L’état d’urgence au Luxembourg

Le récit d’une fiction?

L’attaque

29 janvier 2017. Le Luxembourg a les yeux rivés sur Belvaux, où se déroule un événement sportif de grande envergure comparé à l’échelle du pays: les championnats du monde de cyclo-cross. Les semaines précédentes, les mesures de sécurité autour de cet évènement ont fait l’objet de toutes les attentions, tant des autorités qui ont même secrètement fait appel à l’assistance de spécialistes français de la lutte anti-terroriste que de la presse qui a multiplié les reportages autour des menaces potentielles. Pour rassurer le public et garantir le succès de l’événement, le ministre des Sports a déclaré lors d’une conférence de presse, la veille de la course, que Belvaux était certainement l’endroit le plus sûr du pays au regard des moyens déployés. Seule ombre au tableau, un communiqué du principal syndicat de la police dénonçant la surcharge de travail engendrée par cette course cycliste, ce qui a comme conséquence de devoir délaisser d’autres missions importantes de maintien de l’ordre.

Vers midi, tandis qu’à Belvaux les coureurs sont sur la ligne de départ sous les yeux de plusieurs membres du gouvernement ayant pris place dans la tribune d’honneur, le quartier du Kirchberg de la Ville de Luxembourg est secoué par une déflagration violente au niveau de la place de l’Europe, abritant plusieurs bâtiments emblématiques telles que la Philharmonie, la Tour Alcide de Gasperi ou encore le Centre de conférences. Une caméra de surveillance révélera plus tard la présence d’une camionnette de chantier garée près de l’entrée sur le parvis de la place, dans une zone interdite au stationnement, lieu de l’explosion. La présence du véhicule avait certes été remarquée par un agent de sécurité et signalée à la police, elle fut cependant considérée comme simple infraction au Code de la route, sa poursuite pouvant attendre la fin des championnats du monde.

Quelques minutes seulement après l’explosion, les premières informations, photos à l’appui, sont publiées par des témoins sur les réseaux sociaux. À Belvaux, dans la tribune d’honneur, assis à côté du directeur général de la police, le Premier ministre est rapidement mis au courant et tente de joindre au téléphone le Vice-Premier ministre. Son ministre de la Justice, quant à lui, quitte précipitamment Belvaux en compagnie de plusieurs policiers pour se rendre au Kirchberg.

Après plusieurs tentatives, le Vice-Premier ministre a enfin pu être joint et il propose de réunir sur le champ un Conseil extraordinaire du gouvernement. Le Premier ministre acquiesce et ajoute qu’«il faut aussi discuter de l’application de l’article 32-4». Bien qu’il ne soit pas juriste de formation, le Vice-Premier ministre saisit immédiatement les implications de la remarque. Le chef du gouvernement vient d’évoquer la possibilité de décréter l’état d’urgence.

Une réforme constitutionnelle récente

Trop vifs sont encore les souvenirs des débats autour de la réforme de la Constitution que la Chambre des députés a adoptée seulement six mois auparavant à une très large majorité. Marqué par les attentats meurtriers du 13 novembre 2015 à Paris, le gouvernement avait non seulement lancé une réforme visant à renforcer les lois anti-terroristes1, mais également déclaré que ces attentats avaient démontré la nécessité de modifier les dispositions de la Constitution relatives à des crises graves à caractère purement national. Le 20 janvier 2016, le président du groupe parlementaire des socialistes avait déposé à la Chambre des députés une proposition de réforme constitutionnelle visant à modifier l’article 32 alinéa 4 de la loi fondamentale. Dorénavant, le Grand-Duc serait habilité à «prendre en toute matière des mesures réglementaires appropriées, même dérogatoires à des lois existantes» et ce, non seulement en cas de crise internationale, mais encore en présence d’une «menace réelle pour les intérêts vitaux ou les besoins essentiels de la population», ainsi qu’en cas de «péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public». Saluée par quasiment toute la classe politique, mais vivement contestée par une partie de la société civile comme dangereuse pour la démocratie, la réforme constitutionnelle, entrée en vigueur depuis seulement quelques mois, va donc vivre maintenant son baptême de feu.

Les premières hypothèses

Environ trois heures après l’explosion, le Premier ministre préside un Conseil extraordinaire du gouvernement. De retour du Kirchberg, le ministre de la Justice livre d’abord ses impressions sur l’envergure de l’explosion. À première vue, il n’y a pas de victime à déplorer, mais les dégâts matériels sont importants et un incendie ayant éclaté suite à la déflagration n’est toujours pas entièrement maîtrisé. Interrogé sur les premiers éléments de l’enquête, le directeur général de la police expose que les causes de la déflagration ne peuvent pas encore être déterminées et que toutes les hypothèses sont permises. Il ajoute néanmoins qu’un spécialiste français de la lutte anti-terroriste, présent sur les lieux, est convaincu qu’il s’agit d’une déflagration causée par du matériel explosif militaire et en aucun cas d’un accident.

Se tournant vers la directrice du Service des renseignements, le Premier ministre demande si ce service a des informations à partager. Elle évoque la piste terroriste, rappelant que ses services ont déjà reçu par le passé des informations sur la présence au Luxembourg d’un islamiste connu ayant séjourné en Syrie. S’il n’a pas pu être localisé, il existe néanmoins plusieurs endroits suspects pouvant abriter des sympathisants salafistes. Il est important de pouvoir analyser cela de plus près, surtout – à supposer que la piste terroriste se confirme – si d’autres attentats sont à craindre.

Le ministre des Sports interrompt alors cet exposé, en rappelant qu’au moment même de leurs discussions, des milliers de personnes assistent encore à Belvaux à la course des championnats du monde. «Et si l’attaque du Kirchberg n’était qu’une diversion pour détourner notre attention?» Avec un léger trémolo dans la voix, il demande la prise de mesures d’urgence pour éviter «un bain de sang».

Plusieurs voix l’appuient dans cette demande, évoquant l’atteinte manifestement grave à l’ordre public qui vient d’avoir lieu. Les informations inquiétantes sur la présence éventuelle de personnes ayant combattu en Syrie et le fait que l’attaque a eu lieu le jour même de la tenue d’un évènement sportif réunissant des milliers de spectateurs font craindre le pire. «Vous voulez dire qu’il y a péril imminent?», questionne un brin dubitatif le ministre de la Justice.

L’état d’urgence décrété

À l’issue de la réunion du gouvernement et après que le Premier ministre en a conféré au Grand-Duc et informé le président de la Chambre des députés, l’état d’urgence est officiellement déclaré.

Un règlement grand-ducal est pris le jour même et publié le lendemain. Il motive la décision de faire application de l’article 32 alinéa 4 de la Constitution par la grave atteinte à l’ordre public que constitue le premier attentat à la bombe au Luxembourg depuis plus de 30 ans, ainsi que les indices graves et concordants qui font craindre l’existence de groupes d’individus décidés à passer de nouveau à l’acte. Le gouvernement dresse dès lors le constat d’un péril imminent nécessitant la prise de mesures d’urgence «même dérogatoires à des lois existantes».

Parmi ces mesures figure la possibilité pour le ministre de la Justice de prononcer l’assignation à résidence «de toute personne dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre public». De même, sur décision du gouvernement réuni en Conseil, pourront être dissous des «associations ou groupements de fait qui participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent». Enfin, le ministre de l’Intérieur est autorisé à interdire par voie d’arrêté ministériel «à titre général ou particulier, des réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre2».

L’état d’urgence prorogé

Par application de l’article 32 alinéa 4 de la Constitution, qui prévoit que «la prorogation de l’état d’urgence au-delà de dix jours ne peut être autorisée que par une loi», la Chambre des députés se réunit le 7 février 2017 pour débattre de l’adoption d’une loi portant prorogation de l’état d’urgence.

Si le texte de cette loi a été officiellement introduit par les trois présidents des groupes parlementaires de la coalition gouvernementale, donc par des députés, il n’est cependant un secret pour personne que la demande de prolongation de l’état d’urgence émane surtout du gouvernement.

À la tribune de la Chambre, le Premier ministre ne s’en cache d’ailleurs pas. Il justifie la nécessité d’étendre l’état d’urgence au-delà des 10 jours par l’incertitude qui règne toujours au sujet de la présence au Luxembourg d’individus prêts à passer à l’acte. Les premiers éléments de l’enquête ayant confirmé que l’origine de l’explosion était bien une voiture piégée aux explosifs, le caractère terroriste s’impose. S’il est vrai que les perquisitions menées n’ont pas encore permis de révéler la présence de personnes se préparant à commettre d’autres attentats, il ne peut être exclu que ceci est dû aux mesures prises et notamment aux assignations à résidence.

Le Premier ministre salue d’ailleurs le fait que le président du Tribunal administratif a rejeté comme non fondé tous les recours en institution d’une mesure de sauvegarde exercés par des personnes assignées à résidence. Le magistrat a retenu notamment qu’il ne résulte pas des décisions prises par le ministre de la Justice à leur égard que celui-ci, «conciliant les différents intérêts en présence, aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir3».

La grande majorité des orateurs représentant les différents partis politiques reprennent par la suite à leur compte les arguments présentés par le chef du gouvernement et s’expriment en faveur de la prorogation de l’état d’urgence par une loi.

Seul un petit parti d’opposition exprime sa désapprobation en rappelant le texte des motifs de la réforme constitutionnelle, qui retient que «les pouvoirs spéciaux ne peuvent être invoqués qu’à titre exceptionnel et sont exercés sous le contrôle de la Chambre des députés4». Or, le contrôle de la Chambre n’est que purement formel dans la mesure où les députés sont obligés de se fier aux informations données par le pouvoir exécutif, sans pouvoir vérifier ni leur exactitude ni l’existence éventuelle d’autres mesures légales qui permettraient d’obtenir les mêmes résultats sans devoir recourir au régime exorbitant de l’état d’urgence. À 58 contre 2 voix, la loi portant prorogation de l’état d’urgence pour une durée de trois mois est adoptée.

Une décision contestée

Déjà avant l’adoption de cette loi, la Ligue des droits de l’Homme et plusieurs citoyens avaient saisi le Tribunal administratif d’un recours visant l’annulation du règlement grand-ducal ayant décrété l’état d’urgence et la mise en place des mesures contraires à des lois existantes. Ils argumentent que l’état d’urgence «porte une atteinte grave et manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales dès lors que le péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public qui aurait pu le justifier a disparu5».

Dans son jugement qui intervient postérieurement au vote de la Chambre, le Tribunal se déclare incompétent pour connaître de la demande en raison de la prorogation de l’état d’urgence par la loi adoptée par la Chambre des députés. Aux yeux des juges administratifs, le législateur a ainsi approuvé l’analyse du gouvernement, suivant laquelle les conditions posées par l’article 32 alinéa 4 de la Constitution sont réunies. «Or, la conformité de ces dispositions législatives à la Constitution ne peut être mise en cause devant le juge administratif6

Les juges auraient pu se limiter à cette constatation de leur incompétence. Ils ont cependant ajouté que les requérants avaient souligné à juste titre que «les circonstances qui ont justifié la déclaration d’urgence ont sensiblement évolué7». Des commentateurs y ont vu un message du pouvoir judiciaire adressé au pouvoir exécutif de ne pas sous-estimer la vigilance des juges, qui seraient prêts à réviser leur analyse au cas où de nouveaux éléments ne viendraient pas conforter l’existence d’un risque réel de se voir reproduire de manière imminente une nouvelle attaque.

Devant les contestations de plus en plus nombreuses de la nécessité d’un état d’urgence et probablement aussi sous la crainte de voir les juges administratifs invalider des mesures prises sous le couvert de règlements grand-ducaux dérogeant aux lois, le gouvernement informe peu de temps après qu’il ne demandera pas la prolongation de l’état d’urgence au-delà de la période des trois mois.

En même temps sont cependant déposés à la Chambre des députés des projets de loi visant à introduire en droit luxembourgeois plusieurs des mesures prises par règlement grand-ducal suite à la déclaration de l’état d’urgence. Cela concerne notamment les assignations à résidence. Aux yeux du gouvernement, il est important de pouvoir continuer à assigner à résidence certaines personnes, en tenant compte des règlements grand-ducaux pris en application de l’article 32 alinéa 4 de la Constitution et qui définissent une durée maximale de validité de trois mois. Il est donc envisagé de donner force de loi à ces mesures qui, au départ, n’étaient que d’urgence et exceptionnelles.

Épilogue

Le récit qui précède est-il une fiction issue de l’imagination d’un juriste en mal de sensations littéraires? Certes, mais toutes les décisions de justice citées sont réelles. Elles ont été prises en France, pays voisin qui connaît l’état d’urgence depuis maintenant six mois. L’exemple français n’a pas été choisi au hasard. En effet, la proposition de réforme de l’article 32 alinéa 4 de notre Constitution s’inspire des textes français et les attentats de Paris du 13 novembre 2015 figurent expressément comme argument dans l’exposé des motifs8.

Notre récit est également biaisé dans la mesure où il ne tient pas compte des autres mesures pouvant être prises en application de lois existantes, sinon en voie d’adoption par la Chambre. L’objectif n’était d’ailleurs pas de faire un récit fidèle de la réaction des autorités luxembourgeoises en cas d’attentat terroriste, mais d’imaginer une application des nouvelles dispositions constitutionnelles relatives à l’état d’urgence. Il s’agit tout de même d’une éventualité dont l’actualité, au regard des récents attentats à Paris et Bruxelles, est indéniable.

L’état d’urgence reste avant tout une mise en suspension de l’État de droit, un déséquilibre au profit du pouvoir exécutif dans un but de sauvegarde de l’ordre public et au détriment de libertés fondamentales. Cette exception aux règles fondamentales de l’État de droit, basé notamment sur la séparation des pouvoirs, doit dès lors rester une parenthèse réservée à des situations exceptionnelles.

Or, l’exemple français démontre aussi un glissement de l’application de l’état d’urgence lors de crises majeures, où la souveraineté de l’État sur une partie du territoire était en cause, vers des situations s’apparentant plus à des graves crimes de droit commun. Ainsi, en 1955, la loi sur l’état d’urgence fut adoptée pour réagir à la guerre en Algérie et l’insurrection d’une partie des forces armées. En 1985, en Nouvelle-Calédonie, ce fut le conflit armé avec des mouvements indépendantistes qui justifia que l’état d’urgence soit déclaré sur cette partie du territoire français. En 2005, par contre, des violences urbaines dans plusieurs villes, qualifiées d’émeutes, motivèrent que l’état d’urgence soit instauré pendant plusieurs semaines. Actuellement, des attaques terroristes, certes d’une gravité extrême, mais néanmoins limitées à la capitale, justifient que toute la France métropolitaine soit soumise à ce régime d’exception depuis le 13 novembre 2015.

Nos responsables politiques devraient dès lors se demander si la transposition dans la Constitution des textes français sur l’état d’urgence est vraiment une réaction utile et nécessaire face à une menace terroriste ou s’il n’existe pas d’autres moyens pour qu’il y ait moins d’intervention dans les bases démocratiques pour y répondre de manière efficace.

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