Les «sans intérêt»

Le rapport compliqué des frontaliers aux médias luxembourgeois

Pour les médias luxembourgeois, les frontaliers, notamment francophones, de par leur nombre important et grandissant, représentent une manne de lecteurs potentiels non négligeable. Comme un appel du pied, certains titres emblématiques du pays comme le Wort ont d’ailleurs traduit leurs contenus dans des versions digitales francophones ou carrément lancé, à l’image de RTL avec 5minutes.lu, de nouvelles marques média en grande partie à leur intention. Mais quels rapports entretiennent les frontaliers avec les médias luxembourgeois? Ces «consommateurs» également très sollicités par les annonceurs du pays ont-ils autant d’intérêt pour les médias locaux que nos médias en ont à leur égard ? La réponse est définitivement non. Et d’ailleurs, très rares sont ceux d’entre eux qui liront cet article.

Il s’appelle Bertrand, a 38 ans, vit à Metz, et est CEO d’une SSII française dont l’antenne luxembourgeoise est située quartier Gare à Luxembourg, à deux pas de la Place de… Paris. Ça ne s’invente pas. Tous les jours depuis plus de 10 ans, ce frontalier se rend au travail en voiture. Soixante-quinze minutes (quand tout va bien) durant lesquelles la matinale de France Inter l’accompagne sur l’A31 et jusqu’à son parking sans jamais perdre la fréquence ni même grésiller. Il ne covoiture pas et se concentre d’autant plus sur les « infos » qui se répètent dans les haut-parleurs de sa Mercedes de fonction. Seuls quelques coups de fil bien matinaux mais déjà pro viendront perturber son tête-à-tête radiophonique. En arrivant au bureau, Bertrand consulte ses mails. Il est abonné à une paire de newsletters hebdomadaires spécialisées du secteur de l’IT au Luxembourg, et à la biquotidienne plus généraliste de Paperjam.lu. Il s’agit là de son premier contact quotidien avec un média luxembourgeois: «C’est une façon de faire une veille, de se tenir informés de l’actualité des entreprises qui se développent, et donc qui potentiellement ont besoin de recruter. Disons que c’est essentiel pour mes affaires.» En une minute trente à peine, la newsletter est survolée. La plupart des titres lui suffisent, et seul un article ou deux, toujours liés à la vie des entreprises, sont lus dans leur entièreté. L’actu internationale, son animateur radio «français» la lui a déjà soufflée sur le trajet. Pas le temps pour la politique locale (bien que ce soit l’un de ses sujets favoris dans son pays de résidence), encore moins pour la culture. Est-ce vraiment une question de temps ?

Bertrand se ravise et admet finalement qu’il n’y trouve pas vraiment d’intérêt. C’est un fait, sorti du boulot, la vie de Bertrand n’est pas ici. Pas même un peu. Sa femme, ses amis, sa famille, ses sorties sont à Metz, et très rarement côté grand-ducal. Bertrand maîtrise l’anglais, mais a l’habitude de s’informer en français quasi exclusivement. Il ne parle, ni ne comprend un mot d’allemand. Son luxembourgeois se limite à un Moien-WannEchGelift-Äddi de courtoisie. Quand on lui parle des versions francophones du Wort, de 5minutes.lu, de L’Essentiel, c’est non, à moins qu’un « fait divers » sur son fil d’actu Facebook ait retenu son attention et l’ait redirigé vers l’un de ces sites. Sinon, ce n’est pas dans ses habitudes, ou dans «ses réflexes», comme il dit.

Céline est un peu plus jeune, française elle aussi, réside à Thionville, et prend le train quotidiennement pour traverser la frontière et se rendre au travail. Elle est res-ponsable d’une boutique d’une grande et luxueuse marque française – décidément – installée Grand-Rue. La journée média de Céline commence, comme beaucoup de ses semblables issus de la génération Y, par un long scroll de son feed Facebook, dès le réveil. Elle s’est endormie la veille assez tard, en faisant le même geste répétitif du bout du doigt, sur son même smartphone, qu’elle ne quitte pas de la journée. Ce matin, les posts qui défilent sous ses yeux encore fatigués ont un goût de déjà-vu, et visiblement, rien de bien intéressant ne s’est passé pendant qu’elle dormait. Céline nous confesse que les réseaux sociaux sont devenus quasiment la seule source d’informations qu’elle consulte de manière régulière. Paradoxalement, elle ne «like» aucune page de médias, à l’exception de celle de L’Essentiel, qu’elle suit depuis qu’elle a commencé à travailler au Luxembourg, il y a 5 ans. Si elle y réagit parfois d’un pouce levé ou en y taguant un(e) ami(e) parce que la titraille l’a interpellée, elle avoue cependant ne presque jamais cliquer sur les posts qui apparaissent dans son fil d’actu pour en lire le contenu. Et il en est de même pour la version papier du quotidien gratuit, qu’elle feuillète de temps à autres, sans jamais vraiment savoir ce qu’elle y cherche, ni même y lire un article complet. À l’écouter, on comprend que Céline a finalement peu d’intérêt pour les sujets économiques, politiques ou culturels, même dans son pays. Pourquoi en aurait-elle au Luxembourg ? Ce qui retient l’attention de Céline, c’est plutôt le sensationnel. Mais si les inondations meurtrières récentes dans le sud de la France (dans l’Aude, ndlr) l’ont fait réagir sur les réseaux avec un emoji triste, celles qui ont eu lieu au Luxembourg – plus proche d’elle géographiquement – l’été dernier et qui ont fait battre un record d’audience historique à RTL.lu ne semblent même pas être arrivées à ses oreilles.

Julien est Belge et vit à une dizaine de kilomètres d’Arlon. Il travaille dans la communication au Luxembourg et son job pourrait faire penser que sa consommation des médias luxembourgeois est une déformation professionnelle. On aurait pu le croire oui, mais le fait est que Julien ne lit pas de médias luxembourgeois.

Sur son trajet multimodal le matin, c’est d’abord les infos de la Première qu’il écoute dans sa voiture. De l’info nationale – belge donc – et internationale. Puis quand il arrive à la gare, avant de parcourir en train les derniers kilomètres du trajet qui le sépare de son bureau, il accepte volontiers le gratuit que lui tend une hôtesse au K-way vert logotypé « metro ». Il lit les pages Monde, les pages Sport, les infos plus insolites aussi. Terminus Luxembourg, tout le monde descend, et Julien a eu sa dose d’infos pour la journée. S’il trouve quelques minutes à la pause de midi, il ira peut-être en chercher d’autres, sur la DH.be.

Samir et Cindy ne se connaissent pas, travaillent dans des secteurs d’activité différents (la banque pour l’un, l’automobile pour l’autre), ont près de quinze ans d’écart, et des convictions politiques complètement opposées. Seuls deux points les rapprochent : ils sont tous deux frontaliers français, et décrivent une « routine » média identique. Ces deux accros de twitter s’informent en effet continuellement via ces messages courts affublés de #hashtags, et reçoivent tout au long de la journée sur leur iPhone des push provenant du site lemonde.fr. Être bien informés (et en premier) semble avoir une certaine importance pour eux. Malgré cela, leur soif d’actu semble bien moins grande quand il s’agit de l’actualité du petit pays dans lequel ils reversent pourtant chaque mois leurs impôts. Alors certes, Samir, Cindy, Julien, Céline et Bertrand ne représentent pas les 146.000 frontaliers francophones (dont 100.000 Français) qui se rendent chaque jour au Luxembourg pour gagner leur vie, mais le constat de ces quelques témoignages recueillis auprès de connaissances ou au détour d’un trajet en TER reliant Metz à Luxembourg est semble-t-il assez révélateur.

Les récentes élections législatives tombaient à point nommé pour mesurer ce manque d’intérêt. Aucun d’entre eux n’a pu citer le nom des candidats têtes de listes et encore moins le nom des partis en lice qu’ils représentaient. Enfin si, j’exagère, Bettel a été cité. Et Schneider aussi avec un peu d’aide. Mais si Xavier Bettel est connu comme le Premier ministre, DP, LSAP ou encore CSV semblent être des acronymes inconnus pour mes « sans intérêt » interrogés de bon matin.

Pourtant, la question du développement des infrastructures, celle de la « mobilité », ainsi que toutes les questions liées à la fiscalité des frontaliers et à leurs avantages financiers, sont revenus à la quasi-unanimité de nos échanges comme de vraies préoccupations, lorsque je les ai lancés sur le sujet. Des sujets politiques donc, liés à leur condition de frontaliers, et dont l’aspect pratique les concerne directement. Et s’il était finalement plus compliqué de les atteindre que de les intéresser ?

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