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Les combattants pour l’information
Quand le journaliste devient témoin et victime de l’Histoire
Depuis le début de l’année 2017, 401 journalistes ont perdu la vie dans l’exercice de leur métier, la plupart abattus de coups de feu. Les correspondants, et notamment ceux couvrant les conflits armés, se voient désormais exposés à un nombre croissant de menaces intentionnelles, qui s’ajoutent aux hasards évidents liés à la présence au cœur d’une zone de conflit. «Victimes collatérales» par le passé, ils sont devenus une cible privilégiée et le libre exercice de la profession est en danger.
Dans le cadre de l’analyse du contexte sécuritaire du travail du correspondant au fil des guerres actuelles et passées, un facteur s’avère particulièrement intéressant à explorer, à savoir la relation – souvent conflictuelle- entre journalistes et militaires. Cohabitant dans un même théâtre d’opérations, les deux camps peuvent se retrouver dans des rôles antagonistes: journalistes, soucieux de dévoiler l’information de pertinence publique au nom de la liberté de presse, et militaires, le cas échéant déterminés à la contrôler au nom de la sécurité.
L’encadrement, voire la tutelle militaire -tantôt danger pour l’intégrité professionnelle et l’objectivité journalistique, tantôt garant de protection et d’accès au terrain- a un impact non négligeable sur les activités des journalistes et par conséquent sur les informations qui nous parviennent des zones de conflit.
Plus de 150 ans de journalisme de guerre
La Guerre de Crimée (1854-1856) est la première guerre à avoir été couverte par un correspondant – William Howard Russell pour le London Time – au sens où nous l’entendons aujourd’hui. Ce n’est pas un hasard que le reportage de guerre débute ici: c’est à cette époque qu’apparaissent la photographie, le télégraphe et le bateau à vapeur qui fait parvenir les articles et les photographies des correspondants à la rédaction. Les temps d’exposition sont encore longs et ne permettent que des prises de vue d’éléments statiques, voilà pourquoi les premières photographies de guerre montrent surtout des portraits de soldats et des vues de villages détruits2. Les photographes ne s’aventurent pas sur les champs de bataille jusqu’à la Première Guerre mondiale (1914-1918).
À partir de 1915, les armées organisent le transport des reporters jusqu’au front. Plusieurs centaines de journalistes seront accrédités3 -aucun ne sera tué-, équipés d’uniformes d’officier4, logés, mais également censurés5. Le contrôle des journalistes par l’armée est total, leurs écrits sont validés avant publication, et ceux qui essaient de révéler ce qui va à l’encontre de la gloire militaire perdent leur accréditation. Edward Steichen, que l’on connaît aujourd’hui surtout pour son exposition «The Family of Man» et ses messages de pacifisme et d’humanisme, est nommé lieutenant de la division photographique des forces expéditionnaires américaines.
L’innovation technologique entre les deux guerres sera déterminante pour l’évolution du reportage de guerre. Une nouvelle caméra vient en effet révolutionner l’histoire de la photographie: la Leica I. Ce petit boîtier robuste, pesant à peine 500 grammes, fonctionnant avec des pellicules facilement maniables de 35 mm, offre une liberté inédite aux reporters. Les premières prises de vue de combats apparaissent; reporters et combattants se rapprochent de plus en plus. Les journalistes gagnent en flexibilité, mais aussi en vulnérabilité.
Lors de la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945), l’accès aux terrains de combats et à l’information est à nouveau strictement réglementé et les journalistes sont une nouvelle fois intégrés aux unités militaires.
Plus de 15000 correspondants, dont Henri Nannen, futur rédacteur en chef du Stern, et Ernst Rowohlt, fondateur de la maison d’éditions Rowohlt Verlag, sont engagés dans les Propagandakompanien, unités militaires de la Wehrmacht6. Ils sont armés et se retrouvent au plus près des combats.
Pareil du côté des alliés où quelque 3000 reporters sont intégrés aux armées7. Edward Steichen rejoint à nouveau l’armée américaine et y dirige l’unité photographique de l’aviation navale qui documente les combats dans le Pacifique.
Robert Capa (de son vrai nom Endre Friedmann), plus tard co-fondateur de l’agence Magnum avant d’être tué en 1954 par une mine en couvrant la guerre d’Indochine, accompagne ainsi la première division d’infanterie de l’armée américaine lors du Débarquement et arrive sur la plage d’Omaha Beach avec la première vague d’assaut. Pendant plus de 6 heures de combat, il prend plus de 119 photos (desquelles ne subsistent que 11 prises valables, suite à une erreur de manipulation lors du développement des pellicules !).
Comme dans la Première Guerre mondiale, les copies sont nécessairement soumises à la censure militaire avant publication. A la fin de la guerre, 37 envoyés spéciaux américains auront trouvé la mort8.
La proximité entre journalistes et soldats est interrompue pendant la guerre de Corée (1950-1953). Des articles critiques à l’égard de l’armée ont en effet provoqué une rupture de la communication entre les 270 journalistes sur le terrain et les militaires9. Cette absence de communication rend le travail des journalistes encore plus périlleux; il leur arrive de se retrouver au milieu d’un combat duquel ils n’ont pas été avertis10. 18 journalistes perdent la vie11.
Lors de la guerre du Vietnam (1954-1975), 737 envoyés spéciaux sont accrédités dont 45 vont mourir12. Avec l’absence de censure et la liberté totale de déplacement des journalistes, ce conflit marque un nouveau tournant dans l’histoire du journalisme de guerre. Un code d’honneur entre militaires et médias régit leur relation et l’usage des renseignements militaires. Ils sont pour la plupart inexpérimentés en raison de leur jeune âge, et s’identifient avec les soldats, du même âge qu’eux13. L’armée américaine confère aux journalistes incorporés dans ses troupes le rang symbolique de major. Léon Nilles (1922-2006), e.a. rédacteur en chef puis directeur de la Revue (1961-1985), est le seul journaliste luxembourgeois à avoir couvert la guerre du Vietnam.
Première guerre télévisée et photographiée en couleur, l’opinion publique, qui était au départ favorable à l’intervention américaine, bascule avec la diffusion d’images vives montrant l’horreur et l’absurdité de la guerre. Les médias se voient exposés au reproche d’avoir contribué à la défaite américaine et la politique médiatique du Pentagone changera radicalement. Le libre accès au cœur des conflits avec implication des Etats-Unis ne sera dorénavant plus possible sans contrôle ou du moins menace militaire.
La censure et l’encadrement militaire sont ainsi réinstaurés lors des guerres consécutives du Golfe et de Yougoslavie. Dans une tentative d’émancipation par rapport au militaire, des médias intentent trois procès contre l’accès règlementé à la zone de guerre et contre l’interdiction de prendre des images de soldats blessés lors de la guerre d’Irak, où 64% des reporters de la presse écrite étaient embarqués avec les troupes14, procès qui sont par la suite rejetés par les tribunaux15. 5 envoyés spéciaux décèdent dans la deuxième Guerre du Golfe et 30 dans les conflits du Balkan. Lors de la guerre d’Afghanistan (2001-2014), le Pentagone interdit totalement l’accès aux terrains de combat à toute la presse pendant les six premières semaines de l’offensive16. Tout au long de cette guerre, un nombre considérable de journalistes étrangers sont capturés par des combattants talibans, 13 journalistes sont tués17. En 2009, Hervé Guesquière et Stéphane Taponier de France Télévisions, embarqués avec l’armée française avec leur accompagnateur local, sont enlevés par des talibans, à quelques kilomètres d’une des bases françaises, où ils s’étaient rendus sans prévenir les autorités militaires. Ils restent 18 mois en captivité. Après leur libération, ils se voient confrontés à de vifs reproches de la part du président de la République Nicolas Sarkozy et le secrétaire général de l’Elysée Claude Guénant qui accusent ces «chercheurs de scoops» d’une «imprudence vraiment coupable», ce que les deux journalistes démentent fermement tout en réaffirmant le devoir du journaliste de continuer à se rendre de façon indépendante dans des zones à risques18. Le chef d’état-major des armées, de son côté, fustige les risques qu’ils auraient fait courir aux forces armées ainsi «détournées de leurs missions principales».
Cette relation souvent conflictuelle entre autorités militaires et médias réapparaît dans les dispositions contenues dans un manuel sur le «Droit de la guerre», publié en 2015 par le département de la Défense américain19. Cette publication évoquait l’importance de la censure, rapprochait dangereusement journalisme et activités d’espionnage et suggérait que la publication d’informations pouvait être assimilée à une activité hostile, suggestion qui met en péril le statut civil des journalistes, pourtant garanti par les Conventions de Genève. Suite à la mobilisation de Reporters sans frontières, ces dispositions ont été retirées lors d’une réédition du manuel.
Le journaliste dans la guerre postmoderne
Les conflits actuels n’opposent plus que des armées facilement identifiables. Le conflit classique, linéaire, a été remplacé par des conflits asymétriques beaucoup plus complexes. L’absence d’un front déterminé, la décentralisation des groupes combattants, leur irrespect des normes juridiques internationales et l’impossibilité pour un gouvernement central de les contrôler a profondément changé le rapport entre médias et partis impliqués. Les représentants des médias sont de plus en plus directement ciblés dans le but de propager le sentiment d’insécurité, d’éradiquer l’information indépendante, de saper le moral de l’adversaire que l’on ne peut battre militairement, et de conquérir les esprits. Les enlèvements sont devenus une source de revenus. Alors que le badge «Press» protégeait le journaliste jadis, c’est le contraire aujourd’hui.
Trois quarts des 74 journalistes tués en 2016, d’après RSF20, étaient sciemment identifiés et assassinés, crimes pour la très grande majorité restés impunis. Une coalition d’organisations de défense de la liberté de la presse et de médias appelle depuis 2015 à la création du poste de Représentant spécial des Nations Unies pour la sécurité des journalistes qui serait habilité à conduire ses propres investigations. Par une résolution adoptée en juin 2017, le Bundestag allemand est le premier parlement à soutenir l’initiative #ProtectJournalists.
La guerre syrienne opposant de multiples groupes insurgés est actuellement le conflit le plus meurtrier pour les journalistes. Vu la détérioration continue des conditions de travail, les rédactions internationales hésitent de plus en plus à envoyer leurs reporters en Syrie et de nombreux journalistes locaux fuient également le pays21. L’information dont nous disposons parvient d’une part de freelances locaux qui travaillent dans les pires conditions souvent sans protection aucune, et ce malgré leur collaboration avec les médias internationaux, et d’autre part de journalistes-citoyens. Ces militants qui se transforment en journalistes et qui, depuis l’année passée, sont pris en compte par RSF dans son bilan annuel des journalistes tués, sont certes une source précieuse de nouvelles mais opèrent en dehors du cadre déontologique du journalisme professionnel.
Le risque de voir les régions en conflit se transformer en véritables trous noirs de l’information objective et vérifiée subsistera ainsi tant que le respect du statut civil des journalistes et de leur droit à exercer leur métier est foulé aux pieds.
Mission à potentiel traumatogène
Le prix que les reporters de guerre paient peut également être élevé à un autre niveau, comme le montrent les témoignages suivants, récoltés de façon anonyme parmi plusieurs grands reporters européens. D’après un journaliste de télévision de 35 ans ayant e.a. couvert les conflits en Bosnie, en Afghanistan et le génocide au Rwanda «on ne revient jamais indemne d’une zone de conflit même si aucune blessure physique n’est apparente. Voir la souffrance des autres vous force à avoir un regard différent sur le monde».
«Les événements qui m’ont marqué le plus», explique un journaliste de radio, «se rapportent essentiellement aux destins personnels des différentes personnes que j’ai rencontrées. Ces cas se détachent du panorama général de la violence et de l’horreur. Au Soudan, j’ai rencontré des enfants de 4 à 12 ans, seuls face à la guerre, susceptibles de devenir une proie facile pour l’un ou l’autre camp. Ma propre impuissance d’y remédier, ainsi que l’indifférence générale, m’a rongé longuement, même après mon retour».
«Interviewing victims of hardship or tragedy without being able to offer them anything in return, other than the hope that having their stories told will help improve things for them», est également le plus dur émotionnellement pour cette journaliste britannique de la presse écrite, en mission e.a. en Somalie et au Liberia.
«Ich bin härter, kompromissloser und unnachsichtiger in der Beurteilung anderer geworden. Die ‘Probleme’ zuhause erscheinen mir oft marginal. Ich versuche nicht abzustumpfen gegenüber Tod und Leid anderer. Ich bin ärgerlich über bloßes ‘Gutmenschentum’, das nur naiv bemitleidet, oft ohne wirkliche Kenntnis über eigentliche Vorgänge und die tatsächliche Situation», résume un reporter allemand de télévision ayant été envoyé en Tschétschénie.
Un correspondant ayant couvert le conflit en Yougoslavie et le génocide au Rwanda nous écrit que «la fréquentation de la violence, la familiarité avec la souffrance et la mort, le fait de côtoyer des héros et des salauds, ont aiguisé ma sûreté de jugement. De même, je pense avoir acquis du sang-froid et une certaine aisance, vis-à-vis des humbles comme des puissants. Enfin, ces voyages ont contribué à façonner une forme d’humanisme dépourvu de toute candeur. Une maxime personnelle: compassion pour les humbles, intransigeance envers les puissants, férocité pour les salauds».
CF
Carte de presse de Léon Nilles
1 Fédération internationale des journalistes, http:// ifj-safety.org/en
2 Roger Fenton dans HOLZER, Anton, Mit der Kamera bewaffnet. Krieg und Fotografie, Jonas Verlag, Marburg, 2003, p. 24-36.
3 ROTH, Michael P., Historical dictionary of war journalism, Greenwood Press, Westport, 1997, p. 350.
4 KNIGHTLEY, Phillip, Le correspondant de guerre. De la Crimée au Vietnam. Héros ou propagandiste ?, traduit par Jacques Hall et Jacqueline Lagrange, Flammarion, Paris, 1976, p. 92.
5 MCLAUGHLIN, Greg, The war correspondent, Pluto Press, London, 2002, p. 59.
6 METLITZKY, Heinz dans RUSSELL, William Howard, Meine sieben Kriege. Die ersten Reportagen von den Schlachtfeldern des 19. Jahrhunderts, Eichborn Verlag AG, Frankfurt am Main, 2000, p. 419.
7 ROTH, Michael P., op. cit., p. 352.
8 ROTH, Michael P., op. cit., p. 352.
9 KNIGHTLEY, Phillip, op. cit., p. 285.
10 MCLAUGHLIN Greg, op. cit., p. 68.
11 ROTH, Michael P., op. cit.,p. 172.
12 KNIGHTLEY, Phillip, op. cit., p. 350.
13 TUMBER, Howard, Reporting under fire: the physical safety and emotional welfare of journalists, dans ZELIZER, Barbie et STUART, Allen (dir.), Journalism after September 11, Routledge, London, 2002, p. 253.
14 https://contexts.org/articles/files/2008/04/contexts_spring08_lindner.pdf
15 http://ac-journal.org/journal/vol6/iss4/iss4/articles/cooper.pdf
16 THUSSU, Daya Kishan et FREEDMAN, Des (dir.), War and the media. Reporting conflict 24/7, Sage Publications, London, 2003, p. 38. 17 https://rsf.org/fr/actualites/rsf-inaugure-lepremier-centre-pour-la-protection-des-journalistesafghanes
18 http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/06/30/herve-ghesquiere-on-n-a-pas-prisde-risques-inconsideres_1543099_3224.html
19 https://www.documentcloud.org/ documents/2997317-DoD-Law-of-War-Manual-June2015-Updated-May-2016.html
20 https://rsf.org/fr/actualites/ bilan-2016-74-journalistes-tues-dans-le-monde
21 https://rsf.org/en/reports/ world-refugee-day-syrian-journalists-leaving-tell-tale
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