Le social et l’écologie : les deux faces d’une même médaille
Tel fut en décembre 2019 le titre d’une conférence commune de la Chambre des salariés (CSL) et du Mouvement écologique (Méco) au sujet d’une réforme fiscale durable. A noter l’absence d’un point d’interrogation à la fin de ce titre, ce qui signale son caractère affirmatif.
A travers d’autres conférences et entrevues relatives à ce sujet, à savoir la conciliation d’objectifs sociaux et environnementaux, il semble qu’un consensus relativement large s’est dégagé au Luxembourg pour dire qu’une réorientation écologique de la politique économique, budgétaire et fiscale ne doit pas se faire au détriment de la cause sociale. L’expérience française des gilets jaunes a peut-être apporté sa pierre à l’édifice.
Evidemment, la question de la conciliation des objectifs écologiques et sociaux d’une société peut donner lieu à des frictions, et les organisations et institutions défendant les intérêts des salariés ont la cause sociale dans leur ADN. Il est toutefois aussi clair que l’ignorance de la nécessité d’un changement de paradigme en ce qui concerne nos modes de consommation et de production engendrera de nouvelles inégalités sociales. Pour Lucas Chancel, « les données chiffrées sont sans appel : au Nord comme au Sud, les plus riches sont les principaux pollueurs, tandis que les plus modestes sont davantage exposés aux risques et plus vulnérables face aux dégâts occasionnés. C’est pourquoi la question de la justice sociale doit être mise au cœur des politiques de développement durable1 ».
Adrien Thomas et Nadja Dörflinger identifient trois stratégies2 pour les organisations syndicales face à la décarbonisation : opposition, hedging, support. Les organisations syndicales luxembourgeoises prennent leur responsabilité et soutiennent les politiques menées au niveau européen et national.
Ainsi, dans une note3 sur le Plan national intégré en matière d’énergie (PNEC), les organisations syndicales représentées à la CSL4 ont approuvé à l’unanimité les objectifs écologiques fixés, tout en insistant sur la justice sociale, puisque « notre Chambre tient à mettre en avance qu’elle est absolument consciente de la crise climatique imminente qui menace notre civilisation et que, par conséquent, elle souscrit pleinement à une décarbonisation accélérée de notre société. Ainsi, la CSL salue les objectifs écologiques ambitieux fixés par le PNEC et ceci d’autant plus que les objectifs reflètent les conclusions d’études scientifiques de multiples institutions, dont, notamment, le Intergovernmental panel on climate change (IPCC). […] Aux yeux de la CSL, l’écologie et la justice sociale sont deux volets indissociables. Afin de réussir dans la lutte contre le réchauffement climatique et afin de réaliser les objectifs ambitieux en matière écologique tels qu’ils sont fixés par le PNEC, il est fortement important de mobiliser l’intégralité de la société et d’avoir le soutien du plus grand nombre de citoyens. Par conséquent, toute mesure politique qui risque de provoquer une injustice sociale et d’augmenter les inégalités – qui sont d’ailleurs déjà bien développées et en hausse continue depuis des années – est un obstacle à la réalisation des objectifs et doit être évitée à tout prix ».
Le social, l’écologique et l’économique
Il convient de rappeler dans ce contexte que la définition du développement durable repose sur trois piliers équivalents –
le social, l’écologique et l’économique – et que les deux premiers ont été négligés au Luxembourg par rapport au troisième au cours des dernières décennies.
La mise en œuvre de ce triptyque doit se faire dans le cadre du dialogue social pour garantir une transition écologique tenant compte des considérations sociales des organisations syndicales. A ce niveau, l’initiative récente du gouvernement visant à mettre en place une taxe CO2 n’a pas respecté la tradition luxembourgeoise de discussion préalable des mesures de compensation sociale envisagées. Les mesures prévues sont d’ailleurs largement insuffisantes5 ; une autre revendication des représentants des salariés de longue date, celle de rendre les aides à la rénovation durable plus ciblées moyennant l’introduction de critères sociaux, n’a pas non plus été prise en considération jusqu’à présent.
Ainsi, on voit l’approche des représentants des salariés qui approuvent quant au principe des mesures visant à la transition écologique (accord de principe à la taxe CO2 pourtant régressive et aux aides aux ménages pour la rénovation énergétique), tout en dénonçant fortement la prise en compte insuffisante des considérations sociales du gouvernement dans ce contexte, ce qui risque in fine de rendre ces mesures moins efficientes.
De manière générale, dans un article intitulé « Avoiding a climate lockdown », l’économiste Mariana Mazzucato estime que pour faire face à la crise climatique, liée à celle des systèmes de santé publique et à la crise économique, il faut entre autres réorienter la gouvernance d’entreprises vers un modèle qui serait plus stakeholder-driven que shareholder-driven, en renforçant l’implication de la société civile et notamment des organisations syndicales dans cette gouvernance6.
En ce qui concerne la question de la croissance économique, elle est indéniablement centrale dans le débat sur la transition écologique, mais aussi dans celui sur les inégalités sociales. La récession économique violente au premier semestre 2020 a eu un impact social néfaste en termes de chômage et d’inégalités.
Une croissance moindre, voire négative à moyen terme pose inévitablement de manière plus accentuée encore la question de l’emploi, mais aussi celle de la répartition primaire et secondaire de la richesse produite. Se pose également la question d’un système fiscal plus juste, notamment au niveau de l’imposition du patrimoine (largement défiscalisé au Luxembourg) pour contribuer à financer la transition écologique et la création de nouveaux emplois, et pour rééquilibrer les effets sociaux négatifs potentiels d’une telle transition.
Pour Antoine de Ravignan, les scénarios internationaux de décarbonisation de l’économie pour respecter la barre des 2 °C reposent en bonne partie sur des technologies déjà disponibles, dont le « déploiement trop lent n’est pas un problème technique ou de manque d’argent. C’est un problème politique d’allocation des richesses7 ». Les règles budgétaires européennes peuvent aussi constituer un frein à la réalisation des investissements nécessaires à la transition écologique, raison pour laquelle les investissements publics devraient être exclus du calcul du déficit budgétaire utilisé pour vérifier la conformité des finances publiques auxdites règles.
Une réduction généralisée de la durée du travail ainsi qu’un droit au télétravail partiel dans les métiers où cela est possible constituent également des revendications syndicales permettant de concilier objectifs sociaux et écologiques.
Que la croissance économique doive devenir plus qualitative pour permettre la réalisation des objectifs écologiques annoncés est indispensable ; encore faut-il trouver une définition, voire un instrument de mesure adapté.
Une croissance plus qualitative
La pertinence du PIB dans ce contexte a été posée dans le cadre d’un avis du Conseil économique et social (CES) du Luxembourg8, en citant les « malentendus dans les attentes adressées au PIB ». L’« indicateur phare, voire fétiche de la performance et la richesse économique globale d’un pays […] est avant tout un indicateur quantitatif » et non pas « un instrument de mesure du développement social et durable d’une nation ».
Il convient donc de mettre plus en vitrine d’autres indicateurs, notamment le PIBien-être, élaboré régulièrement au Luxembourg et ceci également sur base d’un avis du CES9. Le Luxembourg Index of Well-Being (LIW), indicateur composite élaboré par le Statec sur base d’une liste restreinte d’indicateurs du PIBien-être, montre d’ailleurs dans sa plus récente version10 un décalage énorme entre l’évolution du PIB, c’est-à-dire de la croissance économique, et du LIW, qui comprend notamment des indicateurs mesurant les performances sociales et écologiques : si le PIB a augmenté de 29,3 % depuis 2010, le LIW a quasi stagné, avec une toute légère progression de 1 % sur la même période.
Une croissance plus qualitative pose évidemment aussi la question des normes sociales et environnementales qui encadrent les processus de production. Les organisations syndicales sont partisanes de normes élevées et se prononcent dans ce contexte également pour des mesures au niveau européen visant à protéger les entreprises et leurs salariés contre la concurrence déloyale de pays tiers. Une refonte de la politique commerciale européenne s’impose dans ce contexte. Faut-il rappeler que les organisations syndicales se trouvaient en première ligne lors des manifestations contre les TTIP, CETA et compagnie ?
Florence Jany-Catrice et Dominique Méda estiment qu’une rupture des règles comptables, les conventions et les règles de gouvernance des entreprises s’impose pour orienter la production non pas vers un surcroît de quantité de biens et de services produits, mais vers une amélioration de la qualité et de la durabilité de ceux-ci. Pour les deux auteures, « seule la constitution d’une véritable alliance entre salariés, consommateurs et associations écologistes autour d’une cause commune, et tout particulièrement autour de la qualité (de l’emploi et des produits), est susceptible d’être porteuse des profonds changements exigés par la situation ».
- Lucas CHANCEL, Insoutenables inégalités : pour une justice sociale et environnementale, Paris, Les petits matins, 2017.
- Adrien THOMAS et Nadja DÖRFLINGER, « Trade unions and climate change: the jobs-versus-environment dilemma », dans Social Europe, 12 novembre 2020. Cf. également la contribution d’Adrien Thomas dans ce numéro.
- https://www.csl.lu/fr/prises-de-position/prises-de-position (toutes les pages Internet auxquelles est fait référence dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 8 décembre 2020).
- OGBL, LCGB, ALEBA, FNCTTFEL, Syprolux.
- Cf. à cet égard l’avis de la CSL sur le projet de budget de l’Etat pour l’exercice 2021 : https://www.csl.lu/fr/avis-legislation/courants/2020.
- Mariana MAZZUCATO, « Avoiding a climate lockdown », dans Social Europe, 30 septembre 2020.
- Antoine DE RAVIGNAN, « La décroissance, planche de salut de la planète ? », dans Alternatives économiques, 1er octobre 2020.
- CES, « Volatilité et fiabilité des données macroéconomiques », dans Evolution économique, sociale et financière du pays 2019 : https://ces.public.lu/dam-assets/fr/avis/avis-annuels/avis-annuel-2020.pdf
- Cf. deux avis communs CES/CSDD élaborés en 2013.
- Statec, Rapport PIBien-être : https://ces.public.lu/dam-assets/fr/avis/avis-annuels/avis-annuel-2020.pdf
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