Lex Roth, traducteur d’Albert Camus en luxembourgeois

A propos de la transposition langagière et culturelle

Enclavé entre germanité et latinité, le Grand-Duché semble prédestiné à engendrer des interprètes, des traducteurs, des jeteurs de ponts linguistiques. Mais la Faculté des lettres, des sciences humaines, des arts et des sciences de l’éducation de l’Université du Luxembourg (2003) semble encore ignorer les questions soulevées par la traductologie, contrairement au Centre de traduction littéraire de Lausanne (Université de Lausanne) qui en fait sa spécialité1. La traduction luxembourgeoise de deux romans célèbres d’Albert Camus par Lex Roth, auteur aux multiples publications en ce domaine2, est l’occasion de poser quelques questions de principe.

Traduire – trahir ?

Pour la traduction d’ouvrages littéraires, il n’y a pas de logiciel automatique né de l’intelligence artificielle. Une des tâches de la littérature comparée consiste à s’interroger sur les processus qui régissent ces exercices de transvasement. Traduction littérale ou littéraire ? La question du rapport entre une œuvre-cible et une œuvre-source allophone dépasse le niveau linguistique et ouvre l’espace interculturel. La traduction est-elle une œuvre autonome ? Est-elle à considérer comme une copie conforme, un doublon ou plutôt comme une interprétation, voire une distorsion de l’original ?

Des solutions éditoriales existent : texte traduit seul ; traduction annotée et commentée ; édition bilingue ; version multilingue, etc. Tel écrivain fait une « adaptation » du texte d’un confrère, Camus réécrivant par exemple Requiem pour une nonne de Faulkner3. Ce nouveau texte dans une autre langue, reflétant la lecture et le style personnel de l’adaptateur, est-il à considérer comme création authentique ? Est-ce une œuvre de Camus, comme le suggère le volume dans la Bibliothèque de la Pléiade, ou Faulkner peut-il en revendiquer la souveraineté auctoriale, juridiquement, l’écrivain traduit ayant droit à un tiers des droits d’auteur4 ?

Des intellectuels grand-ducaux ont publié des traductions littéraires5, comme Félix Thyes convertissant dès 1854 en français des extraits de nos premiers auteurs luxembourgophones, Georges Hausemer introducteur d’Emmanuel Bove sur le marché allemand, Pierre Joris auteur d’une version anglo-américaine de Paul Celan, Jean Portante traducteur francophone d’un roman luxembourgophone de Guy Rewenig (La Cathédrale en flammes pour Mass mat dräi Hären). Nombreux sont les traducteurs en luxembourgeois : Robert Bruch (De Mosella d’Ausone), Josy Braun (Le Petit Prince), Henri Muller (L’Odyssée), Raymond Schaack et Félix Molitor (Psaumes), Pol Tousch (trois romans policiers de Georges Simenon), etc. Aline Mayrisch-de Saint-Hubert fut la complice linguistique de Gide et de Grœthuysen pour des adaptations françaises de Rilke et de Maître Eckhart. Des érudits ont donné une version moderne de classiques latins et grecs, des poètes luxembourgeois ont traduit en allemand un confrère illustre (pièces de Victor Hugo par Nicolas Steffen et Jean-Nicolas Moes) ou en luxembourgeois (le Reineke Fuchs ou le Roman de Renart devenus Renert chez Michel Rodange).

Un traducteur annexionniste ?

L’approche de Lex Roth en traductologie est prudente et personnelle. Il rend hommage à l’auteur français, mais l’aborde avec une langue moins bien outillée que le français pour exprimer des idées abstraites, des termes techniques, une syntaxe plus souple, une pensée plus hardie du point de vue philosophique. L’apparente « simplicité » du vocabulaire camusien représente une difficulté supplémentaire, d’autant plus que la structure narrative introduit une interrogation qui pèse jusqu’à la fin sur l’identité du diariste qui prend en charge le récit sur l’épidémie.

Ce roman de Camus, notre compatriote le présente comme D’Pescht. Lëtzebuergesch Versioun6, comme si sa tâche de conversion langagière était un effort d’appropriation résultant d’un défi intellectuel. Et de se justifier : Hie schreift – als Philosoph! – esou e kloert Franséisch, datt d’Lëtzebuergescht dee Weltroman och packt … wann ee ‚Famill‘ an deenen zwou Sproochen ass. C’est le cas idéal, en effet, de maîtriser la langue/culture de départ et la langue/culture d’arrivée. Notre traducteur utilise des expressions imagées, familières, alors que Camus mobilise un glossaire plus neutre, moins passionnel, dans une perspective allégorique. L’avant-propos permet de jeter un regard dans l’atelier du traducteur face à un tel monument. Il faut adapter les différents niveaux de langue, gommés lors d’une lecture cursive, l’interrogation sur la traduction requérant une analyse par approximations : do geet een d’éischt ‚drun‘ a klëmmt da méi ‚déif‘ eran. Le luxembourgeois étant un dialecte allemand métissé d’environ cinq cents mots français, Roth n’a pas évincé cette hybridité. Il est conscient qu’un certain nombre de termes peuvent paraître vereelzt (surannés) et ne peut pas totalement éviter le reproche de recourir à des archaïsmes. Dans sa recension du transfert langagier de Lex Roth, le professeur Raymond Schaack insiste sur les nombreuses allusions ou citations littéraires qui par­sèment le récit proposé par Camus, ce qui présuppose chez le traducteur une belle confiance en soi et la conviction que sa langue natale y arrivera7.

Un traducteur créateur

Le vocabulaire utilisé par le traducteur est en tout cas tellement inventif qu’on se demande s’il ne prend pas plaisir à multiplier les néologismes de son cru. A consulter les publications de référence – Jean-François Gangler, Lexicon der Luxemburger Umgangssprache (wie sie in und um Luxemburg gesprochen wird) mit hochdeutscher und französischer Uebersetzung und Erklärung (L, 1847), Luxemburger Wörterbuch (Luxembourg, 6 vol., 1940-1954-1977), Henri Rinnen, Dictionnaire français-luxembourgeois (L, 1988), Marie-Thérèse Kroemmer, « Steng fir e lëtzebuergesch-franséischen Dictionnaire », Eis Sprooch (L, 1995) ou le dictionnaire luxembourgeois-français accessible en ligne –, on se rend compte que ces répertoires n’épuisent pas la créativité du philologue, qui opère comme avec une verve rabelaisienne.

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En juillet 2021, Lex Roth a publié sa version de L’Étranger8. Dès 1943, Aline Mayrisch-de Saint-­Hubert, réfugiée dans le Midi et souffrant de crises de neurasthénie – espèce de confinement aussi ! –, avait noté dans son carnet qu’elle venait de lire ce roman, sans toutefois formuler un avis. En l’occurrence, cette nouvelle traduction par Roth pouvait paraître plus aisée : une petite centaine de pages, un récit subjectif à la première personne scindé en deux volets (I. Avant le meurtre de l’Arabe par Meursault, II. Meursault en prison et au tribunal), moins de complexité structurelle, un narrateur moins cérébral. Mais Roth identifie les embûches : Et ass keng Allerweltssprooch an en onheemlech ‚dicht‘ Franséischt, dat net onbedéngt a jidderengem säi Sprooch-Rucksak passt … mä just dat huet mech gedriwwe fir et an eis ‚kleng Sprooch‘ ze setzen. Au total, les deux traductions lui auraient coûté six cents heures de travail9. 

Le titre pose problème. Cet Etranger, représente-t-il le pied-noir au milieu des Arabes, l’homme non intégré dans la société, l’être bizarre, solitaire, inadapté, disruptif, non croyant ? Comment en rendre compte en luxembourgeois ? De Friemen sous-entend les ambiguïtés du personnage. Le fait que le récit oralisé de Meursault se fasse essentiellement au passé composé correspond à une des particularités du luxembourgeois, où ce temps verbal renvoie aux actions révolues, l’idiome ne connaissant que peu de verbes à l’imparfait, le passé simple n’existant pas. Pour ces raisons, cette traduction-ci peut paraître plus convaincante que celle de La Peste. Ce qui ne veut pas dire que le lecteur lucide accepte tous les choix, par exemple quand Meursault envisage « d’aller [s]e baigner ». Traduction : bueden ze goen. Même en allemand, ce serait équivoque, baden gehen pouvant signifier « se planter ». En luxembourgeois, on dirait schwamme goen10. Ailleurs, le traducteur reprend textuellement un passage où Meursault parle d’une publicité amusante pour les « sels Kruschen », un produit pharmaceutique anglais très utilisé alors en France : le public français comprenait cet indice socioculturel. Lex Roth écrit Krusche-Salz : sans annotation explicative, il y a peu de chance qu’un lecteur grand-ducal saisisse l’allusion. Autre maladresse : le voisin Sintès explique à Meursault qu’il a « dit ses vérités » à sa maîtresse rétive. Traduction : An dunn hunn ech hir de Wouer geblosen. Ne pourrait-on dire : Ech hunn hir gehéiereg meng Meenung gesot?

Pourquoi ce type de traductions ?

Quoi qu’il en soit, De Friemen accrochera peut-être davantage le public que D’Pescht. Reste les questions qui fâchent. Quel public est visé ? Tous les lycéens luxembourgeois sont confrontés un jour ou l’autre à Camus. Le liront-ils de surcroît dans la langue de tous les jours ? Un « étranger », un non-Luxembourgeois, lira-t-il une telle traduction pour réussir le test linguistique qui peut lui valoir la naturalisation ?

L’enjeu est ailleurs. Les œuvres de Camus servent de faire-valoir au luxembourgeois, qu’il faut hisser à un niveau supérieur. Et puis, le traducteur a su transformer une situation sanitaire exceptionnelle en une forme de thérapie où, à force de se laisser emporter par l’élan, le faire dépasse la théorie : Plazeweis fillt een sech do an eiser Pandemie vun haut. Beim Iwwerdroen ass ee ganz anescht gepaackt wéi iwwer dem Liesen, heinsdo, no e puer Stonnen dra ‚gezappt‘, zimlech depressiv/getouft ; et war ower dowäert. D’PESCHT hänkt eisem ‚Sproochbeemche‘ ganz bestëmmt eng weider schéi Bull un seng Äscht11. 

Une petite rectification à propos d’une remarque du traducteur sur la quatrième de couverture : Camus a été lauréat du prix Nobel de littérature en 1957, non pour L’Étranger, mais pour l’ensemble de son œuvre, comme le stipule l’Académie suédoise.

Une remarque terminale sur Camus et le Luxembourg : Albert y avait des parents, ce qu’un collègue professeur de français et généalogiste a découvert, alors que l’écrivain n’en a jamais parlé. Une piste à suivre…

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Laissons Victor Hugo trancher le débat sur le statut de la traduction. Dans son essai William Shakespeare (1864), vaste digression sur l’écriture, il note : « Traduire un poëte étranger, c’est accroître la poésie nationale. […] Une traduction est une annexion. » 

Traduire serait trahir, d’une certaine façon. Pour mieux dire sa vérité ? Le texte à traduire serait-il le prétexte à la création personnelle ? Comme tel poète de la Pléiade désireux de promouvoir le parler de son pays, Lex Roth se dévoue depuis des décennies à une « défense et illustration » du luxembourgeois avec l’ardeur d’un jeune homme ingénieux, alors qu’il est largement octogénaire. Que son exemple soit suivi par de nombreux « passeurs » de chez nous pour consolider la place du Grand-Duché sur le marché par définition interactif et mondialiste de la traduction littéraire. 

 

  1. https://www.unil.ch/ctl/home.html (toutes les pages Internet auxquelles est fait référence dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 10 décembre 2021).
  2. https://lb.wikipedia.org/wiki/Lex_Roth ; la notice bio-bibliographique dans le Dictionnaire des auteurs luxembourgeois par Roger MULLER † et Claude KREMER : https://www.autorenlexikon.lu/page/author/942/942/FRE/index.html
  3. Samedi 18 janvier 1958, Albert Camus assista à la représentation de son adaptation de la pièce de Faulkner au Théâtre municipal de Luxembourg, rue des Capucins.
  4. Depuis 1949, l’Unesco publie annuellement un Index Translationum. La Bibliographie courante de la littérature luxembourgeoise (ANL, puis CNL) recense les traductions effectuées par des auteurs luxembourgeois.
  5. Voir Frank WILHELM, « La traduction littéraire française au Luxembourg », Wolfgang PÖCKL et Michael SCHREIBER (éds), dans Geschichte und Gegenwart der Übersetzung im französischen Sprachraum, Frankfurt am Main, Berlin, Bern, Bruxelles, New York, Oxford, Wien, Publikationen des Fachbereichs Angewandte Sprach- und Kulturwissenschaft der Johannes Gutenberg-Universität Mainz in Germersheim, Reihe A Abhandlungen und Sammelbände, vol. 46, 2008, p. 93-113.
  6. Albert Camus, D’Pescht. Lëtzebuergesch Versioun Lex Roth, Esch-sur-Alzette, Editions Schortgen, 2020, 288p.
  7. Raymond SCHAACK, « „D’Pescht“ vum Albert Camus. De Lex Roth huet dem Albert Camus säi Wierk „La Peste“ op Lëtzebuergesch iwwerdroen », dans Luxemburger Wort,
    6-7 février 2021.
  8. Albert Camus, De Friemen. Lëtzebuergesch Versioun Lex Roth, ibid., 2021, 106 p. – Selon un courriel du 4 juillet 2020 de Lex Roth à l’auteur de ces lignes, la traduction de L’Étranger était finalisée, celle de La Peste était an der Mautsch [en train de mariner]. 
  9. Lex ROTH, « D’Pescht », « eng Klack fir eis Sprooch », dans Luxemburger Wort, 6-7 juin 2020.
  10. Nous autres gamins epternaciens disions couramment dans les années 1950 : mir ginn éis zoppen (nous plonger) dans la piscine fluviale de la Sûre.
  11. Lex ROTH, « Maacht dach mol „gedam“ », « eng Klack fir eis Sprooch », dans Luxemburger Wort, 2-3 janvier 2021.

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