Les contextes locaux et régionaux dans les politiques de développement

Une critique du livre « La Revanche des contextes »

Jean-Pierre Olivier de Sardan est anthropologue et cofondateur du Laboratoire d’études et de recherches sur les dynamiques sociales et le développement local (Lasdel) à Niamey. Il a conduit, depuis les années 1960, de nombreuses recherches au Sahel et en Afrique de l’Ouest. Dans le cadre de son dernier ouvrage, il nous présente une superbe synthèse en matière d’analyse des effets inattendus des politiques de développement international dans leurs espaces de mise en œuvre. Il y propose également des pistes concrètes pour renouveler les modes d’action dans le domaine du développement et de la coopération internationale. Parmi l’importante bibliographie de l’auteur, aujourd’hui âgé de 80 ans, on peut citer : Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement social (Karthala, 1995) et La Rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique 
(Academia-Bruylant, 2008).

Si, parmi l’importante littérature existant sur le développement (durable) et sur la coopération au développement, nous avons retenu le dernier ouvrage de Jean-Pierre Olivier de Sardan, c’est qu’il essaie de répondre à une question que nous sommes nombreux à nous poser : pourquoi les politiques publiques de coopération au développement et d’action humanitaire, ainsi que les projets et programmes de nombre d’ONGD sont-ils souvent, sinon des demi-échecs répétitifs, du moins loin d’atteindre leurs objectifs généreux ? Pourquoi y a-t-il cet implementation gap ?

Dans une démarche de socio-anthropologie du développement, l’auteur s’appuie sur le bilan de soixante ans de recherches personnelles sur le changement social et sur vingt-cinq ans de recherche collective en Afrique, et en particulier au Niger, ainsi que sur une bibliographie impressionnante de 45 pages pour explorer ce « contraste saisissant entre d’un côté la perfection formelle des programmes d’intervention […], leurs argumentaires très élaborés, leurs protocoles impeccables, leur technicité rigoureuse, leur planification détaillée, leurs budgets irréprochables et, de l’autre côté, ce qui advient “pour de vrai” sur les terrains où ils sont mis en œuvre : des malentendus innombrables, des contournements incessants, un mélange inextricable de bricolages, d’improvisations, de résignations, de résistances, de négociations, d’arrangements, de ruses et de compromis ». Le résultat de cette démarche : les politiques publiques, nationales et internationales, relèvent de transferts standardisés, marqués idéologiquement par le néolibéralisme et techniquement par « la nouvelle gestion publique » (New Public Management) dans lesquels doivent se couler tous les acteurs, privés ou associatifs. Or ces politiques ignorent trop souvent les contextes, c.-à-d. les cultures et pratiques locales, tout comme elles ignorent les acteurs de terrain et leurs savoirs et savoir-faire.

Voilà pourquoi il convient, selon l’auteur, de soumettre les politiques de développement à ce qu’il appelle « l’épreuve des contextes ». Les experts internationaux en développement sont souvent d’excellents professionnels, capables d’élaborer et d’implanter au Sahel (comme ailleurs en Afrique) des « modèles voyageurs1»‚ dotés de dispositifs impeccables en termes d’objectifs, de planification, de gestion et de financement. Mais ils méconnaissent la plupart du temps les normes sociales et pratiques qui prévalent sur le terrain, tout comme ils connaissent mal les stratégies et les logiques sociales des acteurs directement concernés. « L’industrie du développement » produit ainsi sans cesse ces « modèles voyageurs », qui sont contournés, voire détournés par ceux qui en sont les « bénéficiaires » (ou les « cibles »), comme par ceux qui les mettent en œuvre sur le terrain.

Cette « revanche des contextes » témoigne du fait que les experts des organisations internationales, des agences de développement et des ONGD sont souvent dépourvus d’une expertise contextuelle qui ne peut pas provenir uniquement ou principalement de livres, d’articles, de rapports ou de statistiques. Les indicateurs quantitatifs chers aux décideurs ne décrivent que les variables sociodémographiques et organisationnelles des contextes locaux, c.-à-d. les contextes structurels, mais ne nous apprennent rien sur le jeu des acteurs ou les interactions du quotidien, autrement dit, ils ignorent ce que Olivier de Sardan appelle « les contextes pragmatiques ». Comme il le précise dans un article récent d’AOC2, connaître ces derniers implique d’y être inséré, d’en avoir une expérience pratique. « Il faut de la familiarité, de l’intimité, des relations directes, pas seulement des notes de synthèse et des chiffres. Il faut connaître les routines, les logiques, les rumeurs, les incertitudes, les problèmes, les nœuds critiques, les frictions et les rivalités, les compromis et les négociations, qui constituent la trame de la vie quotidienne des quartiers, des villages et des campements, et qui expliquent pourquoi les politiques publiques nationales ou internationales ne fonctionnent pas sur le terrain comme les experts nationaux ou internationaux l’avaient prévu. » Les organisations internationales et les coopérations bilatérales restent ainsi largement prisonnières d’une vision institutionnelle, très uniformisante, sans expertise contextuelle qui leur permettrait de comprendre la réalité locale et le vécu concret des acteurs de terrain, avec les discordances, voire les contradictions qui y existent. 

L’auteur ne succombe pas, pour autant, à une vision trop simpliste qui ferait de tout acteur « d’en bas » un expert contextuel. L’expertise contextuelle implique une prise en compte des différents points de vue, besoins et intérêts qui se confrontent, localement et régionalement, et présuppose aussi un profond désir de changement. Elle réclame donc, selon Olivier de Sardan, outre l’insertion ou la proximité, une distance critique et un investissement personnel, autrement dit un « concernement ». Dans ce contexte, l’auteur évoque aussi un problème connu, mais largement occulté, y compris par les ONGD, à savoir celui de la fuite des cerveaux interne, qui fait que dans les pays partenaires/cibles de la coopération au développement, les meilleurs cadres des différentes fonctions publiques s’en vont souvent vers le monde du développement (ONG, agences et banques de développement, institutions internationales), pour avoir un salaire multiplié par cinq, par dix ou encore plus, ainsi que pour trouver des conditions de travail sans équivalent à l’intérieur de la fonction publique nationale. Ce qui crée l’effet pervers d’une dépendance de l’aide extérieure plus que regrettable.

Pour Olivier de Sardan, il est étonnant de constater à quel point ces experts contextuels sont invisibles tant pour les experts en ingénierie sociale que pour les décideurs internationaux ou nationaux, que ce soit pour l’élaboration des politiques publiques ou pour leur mise en œuvre. Est-ce parce qu’ils n’apparaissent pas sur les radars ou parce qu’on les a bien vus, mais qu’on les considère comme trop déviants et dérangeants par rapport aux politiques officielles ?  

Dans le compte rendu que Jean-David Naudet, chargé de recherche à l’Agence française de développement (AFD), fait du livre d’Olivier de Sardan, il essaie d’expliquer cette occultation des informations venant de la part des experts contextuels par deux mécanismes. D’une part, la connaissance contextuelle spécifique se trouve mise en concurrence avec toutes sortes d’informations, jugées plus importantes, sur le positionnement stratégique, le cadre logique, le tableau de bord, les priorités sectorielles ou thématiques, le caractère d’innovation, les impacts attendus, etc. D’autre part, la primauté donnée à l’action peut avoir comme conséquence qu’une connaissance fine du terrain est jugée paralysante sur l’action, parce que les bailleurs de fonds estiment qu’elle « complexifie » et qu’elle est jugée trop modeste, trop incertaine, trop locale, demandant trop de négociations. Comme le dit si bien Jean-David Naudet, « il faudrait que la connaissance du terrain conditionne la définition du champ des possibles et non qu’elle soit instrumentalisée pour préciser, compléter ou légitimer une action en partie prédéfinie ».

La « participation » et la « pérennisation », thèmes omniprésents dans le vocabulaire de l’aide au développement, restent, pour Olivier de Sardan, des figures rhétoriques, « la première se limite à des aspects mineurs (les règles et normes majeures des programmes et projets étant toujours produites par les experts en développement), la seconde n’est quasiment jamais assurée (après le départ d’une ONG internationale ou la fin d’un projet, on en revient le plus souvent à la situation qui prévalait auparavant) ». Le problème, pour les bailleurs de fonds, ne tient donc pas prioritairement à un manque d’accès à la connaissance du terrain, mais à l’incapacité de mobiliser cette connaissance dans leur activité opérationnelle.

L’auteur appelle de ses vœux un monde où les experts en ingénierie sociale et les décideurs politiques ne détiendraient plus le monopole des politiques publiques, mais où les experts contextuels auraient également voix au chapitre, où leur connaissance intime des situations locales serait sérieusement prise en compte, où leurs suggestions seraient sollicitées et leurs initiatives soutenues et où ils deviendraient codécideurs en matière d’ingénierie sociale. « Un monde du développement où le sur-mesure serait préféré au prêt-à-porter, où les innovations locales auraient leur chance face à la diffusion de programmes standardisés, où les pratiques visant à adapter les interventions aux contextes locaux l’emporteraient sur la volonté d’obliger les contextes locaux à s’adapter aux interventions. »

Il convient donc, et c’est la conclusion de ce livre dont la lecture ne peut être que chaudement recommandée à tous les décideurs, politiques et administratifs, ainsi qu’aux bailleurs de fonds, de réhabiliter la créativité et l’innovation locales au sein des modes de gouvernance. « Cela peut signifier tout simplement encourager l’esprit d’initiative et les réformes de l’intérieur, au sein des services de l’Etat, des communes ou des associations locales. Considérer que les contextes professionnels locaux ne sont pas simplement des sites d’application de modèles parachutés, mais sont aussi des sites de création. Rompre avec la vision des “bonnes pratiques” comme des pratiques de bons élèves et préférer qu’elles soient des pratiques innovantes adaptées aux contextes locaux ».  

Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN, La Revanche des contextes. Des mésaventures de l’ingénierie sociale, en Afrique et au-delà, Paris, Karthala, 2021.

  1. Par « modèle voyageur », l’auteur entend toute intervention institutionnelle standardisée (une politique publique, un programme, une réforme, un projet, un protocole), en vue de produire un quelconque changement social et qui repose sur un « mécanisme » et des « dispositifs » censés avoir des propriétés intrinsèques permettant d’induire ce changement dans des contextes de mise en œuvre variés. Ces « modèles voyageurs », très standardisés, accordent une large place aux macro-analyses, à l’économie, au quantitatif, aux « résultats », et sous-valorisent les processus et une connaissance fine de type socio-culturo-anthropologique, spécifique à des terrains et à des acteurs particuliers. Ils s’intéressent au « contexte structurel » (institutionnel, sociodémographique, économique, etc.) et aux organigrammes, plutôt qu’au « contexte pragmatique » et aux pratiques effectives des acteurs locaux.
  2. Dans l’article « De Barkhane au développement : la revanche des contextes », Olivier de Sardan explique aussi pourquoi le « gouvernement indirect » que les djihadistes exercent aujourd’hui sur de vastes zones du Mali et du Burkina Faso est, au contraire des forces de Barkhane, basé sur une réelle familiarité avec les contextes sociaux locaux et un « savoir-faire » à leur égard et, bien sûr, sur un discours islamiste radical et anti-occidental qui trouve un réel écho auprès des populations sahéliennes au fur et à mesure que s’étend dans tout le Sahel l’idéologie religieuse de type salafiste, qui devient de plus en plus présente dans tous les aspects de la vie sociale. L’article a été publié dans AOC, le 14 juin 2021 : https://tinyurl.com/4th49ct9
    (dernière consultation : 30 novembre 2021).

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