Les voyages à sac à dos dans des pays plus ou moins lointains sont aujourd’hui plus prisés que jamais. Nombreux sont les jeunes qui, souvent après leur bac ou leurs études universitaires, décident de partir à la découverte du monde. Cette initiative, certainement louable, a le potentiel d’apporter énormément à une jeune personne, car l’exposition à des cultures et des contextes divers peut nous apprendre beaucoup sur la diversité du monde dans lequel nous vivons.
Les backpackers, ces routards à sac à dos de grandes marques d’équipement de sport produits souvent dans leurs pays de destination, sont devenus très tendance parmi les touristes en Asie du Sud-Est. Ceci est constaté notamment au Laos, où le nombre de touristes a doublé en cinq ans, passant de 2 à 4 millions de visiteurs par an, dans un pays qui compte 6 millions d’habitants. Il s’agit de personnes désireuses de voir plus que l’environnement dans lequel elles ont grandi et qui les accueillera à nouveau quelques semaines ou quelques mois plus tard. Comme les voyages lointains à standard réduit ne sont pas l’affaire de tous, ce type de voyage est perçu comme un geste alternatif et courageux, témoignant de l’ouverture d’esprit du voyageur. Mais à quel point est-ce vraiment le cas?
Les backpackers seront fiers de partager leurs photos et des extraits décrivant leurs expériences les plus exotiques sur les médias sociaux, montrant ainsi à quel point l’endroit où ils se trouvent est différent de leur environnement habituel. Leurs connaissances vont facilement reconnaître qu’il s’agit d’un pays réellement exotique, et certaines recommanderont peut-être même à leurs amis bourlingueurs de prendre garde à eux. Tout cela participe d’une projection individualiste de soi.
Douche chaude, bières et burgers
En Asie du Sud-Est, à cause de la forte demande pour un tourisme bon marché, des soi-disant ghettos
pour backpackers se développent à peu près dans toutes les destinations recommandées par les guides touristiques. En regardant de plus près ces quartiers dédiés aux voyageurs, on peut se poser la question de savoir à quel point ces derniers recherchent une expérience authentique. Du quartier de Khao San à Bangkok, au minuscule marché de nuit de Luang Namtha au nord du Laos, ces endroits sont dédiés à satisfaire les désirs des voyageurs. Ils offrent des lits bon marché ainsi que des services et des produits populaires parmi les backpackers, mais pas nécessairement connus pour leur authenticité locale. Des plaques de rue essaient d’attirer l’attention des voyageurs en promettant accès à Internet sans fil, une douche chaude, de la climatisation, un espresso, des pancakes, du yoga, des bières, burgers et pizzas, ainsi que d’autres commodités du premier monde.
Les auberges, restaurants et autres studios de yoga y sont souvent gérés par des étrangers, anciens backpackers, qui ont décidé de s’établir dans des pays lointains et d’utiliser cette niche pour installer leur commerce. Leurs établissements ont de plus fortes chances de survie que les petites entreprises gérées par des locaux, car les propriétaires savent ce que recherchent les backpackers. La population locale ne profite donc souvent que peu de ce genre de tourisme. Bien plus qu’une niche économique, les habits et autres produits vendus sur les marchés touristiques de nuit à travers l’Asie du Sud-Est sont en grande partie produits de manière industrielle, tout en rajoutant une petite touche authentique ou alternative. Leurs bas prix sont appréciés par les backpackers. Dans ce sens, ce secteur touristique participe pleinement de la globalisation économique. Les routards ramènent chez eux des souvenirs produits aux goûts de leur groupe social, mais sans authenticité locale, et dont l’achat profite surtout au marché industriel.
Les voyageurs, partis pour explorer des pays lointains, se retrouvent à partager leurs histoires et petites aventures journalières avec des semblables venus de régions développées comme l’Australie, l’Amérique du Nord, le Japon, la Corée du Sud, ou bien des élites anglophones de pays en voie de développement. Les discussions entre jeunes backpackers aboutissent la plupart du temps à des généralisations et des stéréotypes sur la population locale, qui est comparée à ce qu’ils considèrent comme «normal», c’est-à-dire aux modes des classes moyennes occidentales. Nombreux sont ceux qui se plaignent que beaucoup de Laotiens ne parlent pas l’anglais, alors que selon eux, cela devrait «quand même être normal». Ils essaient donc de connaître l’autre, sans se défaire du contexte dans lequel ils ont grandi, et dans lequel leur manière de se comporter et de s’exprimer est comprise, s’exposant par conséquence peu à des expériences culturelles riches en dehors de leur cadre de référence normatif globalisé et occidentalisé.
Un choc culturel synonyme de déception
Un exemple extrême de ce décalage entre ce qui est perçu comme liberté par les backpackers et la vie locale laotienne est le village de Vang Vieng, à 150 kilometres au nord de la capitale Vientiane. Située le long de la rivière Nam Song, avec une vue magnifique sur des formations karstiques et une vallée entourée de villages ethniques divers, Vang Vieng aurait pu devenir cet endroit rêvé pour aller à la rencontre des populations locales. Cela ne s’est pas produit. Les backpackers sont davantage intéressés à profiter du bas prix de l’alcool ainsi que du non-
respect des régulations sur les drogues pour se défoncer et se défouler sans gêne. La culture locale est largement bafouée. Cris forts, corps dénudés et proximité corporelle ne sont pas compatibles avec un contexte dans lequel les gens ont tendance à parler bas, couvrir leurs membres et ne pas se toucher aisément, pour seulement donner quelques exemples. Malheureusement, les locaux sont en quelque sorte forcés de satisfaire les désirs des backpackers, dont la présence leur garantit un important revenu. Les voyageurs profitent donc de la pauvreté de la population locale pour se sentir libres de faire ce qui est interdit chez eux. Sans comprendre que leur comportement est inacceptable, ils concluent que les Laotiens sont vraiment «relax, détendus et chaleureux» ou Bor pen gnang, qui peut se traduire comme «pas de soucis».
Cette différence normative est aussi ressentie et vécue par les Laotiens, qui aujourd’hui utilisent une expression bien particulière pour décrire la manière d’agir des backpackers qu’ils n’arrivent pas à cerner. Les backpackers sont catégorisés Falang ki nok, ce qui veut dire à peu près un «étranger qui s’est fait déféquer sur la tête par un oiseau». Ceci désigne les voyageurs aux manières de faire différentes des leurs, exposant leur peau et habillés de vêtements délabrés, et qui ne font pas d’effort visible pour s’adapter.
Comment éviter les jugements ?
Les jugements sur les populations lointaines sont nombreux et participent largement à la formation de stéréotypes. Un voyageur que j’ai rencontré récemment s’indignait du fait que les Laotiens ne comprenaient pas le concept d’autostop et que le chauffeur lui ait demandé de l’argent à l’arrivée. Il aurait eu raison de réaliser que, en l’absence de transports publics à l’extérieur des villes, les transports s’organisent nécessairement de manière privée et que des gens gagnent leur vie en prenant des autostoppeurs.
Il ne s’agit pas de s’attaquer aux routards. Le voyage peut être une expérience bénéfique au voyageur ainsi qu’aux populations des pays de destination. Loin de moi l’idée de dire qu’il faut cesser de voyager ou même de vouloir suggérer que tous les backpackers relèvent de cette catégorie.
Il s’agit de comprendre que seul le fait d’acheter un billet de voyage et un sac à dos, et de vouloir voir un maximum en payant un minimum n’est pas syno-
nyme d’ouverture. Au contraire, cela participe largement du contexte global dans lequel certains peuvent se permettre de voyager, et d’autres sont limités à devoir subvenir à leurs besoins. Pour vivre une expérience enrichissante, il faut d’abord être conscient de cela.
Mais ce n’est pas tout. Pour vraiment commencer à comprendre une autre culture, on ne peut pas continuer à utiliser uniquement notre cadre normatif comme référence principale pour interpréter le monde. Il s’agit de reconnaître que les croyances et les activités mentales d’un individu sont relatives à la culture à laquelle il appartient. Sans reconnaître que notre socialisation détermine notre jugement, nos goûts et notre perception, on peut avoir tendance à confondre nos propres valeurs avec des valeurs universelles.
Il faut se défaire de cette approche ethnocentriste, qui mène par exemple les voyageurs à conclure que les Laotiens ne se font pas trop de soucis et sont relax lorsqu’ils ne se plaignent pas de leur comportement, finalement très inapproprié.
Les backpackers doivent réaliser que leur voyage s’accompagne nécessairement d’un échange entre cultures, échange que les gens qu’ils rencontrent n’ont pas forcément demandé et dont eux-mêmes sont les acteurs. Celui-ci peut résulter dans le rejet ou le jugement, en s’opposant et en se comparant sans cesse à ce qui est «autre». Le voyage, s’il est accompagné d’une dose d’ouverture, de volonté de comprendre, et donc de relativisme culturel, peut largement contribuer à un meilleur échange entre les citoyens du monde et même à une mondialisation plus juste qui n’applique pas les modèles occidentaux sans réflexion dans des contextes où ils ne sont pas pertinents. Il s’agit de s’ouvrir pleinement aux expériences nouvelles, d’avoir un vrai échange basé sur le respect et l’égalité, d’apprendre et de comprendre ce qui est «autre». u
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