- Gesellschaft, Politik
Le salaire vital dans le secteur textile: utopie ou réalité?
Contrairement au salaire minimum qui est légalement défini, le salaire vital – ou living wage en anglais – décrit un niveau de salaire permettant aux travailleurs de mener une vie jugée décente. C’est tant au Royaume-Uni que dans certains secteurs globaux que le salaire vital a fait l’objet d’une importante mobilisation et politisation. L’exemple du secteur global du textile est d’un intérêt particulier à cause de ses chaînes d’approvisionnement et l’implication de marques mondiales. En même temps, l’exemple soulève des problèmes de coordination importants, qui entravent la mise en œuvre de mesures concrètes dans l’intérêt des travailleurs.
Le renouveau d’une norme
Bien que la dynamique du salaire vital ne date que des vingt dernières années, l’idée tire ses origines dans des contextes de pauvreté au travail (in-work poverty) en Angleterre et au Royaume-Uni pendant l’ère de l’industrialisation du XIXe siècle. C’est en partie grâce aux réformateurs sociaux et aux mouvements syndicaux de l’époque que la notion de salaire vital a été explicitement reprise dans la Constitution de l’Organisation internationale du travail (OIT) en 1919 et qu’elle est implicitement stipulée dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels adopté par l’Assemblée générale des Nations unies en 1966.
Jusqu’à une date récente, le salaire vital était perçu comme partie du salaire minimum légal. Toutefois, la résurgence de la pauvreté au travail dans les années 1980 – partiellement attribuable à la libéralisation, la dérégulation et l’éviction des syndicats pendant les règnes de Thatcher et Reagan – a découplé le salaire minimum d’un niveau de revenu suffisant aux besoins essentiels. Désormais, le terme de salaire vital décrit un niveau de salaire au-dessus du minimum légal, déterminé selon différentes méthodologies, et que les entreprises et multinationales peuvent volontairement s’engager à payer, que ce soit par des codes de conduite restant trop souvent lettre morte, par le biais de négociations syndicales ou à l’aide d’autres benchmarks fixés par des instances indépendantes1. La pionnière de la lutte en faveur du salaire vital est l’organisation indépendante du nom de Living Wage Foundation au Royaume-Uni, qui émet des certifications de Living Wage Employer2, alors que dans les contextes nationaux de l’Europe continentale, la notion n’a trouvé encore que très peu d’application.
Au cours des dernières années, l’enjeu a été propulsé en tête du programme du secteur global du textile. Par leur travail inlassable de sensibilisation, par le biais de campagnes et de négociations, de nombreux activistes, syndicats et organisations – tels que la Clean Clothes Campaign, l’Asia Floor Wage Alliance, l’Ethical Trading Initiative, Oxfam, le Fair Wage Network et bien d’autres – ont promu le concept de salaire vital et poussé des grandes marques à l’intégrer dans leur responsabilité sociétale d’entreprise (RSE). C’est cet aspect qui nous intéressera par la suite: vu l’absence relative d’une régulation étatique, qu’est-ce qui pousse un nombre croissant de marques à s’engager en faveur d’un salaire vital? En termes pratiques, qu’est-ce qui incite par exemple un géant de la fast fashion – sans en mentionner le nom – à adopter une feuille de route pour atteindre un «salaire vital équitable» dans ses chaînes d’approvisionnement3?
Absence d’un orchestrateur ou prime mover
Le domaine de la gouvernance globale se réfère au modèle de «l’orchestration»: un orchestrateur (O) peut avoir de l’influence sur une cible (T pour target) à travers des intermédiaires (I) par des moyens doux (soft) et indirects. Conceptuellement, l’orchestration s’oppose donc à la hiérarchie (hard et direct), à la collaboration (doux et direct) et à la délégation (hard et indirect)4. En un mot, ces moyens d’influence se définissent en termes de convocation, agenda-setting, assistance, endossement et coordination. Plusieurs facteurs ont dès lors un impact sur la propension de cet «orchestrateur» à orchestrer, dont notamment ses capacités, son degré de spécialisation (focality) ou encore la disponibilité d’intermédiaires.
Sans s’arrêter sur les détails, c’est l’hypothèse de focality qui mérite une attention particulière. En fonction de cette hypothèse, l’OIT ainsi que le Conseil des droits de l’Homme – des acteurs clés quant aux normes sociales – pourraient jouer un rôle dans le débat en question. Néanmoins, il suffira de préciser que l’OIT dispose d’un système de négociation tripartite aspirant à des conventions juridiquement contraignantes, qui ne laissent de place ni à des standards volontaires, ni à la participation d’ONG dans le processus. Quant au Conseil des droits de l’Homme, les principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme stipulent une «diligence raisonnable» pour prévenir et atténuer les incidences négatives sur les droits de l’Homme qui incluent les «salaires de pauvreté»5. Bien que cette résolution ait fait époque dans la responsabilisation des entreprises et que de nombreux activistes s’y réfèrent dans leur travail, ses dispositions manquent toutefois de substance applicable et ne définissent pas d’intermédiaires. Or, les résultats d’entretiens menés avec des représentants de marques, ONG, consultances, syndicats et autres experts du domaine dans le contexte de ma recherche montrent tout de même un changement de comportement (behaviour-
al change) de certaines multinationales dans l’absence d’une instance orchestratrice6.
Les facteurs clés d’un environnement stratégique
Dans un environnement qui manque d’orchestration et de leadership, tant au niveau des Nations unies que de l’Union européenne (UE), il est d’autant plus intéressant d’investiguer les calculs des grandes marques en question. Plusieurs éléments dans l’écosystème des intermédiaires sont à considérer ici.
Premièrement, nous nous situons dans un environnement d’intérêts particuliers bien délimités. Malgré certains arguments économiques en faveur d’un salaire vital (business case) comme la stabilité sociale et politique des marchés producteurs ou la productivité accrue des travailleurs et des usines, le salaire vital se traduira en dernière analyse toujours dans une redistribution de profits qui va à l’encontre de la rentabilité.
Deuxièmement, c’est la pression de gouvernance extérieure (external governance pressure) qui pousse les marques à agir sans y être obligées. D’abord, la montée en puissance de marques mondiales s’accompagne d’une visibilité et d’une vulnérabilité accrues. Ensuite, le développement des moyens de communication facilite l’activisme et la mobilisation selon le mot d’ordre naming and shaming. Ce sont des tactiques employées avant tout par la Clean Clothes Campaign et sa branche anglaise Labour Behind the Label. Alors qu’il existe des nuances entre les risques et l’amélioration de réputation, il est évident que le potentiel d’attention défavorable s’accentue même pour des marques non impliquées, comme illustré par l’incident du Rana Plaza ayant tué plus de 1100 travailleurs7.
Troisièmement, la dynamique observée parmi les géants du textile est plus forte dans des contextes bien déterminés. Le cadre national du siège d’une marque et du marché des consommateurs importe d’abord, vu que le concept de salaire vital tout comme les normes RSE dans un sens plus large sont particulièrement prononcées dans les économies plus libérales des pays anglo-saxons et, à un moindre degré, nordiques. C’est ensuite la culture et la dynamique internes d’une entreprise et les précédents en termes d’engagements RSE qui les rendent plus susceptibles de poursuivre et d’étendre leurs engagements, puisque le savoir-faire et les structures internes sont déjà en place – et ce, tant que la pression extérieure existe.
En gros, nous observons une réappropriation d’autorité régulatrice par des acteurs de la société civile à l’égard des marques les plus visibles sur le plan global, compensant (marginalement du moins) le vide réglementaire entre les acteurs économiques globaux et les unités politiques nationales – sans instance orchestratrice. Nous trouvons-nous donc à la veille d’un acte d’orchestration?
À la recherche d’un orchestrateur?
En effet, rien n’est gagné. Les engagements en faveur d’un salaire vital ne sont trop souvent rien d’autre qu’un aveu du bout des lèvres suivi par des demi-mesures. Le respect et la mise en conformité relèvent toutefois d’un tout autre domaine. Dans cette mesure, un intervenant politique pourrait hypothétiquement saisir la dynamique actuelle des intermédiaires. Il pourra l’encourager par le biais d’assistance et de coordination ou la poursuite des benchmarks dans les négociations collectives afin de «motiver» d’autres grandes marques à faire de même. Les mesures de monitoring plus régulières et transparentes, dans le but de rendre ces engagements plus crédibles, servent d’exemples pour ces benchmarks. En l’occurrence, l’UE apparaît comme la meilleure candidate: le gros des marques et des acteurs de la société civile en question y est domicilié, et elle représente le plus grand marché de consommateurs au monde.
Toutefois, des problèmes de coordination inhérents et évidents demeurent non seulement entre les marques, mais aussi entre les acteurs de la société civile défendant eux aussi des «parts de marché» de la scène politique. En plus, des problèmes de la chaîne d’approvisionnement du secteur textile (productivité des travailleurs et des usines, modèle de contrats basés sur le prix FOB8) sont largement hors de portée d’un orchestrateur européen et représentent tous ensemble de sérieux obstacles à une orchestration efficace.
De plus, il s’est formé au cours de la dernière année une alliance entre une quinzaine de marques et IndustriALL Global Union. Sous l’appellation «ACT» (Action Collaboration Transformation), les participants promettent en premier lieu de renforcer les structures des négociations syndicales jugées – certes pas à tort – comme le meilleur moyen de réaliser des hausses progressives. En faisant endosser la responsabilité à des syndicats peu organisés et encore moins puissants, cette alliance risque de prendre les autres acteurs – activistes, standard-setters, multi-stakeholder initiatives – à la gorge et de définir à sa guise le terrain politique des années à venir.
À défaut d’actions de la part de l’OIT ou du Conseil des droits de l’Homme, les dynamiques sur le terrain devront se développer davantage avant de générer des circonstances plus propices à une orchestration efficace de la part de l’UE. La nouvelle stratégie de l’UE en matière de commerce et d’investissement publiée récemment était certainement une occasion ratée.
1 Doug Miller et Peter Williams (2009) distinguent «l’approche négociée» de «l’approche formule».
2 Parmi les 100 entreprises du FTSE100, l’indice boursier britannique, une vingtaine ont reçu la certification.
3 Il s’agit évidemment de la marque H&M, mais d’autres géants du textile comme Marks & Spencer et d’autres secteurs comme Ikea ou Unilever ont pris des engagements comparables.
4 Abbott, K. W., Genschel, P., Snidal D. et Zangl, B. (éd.) (2015). International Organizations as Orchestrators, Cambridge, Cambridge University Press.
5 Il s’agit d’un salaire qui, malgré l’emploi à temps plein, ne permet pas de mener une vie décente selon des critères donnés.
6 Parmi les interviewés figuraient notamment Marks & Spencer, H&M, Next, Oxfam, IndustriALL Global Union, KPMG Europe et ShareAction.
7 Une des marques à avoir été associée au désastre était C&A, sans que cette dernière n’ait produit de vêtements dans l’usine en question.
8 Le prix free on board est le prix effectif du bien, à l’exclusion des coûts, des frais d’assurance et de transport, c’est-à-dire le point où la responsabilité passe du producteur à l’agent de transport
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