La crise du logement au Luxembourg ne manque pas de commentateurs, et j’en fais évidemment partie. Les contours du problème commencent à être bien cernés et je ne vais pas répéter ici les constats généraux. Toujours est-il que le débat sur la question du logement a tendance à se focaliser sur les aspects techniques du problème. Une bonne illustration de ceci en est la « controverse » sur l’ampleur des réserves foncières des promoteurs locaux et l’utilisation qui en est faite. Les discussions se sont en effet concentrées sur des questions relatives aux règles d’urbanisme et aux processus administratifs ainsi que sur des questions de classement (on ne possède pas beaucoup, car d’autres ont plus). Ceci éclipse des questions plus vastes sur l’effet structurel de la distribution inégale de ressources comme le foncier ou l’immobilier. Mais même ces questions restent techniques, incorporées comme elles le sont dans les paramètres du système contemporain de production de logements dans les pays occidentaux. Je pense qu’il faut revenir à des questions plus fondamentales par rapport au logement et à sa place dans la société contemporaine. Une façon de le faire est de se demander : qu’est-ce exactement qu’un marché du logement ?
Du point de vue économique, on peut penser à un logement comme à un autre bien sur le marché, et dont le prix est fixé par le jeu de l’offre et de la demande.
Ce bien lui-même est produit en utilisant à la fois du foncier, du capital et de la main-d’œuvre. En ce qui concerne le logement, les façons de mobiliser ces trois éléments – les techniques de construction – sont connues de longue date. Le logement n’est pas un bien nouveau. Mais son incorporation au marché peut être datée, de manière plus ou moins précise, selon les pays. Au Luxembourg, à l’exception peut-être de la capitale où un certain marché du logement a pu exister pendant l’ère féodale, le marché du logement semble être né en même temps que l’industrialisation du pays, qui a créé d’importants flux de migrants. Avant cela, il n’y avait sans doute pas de crise du logement : ceux qui détenaient la terre avaient une maison familiale et y logeaient ceux qui travaillaient pour eux. Ces maisons étaient transmises de génération en génération (avec le foncier !). Si un nouveau ménage était créé, une maison pouvait être aisément construite sur un autre terrain détenu par la famille.
Travailleurs sans terre
L’arrivée d’un grand nombre de travailleurs sans terre, qu’ils soient locaux ou non, change la donne. Une demande pour des logements se crée, et celle-ci ne peut être résorbée qu’en construisant de nombreux nouveaux logements. Le « jeu » de l’offre et de la demande peut alors commencer. Mais ce jeu est structurellement déséquilibré dès le départ. Il y a ceux qui détiennent le foncier et ceux qui n’en détiennent pas. La rapidité et l’ampleur de la production de logements déterminent le nombre de ceux qui peuvent se loger à proximité de leur lieu de travail et le nombre de ceux qui peuvent acquérir leur logement. Le marché du logement se trouve dès lors pris dans beaucoup d’autres sphères de la vie sociale, comme par exemple la sphère politique. Dans une ville comme Dudelange, où l’industrialisation fut accompagnée d’une explosion démographique, il a fallu moins de 40 ans après l’ouverture de l’usine pour que la fonction de maire soit à jamais perdue pour les grandes familles d’agriculteurs qui s’étaient partagé cette fonction tout au long du XIXe siècle. Ce même phénomène s’est produit à l’échelle nationale. Alors que la circonscription Sud (cantons d’Esch-sur-Alzette et de Capellen) n’élit que 15 % des députés en 1868, ce pourcentage passe à 34 % en 1918, puis à 41 % en 1964.
La question du logement lors de l’industrialisation est donc aussi une question politique : vu la demande infinie en logements lors de l’explosion démographique, produire des logements produit aussi des électeurs potentiels (si ce n’est pas tout de suite, c’est le cas pour la génération suivante). Est-ce dès lors ce phénomène qui pourrait expliquer les difficultés rencontrées par l’ARBED à Dudelange pour acquérir des terrains pour ses cités ouvrières ? Alors que la population de la ville est multipliée par plus de six entre 1872 et 1905, les archives cadastrales montrent que le nombre de maisons ne fait que tripler. Résultat : le nombre d’habitants par maison double sur ladite période. En 1905, la Société anonyme des hauts-fourneaux et forges de Dudelange ne détient que 8,6 % des maisons à Dudelange. En 1938, ce chiffre augmente à peine (11,7 %). Les propriétaires fonciers de l’époque devaient sans doute peser le pour et le contre avant de se lancer dans la promotion immobilière ou vendre leurs terrains aux industriels. Trop s’adonner à cette activité lucrative pouvait mener à une transformation sociale rapide et permanente de la ville, car la demande venait surtout de la part d’ouvriers et d’employés de l’usine. A cette époque (déjà ?), les terrains appartenaient à ceux qui voyaient le développement économique du dehors, comme une vague sur le point de les submerger.
Investissement des pouvoirs publics
Afin de poursuivre ce questionnement, il peut être intéressant de se pencher sur un autre épisode qui ne concerne qu’en creux le logement. Il s’agit de l’investissement important des pouvoirs publics dans l’acquisition de foncier pour des zones d’activité. Ceci a revêtu de multiples formes depuis les efforts mis en place pour diversifier l’économie du pays dans les années 1970 : achats à l’ARBED, zones industrielles aménagées par l’Etat, zones régionales créées par des syndicats de communes. Que signifie cet investissement public massif dans la création de zones industrielles ? L’argument électoraliste est limité par leur nombre relativement important et leur distribution géographique sur la majeure partie du territoire. L’argument de la nécessité de diversifier l’économie peine aussi à convaincre : ces zones n’ont pas réussi à enrayer le déclin massif de l’emploi dans l’industrie, un secteur qui est passé de 17 % à 8 % des emplois entre 1995 et 2021. Les ventes de terrains aux pouvoirs publics pour la création de ces zones se faisaient à des prix forfaitaires relativement bas (comme l’a montré la résistance des propriétaires du Kirchberg). Il n’y avait donc pas d’intérêt financier direct à vendre ses terrains pour ce type de zones.
Le cas de Dudelange
Pour en trouver le sens, il faut à mon avis revenir à la question du logement. En effet, tout cet effort pour acquérir du foncier pour des activités économiques tranche avec l’absence de constitution de réserves foncières stratégiques pour l’habitat. Surtout que les zones d’activité sont censées créer des emplois, et il aurait pu sembler judicieux de prévoir en parallèle des constructions d’ensembles. Encore une fois, le cas de Dudelange permet d’émettre des hypothèses. En effet, l’acquisition de terrains à Dudelange pour aménager 350 hectares de zones industrielles s’est étalée sur 40 ans. A part le Kirchberg (où les terrains étaient plus stratégiques), aucune autre zone d’activité n’a été aussi difficile à mettre en place. Héritiers des familles qui ont un jour dominé la politique locale, les propriétaires fonciers ont sans doute continué à éprouver de la méfiance par rapport au développement industriel et la transformation sociale de la ville qui en a résulté. Cependant, cette méfiance n’a pas été ressentie par les propriétaires de la plupart des zones d’activité créées de manière relativement simple dans le reste du pays. Observant le développement industriel avec plus de recul, ces familles ont peut-être remarqué que les emplois dans ces nouvelles zones ne permettaient pas de se loger de manière abordable au Luxembourg.
C’est en effet dans l’industrie que l’emploi transfrontalier est le plus développé. En 2009, 61 % des près de 33 000 salariés dans l’industrie manufacturière résidaient dans les pays voisins. En 2021, ce chiffre est monté à 69 %, alors que cette branche compte 2 000 salariés de moins en l’espace de 12 ans. Si les zones économiques créent de la valeur, elles le font d’une façon de plus en plus socialement neutre pour ce qui est du Luxembourg. Il s’agit d’un revirement par rapport aux tensions sociales et politiques à Dudelange pendant l’industrialisation : à présent, les zones économiques diversifient l’emploi et génèrent de la valeur (y inclus foncière), avec un impact minimal sur l’équilibre social et démographique du pays. Ceci se voit clairement lorsqu’on s’intéresse à la nationalité des salariés de ce secteur. Alors que plus de 93 % des Français, Allemands et Belges travaillant dans l’industrie sont frontaliers tant en 2009 qu’en 2021, la part des Luxembourgeois et Portugais résidant hors du Luxembourg a triplé sur cette même période (passant de 6 à 18 %). Loin de permettre l’installation de nouvelles populations, ce secteur voit s’effriter les anciennes au sein des frontières du pays.
Si ces exemples montrent une chose, c’est que la question du logement ne peut pas être séparée du domaine politique et social. Aujourd’hui, tout comme lors de l’expansion industrielle, le marché du logement joue un rôle de jauge. Plus le différentiel entre la croissance de la population et le nombre de logements produits s’accroît, plus ce rôle devient important. De nombreux commentateurs ont déjà relevé les effets négatifs de ce phénomène : perte d’attractivité du pays quand les salaires ne suivent pas, inégalités face au logement qui se creusent, troubles sociaux, etc. Il est clair que la situation devient intenable et le logement occupe naturellement une place primordiale dans le débat public. Il est néanmoins dit, de façon cynique, que la résolution de la crise du logement se heurte au problème majeur de la composition de l’électorat. Et c’est en effet un obstacle important à certaines mesures qui peuvent restreindre les droits de propriété. Mais cet argument n’est peut-être pas aussi salutaire qu’il n’en a l’air et met en avant le clivage entre électeurs et autres résidents, alors que face au logement, ces deux groupes n’ont pas des expériences homogènes. On peut ne pas voter et être autant (si ce n’est plus) attaché au rôle de jauge social du marché du logement.
Le concept de « plus-de-jouir »
Pour la fin de ce texte, je voudrais plutôt réfléchir à la dimension affective de ce phénomène, en mettant en avant le concept de « plus-de-jouir », d’origine lacanienne. Ce terme, que Lacan voyait comme un pendant psychanalytique à la « plus-value » de Marx, a le mérite d’offrir une façon de parler de la question du marché du logement sur un plan similaire, mais distinct, de celui de la logique purement financière du jeu de l’offre et de la demande. Le concept de plus-de-jouir met en avant la manière dont le logement peut devenir un objet de désir, mais aussi – et en parallèle avec la plus-value marxiste – le fait que ce surplus se fait toujours par captation de la jouissance d’autrui. Quelques exemples pour essayer d’illustrer le propos :
La demande pour un logement au Luxembourg est forte, on le sait. Il y a ceux qui habitent déjà le pays et qui cherchent à se loger de manière plus adéquate. Mais il y a également ceux qui vivent au-delà de la frontière et qui ne seraient pas opposés à un rapprochement de leur lieu de travail au Luxembourg s’ils pouvaient se le permettre financièrement. Cette demande est appelée latente et elle est très difficile à mesurer. Le fait qu’elle soit postulée produit néanmoins un plus-de-jouir pour ceux qui sont propriétaires dans le pays. Cette idée de la demande latente leur laisse entrevoir qu’il y a une demande infinie pour être dans leur situation, qu’ils (s)ont l’objet du désir de cette masse de désirants.
Sur les marchés immobiliers tendus, l’accès au logement est compliqué, c’est un fait. Il est surtout structuré de manière forte : cela aide d’avoir du patrimoine immobilier (ou autre) familial, d’avoir certaines caractéristiques démographiques et sociales, d’avoir les bonnes connaissances, etc. Mais combien de fois n’avons-nous pas entendu la rengaine : tout le monde peut trouver un logement, il suffit de savoir gérer son budget, d’économiser et de ne pas faire de dépenses inutiles. Le logement opère donc un jugement sur la personne : avoir réussi à devenir propriétaire se reflète sur l’individu, l’élève par rapport à ceux qui n’ont pas su mériter ce statut.
En ce début du XXIe siècle, nous avons laissé derrière nous les interdits sociaux et moraux qui pouvaient exister dans des sociétés à petite échelle. On ne nous demande même pas tellement de nous intégrer. L’idée est plutôt de former un corps social à travers une effervescence collective, où la jouissance ne doit pas être bridée. Dans ce contexte, pourquoi ne pas accumuler des biens immobiliers, des appartements par exemple ? Puisqu’il y a des encouragements fiscaux à le faire, cette jouissance est permise et permet par ce biais de s’insérer dans le social. « J’accumule, car je peux accumuler, et je peux jouir de ce que j’ai accumulé. Ceux que j’ai devancé ou ceux qui me paient un loyer, ils le peuvent tout autant. S’ils étaient à ma place, ils feraient pareil. »
Tout cela pour dire que depuis la création d’un « marché du logement » suite à l’industrialisation, le logement a toujours été plus qu’un simple bien marchand. Ceci se constate surtout quand la crise du logement pointe et que s’accroît le plus-de-jouir capté par ceux qui sont propriétaires. Chaque augmentation des prix produit frustrations et découragements, traversées de la frontière et départs permanents, crises familiales, stress et anxiété face à l’avenir qui se ferme. Mais aussi, et par transfert de jouissance : satisfaction d’avoir fait le bon choix, rêves de reventes, de plus-values et d’horizons possibles, recherche du prochain investissement, dédain face à l’échec des autres, justification de ses gains par sa propre perspicacité. Le trait est forcé, c’est certain. Mais cela me semble être une des dimensions de ce qu’on appelle aujourd’hui la crise du logement.
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