Les cinq degrés du nexus sécuritaire/humanitaire

Indéniablement, la politique dite humanitaire est à double tranchant. Elle représente, d’une part, les valeurs humanistes de la dignité et des droits humains sous forme d’aide à des personnes en détresse. Elle inclut, d’autre part, dans son application pratique des manipulations de langage et de logique visant à justifier des politiques agressives, notamment en vue de permettre d’ignorer la souveraineté des Etats, à la base du droit international depuis les traités de Westphalie de 1648, par recours à des valeurs universelles (tels les droits humains). Les discours cherchant à légitimer la participation allemande dans l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie ou les guerres américaines en Iraq cons­tituent des exemples notoires de cette instrumentalisation martiale de l’idéal humanitaire.

Comme le préciseront les paragraphes suivants, l’appréciation de la nature de l’humanitaire et de ses relations avec les domaines du développement et du sécuritaire est plus difficile dans la pratique quotidienne que dans les cas donnés de guerres d’agression. Cependant, on détaillera ces relations sous forme de cinq degrés d’un nexus sécuritaire/humanitaire qui est à la base d’une realpolitik du développement, dans laquelle les intérêts nationaux perçus l’emportent sur toute considération purement humanitaire. 

1) L’action antihumanitaire

Le premier degré du nexus sécuritaire/humanitaire décrit un ensemble d’actions niant avec succès les droits humains des migrant·es sur la base des droits sécuritaires affirmés des Etats et de leurs populations. Cette action, que l’on peut qualifier d’antihumanitaire, représente le nexus sécuritaire/humanitaire sous sa forme la plus hostile. Au centre de ce dispositif se trouvent des institutions militaires et paramilitaires, étatiques ou privées, souvent soutenues par des gouvernements : l’OTAN, Frontex, les garde-côtes et des milices en sont les plus importantes. Sa logique discursive consiste à nier, dissimuler et procéder à des acrobaties juridiques, surtout lorsqu’il s’agit de délimiter une région frontalière, de définir les règles et responsabilités qui s’y appliquent et de déterminer qui peut être au-dessus de ces règles. La nature de son antihumanisme peut se résumer dans le titre du Guardian du 5 mai 2021 : « Les refoulements illégaux de l’UE ont causé la mort de 2 000 réfugiés ».

Ainsi, l’action antihumanitaire n’existe pas seulement à différents degrés pratiques (percuter un navire rempli de migrant·es ou blesser physiquement les migrant·es aux passages de frontières), mais également dans la banalité d’un discours et d’une administration diaboliques : fournir les fonds nécessaires ; négocier des contrats pour privatiser ou externaliser la violence sécuritaire ; sous-traiter l’action antihumanitaire à des entreprises privées et à des pays hors de l’Union européenne, tels que la Turquie ou différents pays africains.

Cette action antihumanitaire administrative (ou structurelle) facilite aussi les exactions, détentions et expulsions de migrant·es dans des espaces de transition juridiques hybrides, tels des centres de détention sur le territoire, mais pas entiè­rement sous la juridiction nationale, par exemple dans un port ou un aéroport.

Au-delà des simples violences policières aux frontières, l’administration publique, la diplomatie et le gouvernement développent donc constamment un ensemble structurel mortel qui redéfinit en permanence les frontières, les territoires et les personnes à protéger ou desquelles se débarrasser.

2) L’obstruction et la criminalisation

Alors que le premier degré du nexus humanitaire/sécuritaire exclut les acteurs humanitaires au sens étroit au profit d’acteurs (para-)militaires, le second degré représente un premier domaine de lutte entre les pôles sécuritaire et humanitaire.

Un cas exemplaire se trouve en région méditerranéenne avec la criminalisation des missions maritimes de recherche et de sauvetage (Sea-Watch, Ocean Viking, etc.), la fermeture des ports aux bateaux transportant des migrant·es secouru·es et la persécution publique de toute forme de solidarité envers ces personnes.

Alors que le premier degré – l’action antihumanitaire – tolère que des gens disparaissent littéralement au fond de la mer, ceci n’est plus possible avec le deuxième degré du nexus, où le domaine public de la société et de l’engagement civil entre en jeu. Dans ce cas, au lieu de nier toute violation des droits humains, la dimension sécuritaire est mobilisée pour la légitimer, en faisant passer les migrant·es et ceux qui les aident pour des criminels, donc pour des personnes qui par leurs actions et leur volonté ont perdu leurs droits. Alors que des termes tels que « migrant·es illégaux/illégales » communiquent l’idée d’une existence criminelle basée sur le simple fait d’une migration irrégulière, des accusations plus fortes sont également mises en avant par des acteurs sécuritaires, allant de la traite des personnes ou du terrorisme à la création d’insécurités biologiques (propagation de pandémies, etc.).

3) La substitution

Le troisième degré du nexus est la substitution de l’humanitaire par le sécuritaire, au sens littéral (infrastructures, ressources) et figuré (description publique de l’action sécuritaire comme étant humanitaire).

Les camps de réfugié·es et les centres d’accueil pour migrant·es, conçus pour contrôler la foule et limiter la mobilité, illustrent ces deux formes de substitution, souvent mises en place par l’Etat ou les acteurs supranationaux (ONU, etc.) et quadrillées par des acteurs du secteur public (police, armée, services postaux), semi-public (ONG) et privé (entreprises de sécurité, services de téléphonie mobile).

Un parfait exemple du remplacement de l’humanitaire par le sécuritaire ? La description de l’armée comme une institution humanitaire : c’est la représentation des garde-côtes espagnols ou celle des Casques bleus de l’ONU en « héros humanitaires », avec leur autorisation limitée à utiliser la force et leur « dévouement » à construire des sociétés au lieu de les dé­truire. A l’instar de ces soldats portant des sacs de sable pour lutter contre les inondations dans leur pays d’origine, le personnel (para)militaire des contextes humanitaires est souvent dépeint comme une sorte d’expert civil logistique ou médical, et non comme l’incarnation de la violence d’Etat.

Autre exemple : la présence des forces antiterroristes françaises en Afrique de l’Ouest est souvent présentée comme un moyen de développement de la région, en assurant une stabilité socioéconomique dou­blée d’une action humanitaire contre le nettoyage ethnique. Toutefois, elle s’inscrit dans la continuité de l’histoire coloniale et se concentre aussi, de manière frappante, dans les régions très importantes pour les industries françaises (par exemple les mines d’uranium au Mali et au Niger).

Dans ce troisième degré, on trouve également des stratégies d’aide au développement qui, en réalité, financent et développent les pays « donateurs ». Comment ? En distribuant des contrats et en réallouant des fonds aux entreprises et organisations nationales qui agissent ensuite dans les pays « à développer » ; en utilisant l’aide au développement pour transformer l’excédent de matériels en symboles de solidarité internationale (tel l’exemple honteux de l’Union soviétique envoyant des chasse-neige en Guinée) ; ou en prenant le pouvoir sur des pays à l’aide d’un système de dettes international, de programmes d’ajustement structurel ou via les ONG, comme en Haïti. 

Envers cette dernière démarche de sub­stitution, citons Frédéric Thomas, chargé d’études au Centre tricontinental (CETRI) à Louvain-la-Neuve : « Des 2,4 milliards de dollars rassemblés par l’ONU à la suite du séisme de 2010 en Haïti, les organisations non gouvernementales (locales) et le gouvernement haïtien ne reçurent, de façon directe, qu’une part infime, respectivement 0,4% et 1% […] les États du Nord finançant d’abord leurs projets à travers leurs ONG. […] l’humanitaire tend à devenir le nom caché du politique : la politique institutionnelle ne dit plus son nom et emprunte cette voie, autrement plus séduisante et légitime, pour compenser son inaction ou, au contraire, pour catalyser son action. »

4) La collaboration

Dans le quatrième degré du nexus sécuritaire/humanitaire, des informations sont collectées ou des actions entreprises dans le but explicite de diffuser les résultats à des acteurs sécuritaires. Même si les activistes et employé·es du secteur humanitaire acceptent souvent à contrecœur leur dépendance (forcée) du dispositif sécuritaire et cherchent à en « protéger » les migrant·es, la collaboration à travers le nexus peut englober la circulation du « personnel, savoir-faire et res­sources ». Ce fut le cas, entre autres, pour les informations recueillies lors d’entretiens menés par la Croix-Rouge avec les garde-côtes des Canaries ou pour l’utilisation d’infrastructures humanitaires, comme l’usage d’un hélicoptère de Luxembourg Air Rescue pour surveiller la Méditerranée dans le cadre de missions de la part de Frontex.

5) La fusion

Le cinquième degré du nexus sécuritaire/humanitaire marque l’endroit où l’aide humanitaire est directement utilisée à des fins sécuritaires. Cela peut être observé de différentes manières : par exemple dans le discours prônant l’aide au développement pour empêcher les migrations ou dans des « contrôles des migrations humanitaires ».

En résumé, il s’agit d’une aide au développement qui épouse toute action de réduction des facteurs d’attraction des migrations. Cela comprend la violence sécuritaire, décrite comme humanitaire, pour empêcher les migrant·es de partir au large sur des bateaux dangereux ou d’étouffer à l’arrière de camions sur des autoroutes européennes. Mais aussi les activités et fonds désignés comme de l’aide au développement dans le cadre de mesures « stabilisatrices » de sécurité (telle l’abjecte assistance états-unienne en Afghanistan, Israël et Jordanie ou comme les larges sommes versées, directement ou indirectement, à l’armée égyptienne).

Conclusion

Cinq degrés du nexus sécuritaire/humanitaire ont été définis ci-dessus, allant d’une action antihumanitaire directe et souvent mortelle à des politiques structurelles aux effets sécuritaires « indirects », menées à travers une aide au développement et une assistance humanitaire, souvent caractérisées par des mesures de « stabilisation » politiques, militaires et économiques. 

Dans chaque cas évoqué, l’humanitaire et le sécuritaire sont entremêlés et non fortuits. Bien qu’il ne semble pas totalement faux de placer le projet de prestige le plus désintéressé, dirigé par un Etat, dans une stratégie générale d’accumulation de capital symbolique et de soft power, notre analyse ne cherche pas à suggérer que toute action humanitaire serait sécuritaire. Le point à retenir ici n’est pas de rejeter le domaine de l’action humanitaire, mais plutôt de souligner qu’il existe un nexus sécuritaire/humanitaire dont les modes de perception et d’action (re)produisent tous les deux une realpolitik du développement souvent nationaliste et structurellement raciste. Cela signifie qu’il ne faut pas seulement chercher à identifier les transgressions individuelles contre les migrant·es ou proposer de rééquilibrer les budgets militaires et humanitaires, mais il faut travailler pour comprendre comment des logiques sécuritaires, largement milita­ristes, se répandent même dans une « assistance » offerte au nom de la solidarité internationale et des droits humains.

Il reste certain que pour briser le nexus sécuritaire/humanitaire, il faut en finir avec ce que la chercheuse en relations internationales Anne Hammerstad a ap­pelé la « sécurisation des migrations ». Si la sécurisation fait bien référence à la façon dont les « immigrés, demandeurs d’asile et réfugiés » sont représentés comme des « me­naces à la cohésion communautaire », alors la désécurisation des migrations et la déconstruction de l’Etat-nation qui en dépend sont nécessaires à la déconstruction du nexus sécuritaire/humanitaire. 

Même dans des contextes de micro-Etat comme le Luxembourg, un tel projet nécessite une analyse de l’implication natio­naliste (matériaux, services, fonds, idéologie) à travers les cinq degrés du nexus. La critique succincte de toute logique d’Etat ou de capital, de violence et de racisme structurel, doit aussi impliquer la construction d’une action citoyenne. Basée sur de larges coalitions, celle-ci doit comprendre des analyses universitaires engagées et des actions de solidarité active dans des groupes dont la composition interne neutralise les logiques nationales militaires de construction du communautaire et de sécurité. L’engagement dans la désécurisation des migrations et la destruction des frontières en Europe doit donc être plus qu’une simple critique. Il faut développer et commencer à mettre en place des vi­sions de convivialité radicalement différentes de celles de la nation. 

 

D’après le texte original de Sebastian Weier, The Five Degrees of the Securitarian/Humanitarian Nexus, traduit et résumé par Antónia Ganeto pour Finkapé dans le cadre du groupe de travail « Migration et développement » du Cercle de coopération des ONGD de développement.

Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.

Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!

Spenden QR Code