L’exploitation cinématographique au Luxembourg

Les salles de cinéma dans l’air du temps

Non, la salle de cinéma n’est pas morte. Ni au Luxembourg ni en Europe ou ailleurs dans le monde. Dans beaucoup de pays, de plus en plus de salles sont créées, non seulement dans certains pays émergents comme en Inde ou – surtout – en Chine, mais également dans des pays plus près de nous comme la France qui, en 2016, a connu son second meilleur résultat en termes de spectateurs depuis 50 ans1. Selon de premières estimations, les salles européennes ont réalisé en 2016 en moyenne une progression de 1,6 %2 par rapport à l’année précédente, ceci après avoir déjà connu une augmentation de 6 % en 20153. Malgré la prolifération de nouvelles plateformes pour consommer les films, le grand écran reste donc bien établi comme lieu privilégié pour les voir.

Bref contexte historique luxembourgeois

Rappelons qu’au milieu des années soixante du siècle dernier, le Grand-Duché comptait plus de 50 salles de cinéma, toutes à écran unique et bien réparties à travers le pays. Plus de cinq millions de tickets étaient vendus chaque année, ce qui correspondait à l’époque à environ 14 visites annuelles au cinéma par habitant. La télévision à domicile ainsi qu’une mobilité accrue par une généralisation des voitures particulières allaient fortement toucher ce secteur à la fin des années 60 et au cours des années 70 et 80. Face à la chute dramatique du nombre de
spectateurs, les exploitants de l’époque ont finalement baissé les bras au lieu d’agir activement contre cette tendance. Ils n’ont que très rarement investi dans leurs infrastructures souvent anciennes, vétustes et inconfortables et ont omis de mettre en place un marketing adéquat, auparavant inexistant car pas vraiment nécessaire.

Sauf dans la capitale, les cinémas régionaux ont peu à peu disparu. En 1983, un groupe de cinéphiles créa le Ciné Utopia au Limpertsberg et initia la création de nouvelles salles (Kinosch à Esch-sur-Alzette – aujourd’hui fermé, Klenge Kino à Schrondweiler – aujourd’hui fermé, Ciné-
maacher à Grevenmacher, Prabbeli à Wiltz), respectivement la rénovation et réouverture d’anciennes salles désaffectées (Orion à Troisvierges, Scala à Diekirch, Le Paris à Bettembourg, Sura à Echternach), par le biais d’une association soutenue par le ministère de la Culture (CDAC asbl – Centre de diffusion et d’animation cinématographiques). La seule salle régionale n’ayant jamais fermé ses portes jusqu’à ce jour reste le Ciné Kursaal à Rumelange, exploité par la famille Massard.

Le paysage de l’exploitation au Luxembourg a été complété, depuis le milieu des années 90, par la création de deux multiplexes: Utopolis (10 salles) au Kirchberg et CinéBelval – rebaptisé Utopolis depuis 2012 (8 salles) – à Esch/Belval. D’autres cinémas ont ouvert ces dernières années comme le Ciné Waasserhaus à Mondorf-les-Bains ou le Ciné Ermesinde intégré au lycée à Mersch alors que le Ciné Ariston à Esch-sur-Alzette est actuellement fermé, la Ville d’Esch souhaitant toutefois le rouvrir sous une forme ou une autre. À noter également l’ouverture depuis déjà un certain temps d’un miniplex de 5 salles à Diekirch et la volonté de la commune de Kahler d’intégrer une petite salle de cinéma dans un nouveau centre culturel en projet.

Évolution de l’exploitation au Luxembourg et contexte concurrentiel

En 1995, le nombre de spectateurs dans les salles de cinéma était tombé à environ 580000 par an, correspondant à 1,77 visites annuelles au cinéma par habitant. Après l’ouverture d’Utopolis Kirchberg en décembre 1996 et la modernisation de certaines des salles du réseau régional CDAC, le nombre de visiteurs a fait un considérable bond en avant pour atteindre plus de 1,4 millions de spectateurs en 1998 (3,32 visites par an). Entre 2005 et 2015, la fréquentation pour l’ensemble du pays s’est stabilisée autour de 1,1 et 1,3 millions d’entrées, ce qui est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle.

Face à l’évolution des offres alternatives pour les loisirs culturels qui se sont développées ces dernières années au Luxembourg (Philharmonie, Rockhal, concerts, théâtres, expositions, foires, etc.), la baisse entre les meilleures années d’il y a plus de 10 ans et maintenant reste relativement modeste. Ceci d’autant plus qu’il y a très certainement une concurrence qui s’est développée par les plateformes alternatives pour visionner des films (DVDs, télé de rattrapage, VOD, sVOD, et la moins coûteuse d’entre toutes: le téléchargement ou le streaming illégal). Mais la concurrence principale de la salle ne réside probablement pas dans la prolifération de ces plateformes alternatives qui, sauf bien entendu dans le cas de la piraterie, permettent d’apporter des revenus supplémentaires à la production et bénéficient ainsi par ricochet à l’exploitation en salles en permettant la production de nouveaux films. La «bagarre» que se livrent aujourd’hui les fournisseurs des loisirs culturels et autres services virtuels ou réels est une bagarre concurrentielle pour le temps dont le client ou l’intéressé potentiel dispose. Face à ces défis et contrairement à ce qui était le cas il y a une trentaine d’années, les exploitants sont constamment confrontés à une nécessité d’innovation technique ou autres afin de convaincre le consommateur ou le cinéphile que le temps qu’il va consacrer à la salle de cinéma sera pertinent et lui apportera une vraie valeur.

La mauvaise nouvelle qui pondère quelque peu ce que je viens de dire ci-avant, est que l’accroissement considérable de la population ne s’est pas vraiment traduit par une fréquentation accrue. Mais nous y reviendrons. Malgré ce léger bémol, on peut cependant considérer que la fréquentation au Grand-Duché reste très appréciable avec, en 2015, un ratio de 2,3 visites annuelles par résident alors qu’au niveau européen, il n’est que de 1,6 (France et Irlande: 3,3). Ceci est probablement dû à l’effet combiné de l’immigration et de la qualité de l’infrastructure cinématographique qui, en général, est parmi les meilleures au monde en termes de confort et de qualité de projection.

L’audience

Connaître son audience, sa clientèle, est de nos jours un facteur essentiel pour le développement d’un secteur. Le cinéma n’y échappe pas. Dans toute la chaîne de diffusion des films, du producteur vers le distributeur en passant par le vendeur international, c’est en principe l’exploitant qui est en contact direct avec le spectateur et devrait donc le connaître le mieux. Si le petit exploitant a toujours un contact direct avec ses habitués et joue souvent le rôle de curateur ou de passeur de films, les entreprises plus importantes, voire multinationales, se donnent maintenant les moyens informatiques pour mieux connaître leurs audiences en espérant mieux pouvoir les cibler et les fidéliser. Mais quelle est l’audience au Luxembourg?

Aucune étude approfondie n’a été réalisée récemment, mais beaucoup d’indices suggèrent que la clientèle du cinéma au Luxembourg est une clientèle plutôt exigeante en ce qui concerne la qualité des films. En effet, lorsqu’on compare les résultats des films au Grand-Duché avec ceux de certains autres pays, on doit constater que, régulièrement, des films de qualité (récemment p.ex.: Manchester by the Sea, Moonlight ou Jackie) se situent nettement mieux au hit-parade des meilleurs résultats que dans les pays voisins alors que les grands films «à popcorn» ne trouvent proportionnellement pas le même «grand public» qu’à l’étranger et s’essoufflent plus rapidement.
Il semblerait ainsi, sans que cela soit scientifiquement établi, qu’à côté des jeunes et des familles, ceux qui vont régulièrement au cinéma au Luxembourg émanent largement d’une classe sociale plutôt cultivée, cosmopolite, internationale et ouverte d’esprit. Si bien évidemment il y a également un grand public populaire largement à l’origine des bons résultats de fréquentation, le manque sur nos écrans de versions doublées en allemand semble avoir fait perdre au secteur une large partie des autochtones. Ceux-ci ont délaissé les salles où ils étaient longtemps obligés de lire des sous-titres français (et flamands, par ailleurs parfaitement inutiles au Luxembourg). Cette partie du public plutôt germanophile semble avoir pris le tournant de regarder les films soit sur une chaîne de télévision germanophone, soit en téléchargeant de manière souvent illégale des versions allemandes piratées. Même si depuis une vingtaine d’années – et surtout depuis la transition vers le cinéma numérique – presque tous les films grand public sont présentés au Luxembourg tant dans des versions originales sous-titrées (français-flamand ou allemand-français) que dans des versions doublées en allemand et en français, il se révèle difficile de reconquérir cette partie perdue de la clientèle. Notons qu’en règle générale, les versions originales restent les favorites du public sauf pour les films familiaux et les «blockbusters» très populaires où les versions allemandes viennent largement en tête. Les versions françaises sont de loin les moins porteuses. Contrairement à ce que d’aucuns avaient pensé, la situation est encore plus prononcée à Esch-sur-Alzette et Belval où ce sont surtout les versions allemandes qui dominent de loin les résultats alors qu’il y a nettement moins de demande pour les versions originales et surtout françaises. Il semblerait qu’à l’exception de la capitale, ce sont surtout les versions allemandes qui attirent un public significatif.

La place du cinéma luxembourgeois parmi les autres films

Plus de 1600 films sont actuellement produits chaque année en Europe. Tendance à la hausse. En 2016, 855 films ont été montrés sur les écrans français. Parmi tous ces films, 446 ont réalisé moins de 10000 entrées sur tout le territoire français4! En 2015, il n’y a heureusement eu qu’un peu moins de 300 titres ayant connu une sortie régulière sur les écrans luxembourgeois. Cela correspond à entre quatre et cinq films chaque semaine. Les programmateurs n’arrivent plus à suivre. Les spectateurs non plus. Mais il s’agit un peu d’un problème de luxe aussi bien pour les exploitants que pour les spectateurs. Pour les producteurs et les distributeurs, pourtant à l’origine de cette pléthore, c’est un vrai problème. En effet, il y a bien évidemment un grand souci d’accès aux salles dont la rentabilité, voire la viabilité ne dépendent pas de la quantité des films disponibles, mais du succès public d’un maximum de ces films. Et n’oublions pas qu’au Luxembourg, contrairement à certains autres pays, les salles commerciales ne sont pas subventionnées ou aidées indirectement par l’organisation systématique de séances scolaires éducatives financées par les communes ou par l’Éducation nationale.

Les programmateurs des salles non subventionnées sont donc forcément obligés d’appliquer des critères commerciaux et d’enlever de l’affiche les films qui ne permettent pas de couvrir au moins les frais engendrés par les séances en question. Un conflit naturel s’est ainsi installé entre producteur/distributeur toujours fortement subventionnés tant localement qu’au niveau européen et l’exploitant qui doit assumer lui-même ses frais. Il va sans dire qu’un film qui pourrait avoir le potentiel pour trouver son public devrait toujours recevoir la chance d’une sortie en salle, quitte à être déprogrammé dès la deuxième semaine en cas d’échec.

Dans tous les pays au monde, la différence entre une bonne année pour les salles et une mauvaise année dépend souvent de la production nationale. Au Luxembourg, tel n’est malheureusement pas le cas car la production à caractère purement national ou régional est tout simplement trop peu importante et les coproductions minoritaires avec p.ex. la France ou la Belgique n’ont pas plus de potentiel au Grand-Duché que beaucoup d’autres films français, belges, autrichiens ou allemands. La part de marché du cinéma national en France était de 35,5% en 2015. En Allemagne, elle était de 27,5%, en Belgique de 10% et au Luxembourg de 2,1% y compris toutes les coproductions5.

Le cinéma luxembourgeois ne joue donc qu’un rôle marginal dans les salles de cinéma du pays. Un rôle marginal, mais il a toujours eu une présence garantie, même pour les coproductions minoritaires. Depuis les débuts de ce qu’on peut appeler aujourd’hui le cinéma luxembourgeois, les salles ont toujours soutenu la production émergente, notamment lorsqu’il s’agissait d’œuvres plus typiquement luxembourgeoises. Certaines productions ont même déjà réussi à entrer au hit-parade des 20 meilleurs résultats, corroborant ainsi l’importance des productions nationales pour les salles.

À partir de combien de spectateurs dans les salles peut-on parler de succès pour un film? La réponse dépendra bien évidemment de chaque film et seul le producteur pourra la donner. L’expérience nous a appris que 3000 tickets vendus constituent une certaine réussite. Cela veut dire que le distributeur touchera environ 9000 € comme taux de location de la part des salles. Les plus grands succès «nationaux» ont réalisé, pour certains, 15000 entrées, ce qui ne correspond toujours qu’à une recette distributeur, c’est-à-dire avant frais de marketing, d’environ 45000 €. Si nous imaginons qu’un film luxembourgeois arrive à égaliser le score de Titanic de 130000 entrées en 1997, la recette serait de 400000 €, toujours loin des frais de production. Un film luxembourgeois ne pourra jamais être rentable sur le marché national et cela n’est certainement pas sa finalité pour autant qu’il contribue à la formation de jeunes talents tant artistiques qu’artisanaux et à façonner et renforcer notre identité culturelle.

Vu les véritables réussites artistiques récentes de productions qu’on doit vraiment qualifier de luxembourgeoises et de l’émergence de jeunes réalisateurs/trices chez qui on peut déceler un vrai talent, il reste fort à parier que le cinéma luxembourgeois pourra facilement consolider la pertinence de sa présence dans les salles du pays.

1 Source: site internet CNC (Centre national du cinéma et de l’Image animée), Paris 2017
2 Source: UNIC Annual Report 2016, Bruxelles, 2016
3 Source: communiqué de presse UNIC du 9 février 2017
4 « Le Classement 2016 des film» in : le film français, 27 janvier 2017, pages 31 à 42
5 Source: UNIC Annual Report 2016, Bruxelles, 2016

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