L’état d’urgence contre l’État de droit démocratique

À quoi bon critiquer l’état d’urgence? Ainsi aurait pu s’intituler la présente contribution. En effet, il n’est pas aisé de revenir au sujet sans avouer une certaine frustration: la population luxembourgeoise, la classe politique en particulier, ne s’est guère préoccupée des effets néfastes de l’outil désormais consacré à l’article 32, paragraphe 4, de la Constitution. Un corps étranger a été introduit dans la Loi fondamentale luxembourgeoise, et cela malgré un avis extrêmement critique du Conseil d’État, relevant en particulier le danger d’une politique sécuritaire élevée au rang constitutionnel. Mais l’état d’urgence, désormais élargi à l’hypothèse de «menaces réelles pour les intérêts vitaux de tout ou partie de la population ou de péril imminent résultant d’atteintes graves à la sécurité publique» nous est au contraire présenté comme un outil constitutionnel efficacement encadré. En réalité, c’est le fruit de la pure raison d’État que l’on introduit ici en droit luxembourgeois, un outil d’autant plus dangereux qu’il ne révélera pleinement sa nature destructrice qu’une fois le dommage causé. L’état de crise a été introduit indépendamment de la révision d’ensemble prévue pour la Loi fondamentale luxembourgeoise – réaction immédiate et sans doute émotionnelle aux attentats secouant l’Europe, sans que l’on se pose des questions quant à sa compatibilité avec les droits garantis. Une certaine léthargie en matière de droits fondamentaux découle des effets pervers du raisonnement aberrant qui est au fondement de notre consensualisme national: «il n’est que raisonnable de défendre nos intérêts nationaux, donc tout ce qui est majoritairement présenté comme moyen de défendre ceux-ci est raisonnable». Tout ceux qui s’y opposent au nom des droits de l’homme sont soit des bien-pensants, soit alarmistes; bref, des Cassandres qu’il est bien facile de ridiculiser.

Un corps étranger à l’anatomie inquiétante

Or, tout ce qui se présente comme inoffensif ne l’est pas forcément, et l’on oublie que les institutions structurent la société politique de manière certaine bien que progressive. L’article 32, paragraphe 4 de la Constitution prévoit désormais la possibilité pour le gouvernement de prendre toutes mesures jugées pertinentes dans un cas d’urgence, y compris lorsqu’elles ne sont pas permises par la législation. Premier problème: qu’est-ce que l’urgence? Vaste question, ce qui ne peut que provoquer des inquiétudes quant à la marge d’appréciation laissée au gouvernement: est ainsi urgent ce que le gouvernement considère comme tel. À titre d’exemple, on notera que le nouveau chantre des mesures sécuritaires, le député socialiste Alex Bodry, méconnaissant manifestement le champ d’un instrument qu’il a pourtant lui-même développé, n’a pas hésité à proposer l’utilisation de l’état d’urgence pour résoudre la crise migratoire que subirait le Luxembourg… Si l’on ne peut que constater l’absence d’urgence en la matière et donc l’absurdité de la proposition (d’ailleurs, pourquoi la Chambre des députés serait-elle incapable de légiférer en la matière?), il est tout à fait préoccupant qu’une telle proposition provienne du principal responsable de la réforme, celui-là même qui avait essayé de convaincre en soulignant l’utilisation exceptionnelle de l’instrument. Deuxième question: au vu du nombre de lois permettant une intrusion extrêmement poussée dans nos libertés1 (il est déjà possible de procéder à des fouilles et perquisitions, de mettre sur écoute, de restreindre la liberté de la presse, les manifestations publiques, etc.), pourquoi le gouvernement aurait-il, en plus, besoin d’une carte blanche pour des imprévus innommés? Que prévoit-on de faire qui n’est pas déjà autorisé par notre législation extrêmement intrusive? En l’absence du moindre exemple d’un instrument potentiellement nécessaire mais pour l’instant non autorisé, le libellé même de l’article ne peut que déclencher les sonnettes d’alarme. Examinons-le sommairement.

Un encadrement illusoire

L’article 32, paragraphe 4 de la Constitution apporte des précisions quant à l’encadrement de l’état d’urgence: il ne doit violer ni la Constitution, ni les engagements européens et internationaux, son application est limitée dans le temps et contrôlée par la Chambre des députés.

La référence à la Constitution et aux traités est censée apporter une limite importante. Elle n’en est pas moins insuffisante. D’une part, la Constitution elle-même limite doublement les droits garantis: par une clause générale d’abord, qui permet certaines ingérences limitées pour des motifs précis, tout comme par l’état d’urgence, dont la formulation est bien plus vague. Dans cet environnement normatif, on voit mal comment le pouvoir juridictionnel constaterait une violation. Le contrôle juridictionnel national s’avère malaisé: il est tout simplement extrêmement délicat pour un juge de s’opposer à des mesures prises par le gouvernement en accord avec le Parlement dans une matière aussi sensible. Les exemples du procès fait aux artistes du collectif Richtung 22 pour avoir apposé de la craie devant la Philharmonie, celui fait à des militants exprimant leur solidarité avec les réfugiés, témoignent de la fermeté avec laquelle est traitée l’expression de dissensions politiques, en tout cas en première instance. A fortiori, la même chose vaut pour le juge européen, puisque c’est précisément par respect pour le processus démocratique national ainsi que l’appréciation du juge national qu’il permet une large marge d’appréciation aux États, lesquels sont après tout chargés d’une obligation de protéger la vie et la sécurité de la population. Il est tentant d’en faire un argument en faveur de mesures liberticides: ce qui n’est pas interdit par les instances européennes est permis, il faut donc l’utiliser. L’argument est erroné: certes, les instances européennes se limitent à fixer des standards minimaux, donc à interdire ce qui n’est pas permis par le traité dont ils assurent le respect, étant donné l’existence d’une tendance normative suffisante au niveau européen ou international. Elles encouragent toutefois toute protection supplémentaire, qui leur sert ensuite à étendre la protection au niveau européen.

En ce qui concerne le contrôle parlementaire, celui-ci paraît particulièrement illusoire au Luxembourg. Sa léthargie en matière de droits fondamentaux, le refus d’augmenter significativement la protection accordée par la Constitution, mais encore sa participation à leur limitation inquiètent. N’oublions pas l’exemple du service du renseignement – surveillance massive de la population, manipulations politiques, sans la moindre réaction de la Chambre des députés, qui n’a pas seulement refusé de saisir le Parquet de fautes professionnelles d’agents du SREL, mais encore récemment accru les pouvoirs du service du renseignement. Pensons également à l’emploi d’un cheval de Troie informatique – permettant la surveillance à distance de toute démarche informatique – en l’absence de base légale suffisante, donc illégalement, sans là encore que personne – à part quelques journalistes engagés – ne s’interroge. Ajoutons à cela le consensualisme autour du vote des lois antiterroristes ainsi que le nombre fort réduit de voix dissidentes dans les partis et l’on comprend que la confiance n’est pas de mise.

Contrôle réel ou non, des délais limitant l’effet dans le temps des mesures adoptées sont censés encadrer l’instrument et donc rassurer les derniers sceptiques: ne vous inquiétez-pas, ce n’est que temporaire. C’est oublier que l’état d’urgence est la boîte de Pandore de nos démocraties: une fois qu’on l’ouvre, il est difficile de la fermer. Dans un contexte déjà marqué par la multiplication de mesures liberticides, il est prévisible que les mesures adoptées sous l’état d’urgence – qui, étant dérogatoires mais apparaissant utiles – seront rapidement entérinées dans le droit commun. Des outils trop pratiques, tout simplement, pour ne les appliquer qu’exceptionnellement. Les délais apportés par la Constitution pour limiter les effets dans le temps de l’état d’urgence n’ont donc que peu de pertinence. Or c’est sur ce même encadrement que les quelques députés s’étant publiquement prononcés fondent leur confiance dans l’état d’urgence.

Les difficultés nombreuses consubstantiellement liées à un tel instrument expliquent la ferme hostilité qu’il rencontre notamment parmi les juristes français, opposition qui a eu le mérite de faire obstacle à la constitutionnalisation de l’état d’urgence. Ainsi, alors même que l’état d’urgence «à la française» a servi de modèle à la Chambre des députés, il est en réalité fort différent, non seulement en tant qu’il n’a qu’une base législative (et peut donc être effectivement contrôlé au regard des droits consacrés par la Constitution), mais encore parce que le Parlement y joue un rôle accru et réel. Il en va de même pour d’autres de nos États voisins, comme le note d’ailleurs le Conseil d’État dans l’avis précité:«tant l’Allemagne, que la Belgique, pourtant durement frappée, les Pays-Bas, l’Autriche et les États scandinaves considèrent que le dispositif législatif et réglementaire «normal» suffit pour contrer ce type de menace.» (p. 9).

L’ignorance néfaste d’une marginalisation réelle

Comment une laconique rhétorique basée sur un nécessaire équilibre entre liberté et sécurité a-t-il pu s’introduire dans le discours non seulement de conservateurs assumés, mais aussi de pionniers politiques comme Colette Flesch2? Comment une majorité se revendiquant du libéralisme, du socialisme et de l’écologie politique a-t-elle pu entériner l’état d’urgence sans qu’aucun de ses élus – nationaux, européens ou locaux – n’ait participé au débat public en n’exprimant ne seraient-ce que des préoccupations? Sans doute cela tient-il très largement à un détachement irréfléchi par rapport aux personnes potentiellement concernées par l’état d’urgence. L’absence de menace sérieuse d’une violation grave, massive et immédiate des droits fondamentaux suffit pour faire primer la loyauté ressentie, non sans opportunisme, à l’égard du parti politique. C’est qu’on oublie trop rapidement les avantages que peuvent procurer non seulement la couleur d’une peau (comme celle de l’auteure de cet article, celle des députés est d’une blancheur de porcelaine), les convictions religieuses (athées ou non affichées, en l’occurrence), mais encore et surtout le capital social accumulé (la réputation et les contacts protègent). Il ne suffit sans doute pas de mentionner le privilège social pour convaincre les concernés d’adopter le point de vue d’autrui, puisqu’aussitôt acquis, il est vécu comme une évidence invisible. D’aucuns raisonnent implicitement comme suit: «je ne vois pas comment moi, qui suis innoncent(e), pourrait être visé(e) par ce genre de mesure… comment donc quelqu’un de tout aussi innocent pourrait-il l’être?». Or, il est un fait que de telles réformes, de telles mesures liberticides, touchent en premier lieu celles et ceux qui sont déjà discriminés, marginalisés ou visés de quelque manière que ce soit: en raison de la couleur de leur peau, de leur origine, de leurs convictions religieuses ou politiques, de leur situation économique ou de leurs fréquentations. L’état d’urgence, y compris, voire surtout consacré par la Constitution, n’y échappera pas.

En réalité, il semble évident qu’aucune attaque ne saurait être prévenue sans un fonctionnement ciblé et encadré des services de renseignement européens, sans un revirement en matière de politique sociale afin d’éviter la marginalisation, sans un déclic en politique étrangère et de coopération, ce qui implique des politiques menées sur le long terme. Plutôt que de prendre les difficultés actuelles au sérieux, on préfère contribuer à la surenchère sécuritaire, consistant à s’armer d’un arsenal de mesures liberticides appliquées de manière généralisée. Ceci équivaut bien entendu à une augmentation corrélative du budget consacré à ces activités. Le Luxembourg ne fait pas exception en la matière. Les effets de la logique sécuritaire s’annoncent, certes, d’abord mineurs pour la population générale. Elle ne se sent simplement pas concernée parce qu’elle ne se reconnaît pas dans les catégories explicitement visées: lutte contre les mendiants, mesures anti-terroristes, interdiction de la burqa, etc. Toutefois, non seulement les atteintes aux droits de personnes plus vulnérables sont-elles une réalité préoccupante, elles créent par ailleurs un environnement normatif encourageant la généralisation de mesures liberticides.

Mais c’est précisément contre les effets pervers de raisonnements méconnaissant la réalité sociale qu’est censé protéger l’article 50 de la Constitution en ordonnant aux députés de voter dans l’intérêt général. Il est une chose de bénéficier de certains privilèges en partie indépendants de la volonté personnelle; il en est une autre d’oublier les personnes les plus vulnérables dans la prise de décisions affectant tout un chacun.

Il n’existe aujourd’hui qu’une urgence en la matière: celle de supprimer l’article 32, paragraphe 4. À ceux qui sont toujours convaincus qu’un État comme le Luxembourg ne saurait subir les dérives de l’état d’urgence, l’on ne peut que répondre le suivant: si les Luxembourgeois sont si vigilants, comment l’état d’urgence a-t-il pu être adopté avec autant de facilité? Il ne reste qu’à espérer que l’introspection nécessaire conduira tout un chacun, mais en particulier les députés, à s’engager pour la suppression de cet outil. Pour l’instant, une majorité consternante de la classe politique contribue activement, et sans le comprendre, au démantèlement de l’État de droit démocratique. Or, les institutions sont un héritage qu’il convient de défendre au quotidien afin d’éviter leur érosion progressive.

 

1 On relira avec profit les nombreux avis de la Commission consul- tative des droits de l’homme à ce propos.
2 On consultera l’émission « Riicht eraus » du 2 juin 2016 dans les archives de la radio 100,7.

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