L’exode rural au Luxembourg entre 1890 et 1940

Mouvements de migration interne suite au développement de la sidérurgie luxembourgeoise

Comment sont nées à partir de la fin du XIXe siècle, dans un milieu socio-économique donnée – le milieu agricole rural du Grand-Duché de Luxembourg–, les conditions pour une migration interne de l’Oesling vers le sud du pays.

À la recherche de conditions de vie meilleures

Mon intérêt pour les questions liées à la migration résulte sans doute en partie d’un épisode de mon histoire familiale, du côté maternel. En 1934, ayant perdu deux fois au cours de la même année son cheval de trait (une part importante de son capital d’exploitation) et n’ayant plus les moyens d’en racheter un nouveau, mon grand-père maternel, Jean-Baptiste, agriculteur-journalier, décide de quitter ses quelques lopins de terre à Asselborn, pour dorénavant mieux gagner sa vie et celle de sa famille (son épouse, six filles et deux fils), en tant que mineur à Differdange. Ce ne fut certainement pas une décision facile. Ma mère raconte qu’encore la veille de son départ, mon grand-père reçut la visite d’abord de l’instituteur, ensuite du curé du village, qui lui dirent:«Batti, du wäers dach net an dee Minett goen, bei di Messerpickerten an di Kommunisten!» Je me suis souvent demandé lequel des deux dangers était considéré comme étant le plus grave par les deux démarcheurs: celui de perdre sa vie ici-bas ou celui de perdre le salut éternel. (Notons au passage que les désignations de l’état social des agriculteurs utilisées dans l’Oesling sont fort expressives: Kräizerbauer = littéralement: «agriculteur portant la croix» pour les agriculteurs-journaliers pauvres et Härebauer = «agriculteur (Mon)seigneur» pour les agriculteurs riches.)

Ce départ d’Asselborn de mes ancêtres constitue bien une (é)migration, même si aucune frontière nationale n’a été franchie. Il a fait passer ma famille maternelle d’un contexte rural et catholique à un milieu sociologique totalement nouveau: dialectes, voisinages et conditions de travail différents. Mon grand-père, habitué à travailler au grand air, se retrouve à galérer sous terre, dans les mines de minerai de fer, et ce pendant 56 heures par semaine, durée de travail ordinaire des mineurs à l’époque.

Essor de la sidérurgie luxembourgeoise à partir de la fin du XIXe siècle

Nombre de domestiques agricoles, journaliers et petits paysans originaires de l’Oesling ont vécu des ruptures similaires, de la fin du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle. En effet, lorsque sont établies ses frontières actuelles en 1839, le Luxembourg est un pays agricole pauvre, incapable de nourrir correctement l’ensemble de sa population: tout au long du XIXe siècle, près d’un quart des habitants du pays cherchent des conditions de vie meilleures dans l’émigration, vers les pays voisins (France, Belgique,…) ou même lointains (essentiellement les États-Unis, quelques-uns au Brésil ou en Argentine, …).

La situation change progressivement, mais radicalement, avec le développement industriel du pays, basé sur la sidérurgie: vers 1840 sont découverts des gisements de «minette», minerai à teneur de 30 à 35% de fer. Ces gisements s’étendent du sud du Grand-Duché jusqu’à Nancy en France. Au Luxembourg, ils ne couvrent que 3600 hectares mais ont l’avantage d’être situés en bordure du bassin ferrifère, en affleurements ou à une faible profondeur. La construction du chemin de fer (à partir de 1859) va de pair avec une augmentation fulgurante de l’extraction de la minette, dont une partie sert au développement de la sidérurgie du pays, le reste étant exporté. En 1879, l’Anglais S. G. Thomas met au point un procédé permettant de transformer en acier le minerai phosphoreux du Luxembourg; Il s’ensuit l’essor rapide de la production d’acier dans le sud du pays, appelé depuis aussi «Bassin minier», ou simplement Minett en luxembourgeois, avec des aciéries qui se construisent à proximité des gisements ferrifères, d’abord à Dudelange (1886), puis à Differdange (1900), à Rodange (1905), à Esch/Belval (1912) et enfin à Schifflange (1913). Au début du XXe siècle, la sidérurgie luxembourgeoise se classe parmi les six premiers producteurs d’acier au monde 1!

«Au début (de ce développement industriel), les usines embauchent surtout de la main-d’œuvre qualifiée allemande, belge ou française, pour aider à la construction et à la mise en marche des hauts-fourneaux. Les Luxembourgeois, dont la plupart sont d’origine paysanne, semblent dans les premiers temps assez réticents au travail à l’usine et ne possèdent souvent pas la qualification requise (…) Ce n’est qu’à partir de 1892 que les ouvriers italiens arrivent en masse au Grand-Duché. (…) Dès le début des hostilités (de la Première Guerre mondiale), les ouvriers allemands et italiens quittent précipitamment le Luxembourg (…) L’ensemble de ces départs massifs aura de profondes répercussions sur la structure du monde ouvrier. Peu à peu, les Luxembourgeois remplaceront dans l’industrie la main-d’œuvre étrangère. Alors qu’en 1913 la main-d’œuvre luxembourgeoise est encore minoritaire dans l’industrie sidérurgique et minière (39,5%), elle sera largement majoritaire en 1918 (70%) et le restera désormais 2.».

C’est ce développement industriel qui va, à terme, permettre à une partie de la population agricole pauvre de l’Oesling de trouver des conditions de vie moins misérables au sud du Grand-Duché. Cette migration interne concerne davantage l’Oesling que le reste du pays: les Ardennes luxembourgeoises, caractérisées par des terres agricoles peu profondes et pauvres en calcaire, donnent des rendements inférieurs à ceux du Centre-Sud, région qui n’est pas appelée par hasard Gutland («Bon Pays»).

La concurrence pour la main-d’œuvre qui naît au Grand-Duché entre l’industrie et l’agriculture est fort bien illustrée par le commentaire suivant figurant dans un rapport, publié en 1895, d’Eugène Fischer et J. P. J. Koltz sur l’évolution de l’agriculture luxembourgeoise entre 1839 et 1889 (Statistique historique du Grand-Duché de Luxembourg, Agriculture): «L’agriculture se plaint depuis 1870 de la pénurie des bras se livrant à la culture de la terre. La main-d’œuvre est non seulement rare et par suite dispendieuse; elle est encore difficile à trouver et surtout à conserver (…) Les exigences d’une main-d’œuvre ignorante de ses intérêts véritables augmentent tous les jours. L’exploitant paye des salaires de plus en plus élevés, et l’ouvrier devient de plus en plus exigeant. Autrefois, avec une faible rétribution, le manouvrier remplissait ses devoirs; avec l’augmentation des salaires est venue une plus grande nonchalance; il se sent indispensable. Au temps de jadis, l’ouvrier travaillait tous les jours de la semaine; depuis qu’il est mieux payé, il lui faut, outre le dimanche, au moins le lundi franc. L’exemple de l’ouvrier de l’industrie l’a séduit. Le mirage d’un gain plus élevé lui fait prendre en maigre estime le travail des champs 3

Pénurie de main-d’œuvre agricole au Luxembourg au début du XXe siècle

Un premier rapport de la Commission spéciale du «Landwûol» 4 cite les bas salaires payés dans l’agriculture, ainsi qu’une diminution de 50% de la natalité  (de 31,6%  en 1901 à 15,1% en 1936) comme étant des causes de la pénurie de bras que connaît l’agriculture luxembourgeoise. En 1936 au Grand-Duché, la natalité est plus basse dans les cantons ruraux que dans les régions urbaines, phénomène que ledit rapport attribue à l’exode rural vers les villes des couches jeunes de la population. En tout cas, les débuts timides de la mécanisation en agriculture au début du XXe siècle, au Luxembourg comme dans le reste de l’Europe de l’Ouest, la disparition d’un certain nombre de très petites exploitations et le remplacement de certaines cultures intensives par le pâturage n’ont pas été des éléments suffisants pour combler la pénurie de main-d’œuvre dans le secteur agricole, pénurie devenue chronique depuis 1870 jusqu’à nos jours.

La rentabilité faible de l’agriculture induit des salaires bas dans ce secteur: en 1935, le salaire (argent plus prestations en nature) est de 22,40 fr./jour dans l’agriculture, mais de 44,20 fr./jour dans la sidérurgie et de 47,91 fr./jour dans les mines et les carrières (Commission spéciale du «Landwûol»).5

De plus, les conditions de logement et la nourriture fournie aux salariés agricoles laissent quelquefois à désirer. Ces derniers n’ont pas de possibilité de promotion et ne bénéficient ni de congés payés, ni d’une limitation du temps de travail journalier. En matière d’assurances sociales, seule l’assurance-accident est obligatoire, l’assurance-maladie est facultative, les assurances-vieillesse et -invalidité ont même été supprimées dans le secteur agricole luxembourgeois avant la Deuxième Guerre mondiale.

Peu à peu, et significativement à partir de la Première Guerre Mondiale, les candidats luxembourgeois à l’exode rural passent plus fréquemment à l’acte: les facteurs qui les poussent à quitter leur milieu d’origine sont devenus plus forts que les (facteurs) freins, individuels (peur de l’inconnu) ou collectifs (pressions exercées par leur milieu). Évidemment, les réticences du milieu d’origine n’ont pas disparu: citons p.ex. l’existence même de l’association «Landwûol, Luxemburger Verein für ländliche Wohlfahrts- und Heimatpflege»; (sous-titre : «Retour à la Terre») (Ndlr : en français dans le texte), qui publie (irrégulièrement) un périodique du même nom Landwûol. Le numéro 10 de juillet 1926 est doté d’un nouveau frontispice, portant la devise «Bleif dohém» (Reste chez toi), illustré par un dessin symboliste de même signification. L’éditorial Glückauf zu weiterem Beginnen de ce même numéro rappelle qu’un des objectifs majeurs de l’association est la lutte contre l’exode agricole et rural.

Néanmoins, les contraintes économiques restent trop fortes et l’exode rural continue, à tel point que pour faire face au problème de la pénurie de personnel dans l’agriculture, le gouvernement luxembourgeois, en concertation étroite avec la profession agricole, tâche de remédier au problème en facilitant l’arrivée et l’embauche de salarié(e)s provenant de plus en plus loin: Polonais (1937-1939), après 1945 d’abord prisonniers de guerre allemands, puis Italiens, Néerlandais (à partir de 1951), Portugais (à partir de 1962), et finalement à nouveau Polonais (à partir des années 1980, principalement dans le vignoble luxembourgeois).

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