L’ignorance des droits fondamentaux, un privilège luxembourgeois?

Procès Luxleaks, cheval de Troie informatique, état d’urgence et interdiction de la burqa… dans tous ces dossiers, le traitement des droits fondamentaux laisse à désirer. Il semblerait que les juristes luxembourgeois aient encore, et malgré plus d’un demi-siècle d’appartenance du Grand-Duché à la fois à l’Union européenne et au Conseil de l’Europe, quelques problèmes d’assimilation des principes fondamentaux en matière de droits de l’homme. Entendons-nous bien: toute affaire ne pose pas forcément un problème en termes de droits fondamentaux, tout comme une garantie invoquée n’est pas automatiquement un droit violé. Il est aussi possible qu’un jugement soit erroné, raison pour laquelle notre État de droit comporte plusieurs degrés de juridiction.

Le problème que nous relevons est d’une autre nature: diverses affaires des derniers mois témoignent en effet d’une ignorance manifeste et tout à fait choquante des droits fondamentaux de la part de personnes ayant pourtant une formation en droit.

Du manque d’ambition…

Bien que le Luxembourg reconnaisse depuis longue date le statut supra-constitutionnel du droit européen et international1, – ou peut-être à cause de cette reconnaissance trop rapidement devenue une évidence – il ne manque pas de tomber dans l’écueil du suivisme passif: alors que les garanties européennes sont explicitement définies comme un standard minimum qu’il est loisible aux États d’étendre, le Luxembourg préfère bien souvent considérer ce minimum comme seul standard applicable. On relèvera ainsi le débat actuel sur le prétendu projet d’interdiction de dissimulation du visage – (très) aisément démasqué comme interdiction de la burqa. Il est vrai que, dans un cas concernant la France, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que cette seule interdiction ne violait pas la Convention. Néanmoins, ce n’était pas sans souligner qu’«un État qui s’engage dans un processus législatif de ce type prend le risque de contribuer à la consolidation des stéréotypes qui affectent certaines catégories de personnes et d’encourager l’expression de l’intolérance alors qu’il se doit au contraire de promouvoir la tolérance2». Au regard de cet avertissement, on voit mal pourquoi le gouvernement s’acharne à imposer un texte manifestement motivé par de l’électoralisme, sans égard aux conséquences que cette interdiction aura pour les principales concernées, tout comme pour le climat social.

Il en va de même pour le projet de révision de la Constitution prévoyant d’étendre la notion d’état d’urgence. Certes, la Commission de Venise du Conseil de l’Europe estime ce genre de dispositions en principe compatible avec la marge d’appréciation dont bénéficient les États3. Elle n’en insiste pas moins sur la nécessité d’un encadrement strict afin d’éviter tout abus. Malgré un avis extrêmement critique du Conseil d’État4, les députés, menés par le juriste Alex Bodry5, tiennent à entériner le projet, c’est-à-dire en accordant une liberté d’action excessive à l’exécutif dans des situations sur lesquelles pèse un flou définitionnel inquiétant.

… par la violation de la jurisprudence européenne…

Or, le Luxembourg ne pèche pas seulement par son manque d’ambition, mais omet encore bien souvent de respecter ses obligations conventionnelles pourtant clairement énoncées. Un exemple tout à fait parlant est l’aveu gouvernemental de l’acquisition et de l’utilisation d’un cheval de Troie informatique, capable d’intercepter les données privées d’usagers sans que ceux-ci en aient conscience ou s’en aperçoivent. S’il y a une base légale pour différents types spécifiques et précis de surveillance, la surveillance informatique n’en fait pas partie. Toutefois, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme établit sans ambiguïtés que la surveillance doit respecter un cadre strict, ce qui implique que les types de surveillance mis en œuvre soient explicités par le cadre législatif6. Le Conseil d’État ne s’est donc pas trompé dans son avis récent, lorsqu’il souligne, concernant l’ajout d’un autre type de surveillance, qu’il est certes «conscient du fait qu’il s’agit d’un texte qui figure déjà à l’article 88-1, alinéa 4, du Code d’instruction criminelle actuellement en vigueur au sujet des écoutes téléphoniques» mais que «dans la mesure où la sonorisation et la captation des données informatiques à l’intérieur de lieux ou de véhicules privés vient s’ajouter au dispositif législatif prévu, il s’opère une modification majeure en matière d’intrusion dans les droits»7. La même conclusion s’impose évidemment pour la captation informatique de données.

… jusqu’à l’ignorance pure et simple

Enfin, il est des cas dans lesquels les juristes considèrent, tout à fait à tort, que le droit luxembourgeois serait l’unique ensemble de normes applicable, au mépris flagrant notamment de la Convention européenne des droits de l’homme. Il en a été témoigné dans un contexte particulièrement malencontreux, car observé par les médias du monde entier, à savoir le procès dit LuxLeaks. En effet, non seulement le Premier ministre Xavier Bettel a-t-il dans une première réaction considéré qu’il fallait appliquer le seul Code pénal – oubliant manifestement les garanties européennes applicables au même titre, et primant sur le droit interne8 – mais encore le bâtonnier Prum a cru nécessaire de s’exprimer non pas en son nom personnel, mais bien dans sa qualité de représentant des avocats du Luxembourg afin de réitérer la même erreur grossière9. Celle-ci est d’autant plus grave que la jurisprudence européenne en la matière est abondante10 et que même le tribunal jugeant en première instance a retenu la qualification de lanceur d’alerte ainsi que l’existence d’une action menée dans l’intérêt général11. Citons encore dans ce même contexte du procès LuxLeaks l’appel du Parquet général contre l’acquittement du journaliste Édouard Perrin, un appel basé sur un argumentaire ignorant tout des droits fondamentaux et ayant bien embêté l’avocat général J. Petry lors du procès en appel…

Comment expliquer que des garanties aussi fondamentales soient jetées aux oubliettes et que les droits fondamentaux ne fassent manifestement pas partie du patrimoine assimilé par de nombreux juristes luxembourgeois?

Une indifférence liée aux privilèges économiques et sociaux

Au premier abord, un défaut de formation semble une explication envisageable. C’est par exemple ce qui découragea certains députés membres de la Commission des institutions et de la révision constitutionnelle d’adhérer à l’idée de l’inclusion d’une clause de la protection la plus étendue en matière de droits fondamentaux dans la nouvelle Constitution. Que dire de la proposition d’un des représentants du DP qui avait estimé qu’il faudrait organiser des formations pour les magistrats12, laissant sous-entendre ainsi clairement qu’en l’état actuel, les magistrats ne seraient pas suffisamment au courant de la jurisprudence notamment de la Cour européenne des droits de l’homme? Cette hypothèse, outre qu’elle témoigne d’une piètre confiance en l’un des piliers de l’État de droit, ne nous paraît toutefois guère convaincante. Non seulement les juristes luxembourgeois sont-ils tous formés dans des États dans lesquels les droits fondamentaux font au minimum des apparitions sporadiques en tant qu’éléments transversaux, par exemple en droit pénal ou en droit de la famille, mais il existe encore des formations spécifiques qui permettraient de rattraper d’éventuelles lacunes.

La réponse semble davantage tenir à un banal manque d’intérêt lourd de conséquences (au Luxembourg?), ainsi que l’avait déjà déploré le juge Dean Spielmann au moment de son élection à la présidence de la Cour européenne des droits de l’homme. Alors que la jurisprudence de cette dernière est
parfaitement accessible, via non seulement un moteur de recherche performant, mais encore des fiches de jurisprudence synthétisées ainsi que de nombreuses publications explicatives, elle semble bien trop peu consultée au Grand-Duché.

Peut-être est-ce parce que le Luxembourg n’est pas perçu – et se perçoit encore moins – comme un État dans lequel les droits de l’homme pourraient être violés. S’il y a certes quelques difficultés, celles-ci sont considérées comme des détails. Tant qu’il n’y aurait donc pas de violation grave ou systémique, la question ne mériterait pas que l’on s’en préoccupe. Cela est tout à fait caractéristique d’une situation socio-économique généralement privilégiée, particulièrement vrai pour les décideurs politiques ainsi que les grands cabinets d’avocats. Ceux-ci semblent tout simplement moins sensibles aux violations des droits fondamentaux qui touchent souvent des personnes déjà marginalisées. On notera par ailleurs que certains progrès accomplis – qui existent tout de même – l’ont été, soit grâce à l’effort quasiment isolé de longue haleine de certains députés (on citera le duo Err-Huss et le droit à mourir dans la dignité), soit parce qu’ils convergent avec des préoccupations des responsables politiques (on notera la loi sur le mariage homosexuel). S’il faut se féliciter de ces derniers, il ne faudrait toutefois pas se reposer sur ses lauriers. Au contraire: le droit étant par nature une matière évolutive, sensible et réactive à l’évolution de la société, il convient de rester attentif à celle-ci afin de l’accompagner convenablement13.

Par ailleurs, il est tout à fait manifeste qu’il existe au Luxembourg une captation de l’intérêt général par des groupes d’intérêts privés, en l’occurrence les acteurs gravitant autour de la place financière. Les juristes employés par celle-ci (ou gagnant leur argent grâce à celle-ci) n’auront tendance à mobiliser les droits fondamentaux que dans l’hypothèse où l’un de leurs clients aisés se trouve en difficulté – notons ainsi par exemple l’utilisation stratégique des arguments concernant le procès équitable en matière de droit de la concurrence. Les juristes en politique, phagocytés par un raisonnement tristement naïf – la place financière rapportant des recettes à l’État, tout ce qui sert la place financière devrait servir l’intérêt général – se mettent rapidement au service des intérêts de la grande finance, comme le démontre non seulement la politique fiscale en général, mais également les réactions à l’affaire Luxleaks en particulier. Évoquer, d’un côté, certaines libertés fondamentales afin de promouvoir la libre circulation des capitaux, mais se retrancher, d’un autre côté, sur le protectionnisme national par rapport aux droits fondamentaux des citoyens – voilà ce qui risque, en définitive, de permettre aux oligarques de la grande finance de manipuler l’État de droit à leur guise – le self-service parfait!

Si ces brefs éléments permettent d’entamer une réflexion sur les raisons de la passivité luxembourgeoise en matière de droits de l’homme, une explication n’est en rien une excuse. Alors que le Grand-Duché entend se définir comme une société politique fondée sur le respect des droits de l’homme14, il est tout simplement inacceptable que les problèmes qui se posent au Luxembourg soient banalisés. L’heure n’est tout simplement plus à la baignade dans la médiocrité complaisante, et, en tant qu’experts en la matière, les juristes devraient être les premiers à s’approprier le droit européen pour faire avancer l’État de droit.

 

1 Cass. 8 juin 1950, p. 15, p. 41 et Cass. 14 juillet 1954, p. 16, p. 150.
2 Cour EDH, 1er juillet 2014, S.A.S. c. France, req. 43835/11, § 149.
3 Commission européenne pour la démocratie par le droit, 14 mars 2016,
Avis n° 838 / 2016 sur le projet de loi constitutionnelle «de protection de la nation » de la France.
4 Conseil d’État, 15 juillet 2016, avis 51.562. Voy. p.ex. p. 9 : « La proposition de révision donne le signal erroné que les règles traditionnelles de l’État de droit ne suffiraient pas pour maintenir l’ordre public et risquera d’être perçue comme le passage de l’impératif de la sauvegarde des libertés publiques et des droits fondamentaux à celui du maintien de la sécurité publique ».
5 Ainsi qu’indiqué sur les ondes de la radio 100,7 tout juste après la publica- tion de l’avis du Conseil d’État : https://www.100komma7.lu/article/aktualiteit/ etat-d-urgence-terrorismus
6 Voy. récemment Cour EDH [GC], 4 décembre 2015, Roman Zakharov c. Russie, req. 47143/06, §§ 227 et s.
7 Conseil d’État, 7 février 2017, avis 51.443, p. 17.
8 Cf. www.solidarite-deltour-perrin.lu/?p=424
9 Cf. www.justin-turpel.lu/un-batonnier-trop-partisan-de-la-haute-finance/
10 Voy. notamment Cour EDH [GC], 12 février 2008, Guja c. République de Moldova.
11 Le jugement du 29 juin 2016 est en effet parfaitement clair sur ce point: «le Tribunal correctionnel retiendra comme acquis le fait qu’Antoine Deltour et Raphaël Halet sont aujourd’hui à considérer comme des lanceurs d’alerte. Effectivement on ne peut pas sérieusement, en 2016 – après l’éclatement du scandale Luxleaks et de ses conséquences mondiales, admettre le contraire. Il est encore incontestable que les divulgations d’Antoine Deltour et également celles de Raphaël Halet relèvent aujourd’hui de l’intérêt général ayant eu comme conséquence une plus grande transparence et équité fiscale.
12 CIRC, procès-verbal de la réunion du 7 janvier 2015, p. 5: «l’inscription d’une clause pareille engendrerait deux problèmes : d’une part, une formation portant sur les droits de l’Homme devrait être dispensée aux magistrats et, d’autre part, il ne faut pas perdre de vue le flot de recours qui risquerait de venir submerger les juridictions ».
13 Pour l’exemple de la protection des lanceurs d’alerte, voir Cannelle Lavite, « L’approche socio-légale de la protection des lanceurs d’alerte : pistes de réfle- xion pour un enrichissement sociologique de l’analyse juridique », in : Revue des Droits de l’Homme (www.revdh.revues.org/2648)
14 Conformément au nouvel article 2, paragraphe 2 prévu par la proposition de révision de la Constitution.

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