance fondamentale. Le populisme relève ensuite d’une rhétorique manichéenne fondée sur « la célébration du peuple bon, juste, simple » et « le rejet des élites corrompues, incompétentes et complices », qui ont « trahi » le peuple. Enfin, le populisme entend restaurer le primat de la souveraineté du peuple, en modifiant drastiquement les institutions représentatives au moyen d’outils relevant de la démocratie directe.
Face à cette extension indéfinie du populisme, les observateurs ont réagi notamment en se livrant à une véritable surenchère conceptuelle. On ne compte plus en effet les catégories qui tentent de rendre compte des nouveautés du populisme : du « néo-populisme » au « cyber-populisme » (encore nommé « populisme électronique » ou « populisme Internet »), du « populisme libéral médiatique » au « télépopulisme », de l’« ethnopopulisme » au « national-populisme », du « libéral-populisme » au « populisme radical de droite ».
Face à cette « confusion » de concepts et d’analyses, il ne semble donc pas inutile de se reporter à deux ouvrages récents qui essaient d’apporter un peu de clarté dans ce débat.
Il s’agit d’une part d’un ouvrage publié sous la direction de Bertrand Badie et de Dominique Vidal : Le retour des populismes. L’Etat du Monde 20192. Réunissant une trentaine d’historiens, de sociologues, d’économistes et de politologues, cet ouvrage retrace l’histoire des populismes et tente de dégager des « dénominateurs communs », en terminant par l’analyse des populismes à travers le monde. Ainsi le sociologue Raphaël Liogier avance que, contrairement aux années 1930, où il se nourrissait de solides doctrines marxistes ou racialistes, le populisme d’aujourd’hui, héritier de la perte de crédibilité des grandes idéologies qui ont marqué le XXe siècle, est empreint de l’angoisse des enquêtes d’opinion. En cela, on peut le qualifier de « populisme liquide » : il se révèle fluctuant dans le fond (ses logiques d’exclusion peuvent changer d’objet, allant du musulman au rom, du juif au journaliste et de l’immigré à l’homosexuel) et dans les formes (les opinions complotistes, les frustrations circulent via les réseaux sociaux sans contrôle idéologique, créant un effet immédiat).
Travaillant sur différentes échelles, les auteurs s’attellent à débusquer, d’un continent à l’autre, les dénominateurs communs du populisme : appel au peuple, nationalisme, culte du chef, fibre sociale, souverainisme… Des clés d’analyse qui permettent de restituer la complexité des mouvements populistes et de s’y retrouver dans le flou que ceux-ci installent en refusant souvent de choisir et en ne parvenant pas à gouverner de façon durable.
Conclusion de Bertrand Badie qui parle aussi d’un « moment populiste » de notre espace mondial : « marque d’une double pathologie, frappant les institutions et l’offre politique, le plus souvent aggravé par un contexte de détresse économique et sociale, le populisme décrit des situations de frustration et d’aliénation, plus qu’une direction politique nouvelle. (…) On y retrouve des traits communs tels que : personnalisation du pouvoir, mobilisation populaire, communication sophistiquée, appel aménagé à tout ce qui renvoie à l’idée de peuple (nation, souveraineté, identité…). Il en ressort nécessairement une impression de flou, parfois même de fluidité, mais aussi une instabilité ».
L’autre livre s’appelle Brève introduction au populisme et est l’œuvre de Cas Mudde et de Cristobal Rovira Kaltwasser3. Les deux auteurs partent d’ « une définition idéationnelle » du populisme, en le considérant comme un discours, une idéologie ou une vision du monde. Selon eux, chaque forme de populisme inclut une sorte d’appel au « peuple » et une condamnation de « l’élite ».
Par ailleurs, le populisme repose toujours sur une critique de l’establishment et sur l’adulation des gens du peuple. Plus concrètement, il est « une idéologie peu substantielle qui considère que la société se divise en deux camps homogènes et antagonistes, le « peuple pur » et « l’élite corrompue » et qui affirme que la politique devrait être l’expression de la volonté générale du peuple ».
Une telle approche se distingue tant de l’approche institutionnelle populaire4 qui considère le populisme essentiellement comme une force positive lorsqu’il s’agit de mobiliser les gens (du peuple) et de développer un modèle de démocratie communautaire que de l’approche laclauienne/mouffienne5 dans laquelle le populisme est considéré non seulement comme l’essence de la politique, mais aussi comme une force d’émancipation. Selon cette approche, le populisme peut permettre d’accéder à la « démocratie radicale », en réintroduisant le conflit en politique et en encourageant la mobilisation des secteurs exclus de la société, dans le but de modifier le statu quo.
Conclusion des deux auteurs qui voient le populisme essentiellement dans ses relations avec la démocratie libérale : « en essayant de conquérir les partisans populistes, et peut-être même certaines élites, les démocrates libéraux devraient éviter à la fois les solutions simplistes qui flattent le « peuple » et les discours élitistes qui ne prennent pas au sérieux la compétence morale et intellectuelle des citoyens ordinaires. (…) Etant donné que le populisme pose souvent les bonnes questions, mais fournit les mauvaises réponses, le but ultime ne devrait pas être seulement de détruire l’offre populiste, mais également d’affaiblir la demande populiste ».
- cfr, p.ex., Gilles Andreani, « La vague populiste globale : coïncidence ou transformation de la politique ? «, Questions internationales, n° 83, janvier-février 2017. Ou encore les dossiers sur le populisme sur les sites de la Documentation Française ou de la Bundeszentrale für politische Bildung (BpB). Sur ce site, on peut d’ailleurs trouver une bonne définition du populisme : « Populismus ist ein ambivalentes Phänomen. Er hat einen demokratischen Kern: das Prinzip der Volkssouveränität.Bezogen darauf kann der Populismus durchaus positive demokratische Impulse setzen, wenn es darum geht, mehr Kontrolle der Repräsentant/-innen durch die Bürger/-innen, mehr Transparenz oder mehr Partizipationsmöglichkeiten zu fordern, zu politisieren und zu mobilisieren. Doch hat er auch eine undemokratische Seite: Populismus propagiert oft einfache Lösungen, bei der komplexe Zusammenhänge unter den Tisch fallen. Die Realität wird verkürzt dargestellt, und zwar mit dem Argument, dass alles andere den Eliten dazu dienen würde, das Volk zu betrügen. Durch die extreme Vereinfachung, die Schwarz-Weiß-Malerei und das Denken in Gegensätzen kann der Populismus die politische Debatte dermaßen polarisieren, dass der notwendige Meinungsaustausch innerhalb der Demokratie nicht mehr möglich ist“. Voir aussi l’excellente synthèse d’Alexandre Dézé, de l’Université de Princeton : Le populisme ou l’introuvable Cendrillon, dans : www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2004-1-p-179
- La Découverte 2018
- Fondation Jean Jaurès et Aube 2018. Les deux auteurs sont professeurs, respectivement à l’université de Géorgie (Etats-Unis) et à l’université Diego Portales (Chili)
- Telle que développée, p.ex., dans Democratic Promise : the Populist Movement in America, de Lawrence Goodwyn
- Cfr Ernesto Laclau et Chantal Mouffe : pour un populisme de gauche, Albin Michel 2018
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