- Gesellschaft, Politik
«L’irréversibilité des intérêts»
Une discussion sur les clivages intergénérationnels au Luxembourg avec Louis Chauvel, professeur de sociologie à l’Université du Luxembourg
Vous travaillez surtout sur les clivages intergénérationnels. Pourquoi l’analyse du sort des générations est-elle tellement importante aujourd’hui?
Louis Chauvel: Il y a toujours eu une progression socio-économique qui fait que chaque génération a de meilleures perspectives que la précédente, dans certains pays plus que dans d’autres. Au Luxembourg, du point de vue des salaires, des diplômes, des conditions sociales, la situation des jeunes de 25 ans est toujours meilleure que celle de leurs parents lorsqu’ils avaient le même âge. En France par contre, nous mesurons une dégradation, un déclassement social de masse des nouvelles générations par rapport à la situation de leurs parents. Ce clivage inter-
générationnel va avec une idée d’injustice. Ici, les jeunes sont la variable d’ajustement de la crise socio-économique dans laquelle les retraités continuent à aller de mieux en mieux et d’aller de plus en plus loin en vacances alors que leurs enfants, jeunes travailleurs, se trouvent face à une situation intolérable. L’influence des diplômes est massive, vous avez une spirale de surdiplômés. Les jeunes vont être obligés de cotiser massivement pour la retraite et la dépendance, de soutenir un État-providence et une grande masse de personnes âgées. Au Luxembourg, la situation est moins favorable que dans les années 1990, mais elle reste avantageuse.
Au Grand-Duché, le mur de pension nous attend aussi…
L.C.: Au Luxembourg, c’est un souci de l’avenir, mais par exemple en Allemagne, le problème est déjà présent. La question démographique reste pour l’Allemagne – vu la taille du pays – une sorte de Super-tanker dont on ne peut modifier la trajectoire. Pour la France, c’est plutôt une question de redémarrage économique. Il est possible d’équilibrer une pyramide des âges en tant que petit pays et le Luxembourg a une «capacité de flexibilité» permettant de trouver des solutions. Robert Kieffer, président de la Caisse nationale d’assurance pension, signale par exemple le fait que les retraites luxembourgeoises sont possibles parce que le Luxembourg fonctionne avec une grande masse de salariés frontaliers qui font du pays la plateforme d’une économie internationale. Il y a certainement des problèmes de précarisation à tendance croissante, mais pour les Lorrains, cette option reste plus favorable que celle de travailler en France. Le problème pour R. Kieffer est le fait qu’il existerait une dépendance du pays envers l’étranger et du statut de place internationale. Je trouve que c’est plus une opportunité qu’un péril et pour les jeunes, c’est une chance extraordinaire.
Les chances et les défis qui se posent pour les différentes générations peuvent varier. Dans quel domaine les intérêts s’opposent-ils le plus ?
L.C.: La question du logement fait partie des plus lourdes épées de Damoclès… avec le fil le plus fragile au-dessus. Même un très bon salaire ne permet pas de se loger au Grand-Duché. Pour les familles des Luxembourgeois qui sont propriétaires de terres, la perspective de l’immobilier est une perspective plus favorable. Un tout petit verger de pommiers au Kirchberg ou ailleurs proche d’une zone densément peuplée assure la sécurité du revenu de la famille sur plusieurs générations.
Ne s’agit-il alors pas plutôt d’un clivage socio-économique qu’intergénérationnel?
L.C.: Il y a les deux. Il est certain que pour une partie importante de la population, dont les immigrants qui ont commencé à patrimoine zéro, l’accès au logement est difficile. Les parents arrivés dans les années 1970-90 ont profité de taux d’endettement pas totalement délirants pour acheter une petite maison. Dès les années 1980, c’est devenu plus cher, mais toujours accessible pour des salaires modestes. Pour la génération des enfants qui deviennent adultes autour des années 2000, peu de salaires au Grand-Duché permettent de se loger décemment. Toutefois, la situation n’est pas aussi dramatique que celle que l’on mesure en Suisse où l’accès à la propriété est devenu impossible. Et ceci simplement parce que la location est horriblement chère, il faut endetter les enfants vu qu’il existe des prêts sur 45 ans!
Voyez-vous le même scénario pour le Luxembourg?
L.C.: Ce scénario n’a pas été aussi radical au Luxembourg jusqu’ici… La grande difficulté par rapport au logement, et les enjeux sociaux qui se cachent derrière, constitue la question de la propriété. Au sein des jeunes générations, même pour les jeunes bien diplômés et parvenus à des emplois de très haut niveau dans la fonction publique, la situation du logement reste très contrainte si les parents n’ont pas de ressources patrimoniales pour aider.
L’analyse des votes du Brexit montre des différences éclatantes entre le comportement électoral des jeunes et celui des personnes plus âgées. Peut-on transposer cette analyse au niveau des élections nationales? Ces groupes ont-ils des intérêts opposés?
L.C.: Dès que vous avez acheté un logement, vous n’avez pas envie de voir les prix de l’immobilier baisser. Il existe une forme d’irréversibilité dans les intérêts. Une certaine méfiance par rapport à des transformations trop rapides est quelque chose de normal chez les gens d’un certain âge. Il est alors important de comprendre pourquoi ils sont moins flexibles. Les rigidités révélées par le Brexit montrent que les personnes plus âgées sont très attentives à la question de l’immigration. Au Luxembourg aussi, une partie des seniors se méfie d’un avenir où ils risquent de perdre par rapport à de nouvelles générations arrivées de l’autre côté des frontières.
Or, au niveau du logement, si plus personne ne vient au Luxembourg, le prix de logement risque de s’effondrer. C’est une double réalité. La question de l’immigration est importante pour la grande majorité des adultes qui peuvent voter et participer politiquement, pour les personnes qui sont prudentes par rapport à l’avenir.
Le clivage intergénérationnel est-il alors un bon moyen pour analyser les résultats électoraux?
L.C.: C’est un bon moyen pour analyser les transformations de la société. Les jeunes au Luxembourg sont plus souvent de gauche et ouverts à l’immigration, ils votent moins ADR que le reste de la population. Les seniors de ce pays ont intérêt à aller vers un Luxembourg d’un million d’habitants à l’horizon de 30 ans, mais ce seront les premiers à voter pour la fermeture des frontières. En ne jouant que le clivage, on ne comprend pas comment trouver une voie de progression favorable à tous. Comment faire en sorte que cet État social soit favorable à tous et sécurise les seniors? C’est la question centrale d’aujourd’hui parce que les retraités sont tous intéressés à un système de retraites très généreux, indexé sur une croissance démographique et économique que connaissait le Luxembourg lors des 30-40 dernières années.
Les jeunes sont-ils suffisamment conscients de leurs intérêts? Y-a-t-il un manque de manifestation de ces intérêts?
L.C.: La base de tout c’est de s’informer correctement sur la réalité des situations. Les mobilisations politiques des seniors sont de plus en plus fortes et efficaces, notamment parce que les seniors étaient bien formés politiquement dans les années 1960-70. Ils font partie d’une génération où le syndicalisme est plus présent et où l’éducation populaire a eu un impact beaucoup plus fort. À la retraite, les seniors d’aujourd’hui ont aussi le temps de réfléchir et de comprendre leurs intérêts. Les jeunes par contre ont leur travail et éventuellement des enfants en bas âge. Ils sont engagés dans une routine très prenante et sont perdus par rapport à la nouvelle situation socio-économique de la globalisation. En même temps, il est très difficile de bien s’informer au Luxembourg, il faut maîtriser plusieurs langues, consulter l’ensemble des médias et, pour connaître le terrain, il faut connaître en plus les langues du Sud.
Seuls les enfants des élites sont bien informés et parmi la jeune génération des hauts fonctionnaires, on voit bien les risques de reproduction des inégalités sociales des parents sur les enfants. En même temps, l’élite surtout économique est très fragmentée, car les familles qui ont joué un rôle important au Luxembourg au cours du 20e siècle perdent de plus en plus de pouvoir face aux nouveaux riches de propriété immobilière très bien situés.
… mais avec des droits politiques différents?
L.C.: La question de la nationalité et de la langue génère des conséquences au niveau des classes et des générations. Jusqu’à présent, le français était une langue de distinction, elle faisait la différence entre les personnes qui avaient le droit à la parole écrite dans le domaine administratif. Or, assez souvent, les jeunes générations d’élites maîtrisent nettement moins bien cette langue. Aujourd’hui, vous avez une forme de germanisation du modèle de sélection des élites. Si cette sélection consiste plutôt à écarter de grandes parties de la population vivant au Luxembourg qu’à sélectionner ce qu’il y a de mieux, il y a un grand danger pour la stabilité du pays.
Souvent, on parle du Luxembourg comme un «pays de fonctionnaires». Voyez-vous un clivage entre les fonctionnaires et les employés du secteur privé?
L.C.: Ici, tout le monde rêve d’entrer dans la fonction publique. Dans les couloirs de l’Université, «fonction publique» veut dire enseignement ou travail dans un bureau au sein d’une commune de façon à avoir un emploi relativement tranquille. À l’Université, les personnes qui pourraient vraiment avoir une carrière de chercheur choisissent plutôt une carrière de professeur de lycée, car cela permet d’avoir plus de temps pour les loisirs. Mais tous les Luxembourgeois ne pourront pas devenir fonctionnaires. Il y a le risque d’élever les enfants dans une espèce d’idée de confort qui était celle des enfants de 1970. En raison même de la globalisation, au 21e siècle, le Luxembourg ne pourra pas conserver un cocon protecteur contre cette réalité. Le Grand-Duché a des capacités de réponse aux enjeux de la globalisation, mais commencer à s’enfermer dans une espèce de petit bonheur individuel sans objectif pose de grands risques.
Merci pour cet entretien!
L’interview a été mené le 09.09.2017. (KN)
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