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Macron et le «néolibéralisme progressif»
Bien sûr qu’Emmanuel Macron est préférable à Marine le Pen et que des mondes les séparent. Bien sûr que le hasard (affaire Fillon) a contribué à sa victoire – l’histoire connaît d’autres exemples. Bien sûr que l’adhésion au premier tour ne dépassait pas le quart des électeurs, et qu’au deuxième tour, une bonne partie du vote était purement négatif: empêcher la victoire du Front national. Bien sûr qu’il faudra le juger sur les actes.
Néanmoins, le phénomène Macron marque une évolution de la vie politique qu’il n’est pas inutile de regarder de plus près, en la situant dans le contexte politique et social général, pas seulement français. Un élément de ce contexte est la tonalité «anti-système» qui a marqué toute la campagne.
Tous hors système?
Hormis Fillon – peut-être – tous les candidats avaient un point commun: ils/elles sont contre «le système». Et chacun identifie ou construit, contre le «système», son «peuple» à sa façon: Pour Mélenchon c’est l’ensemble des victimes et/ou adversaires des oligarchies néolibérales; pour le Pen, la France authentique des descendants des Gaulois et de Jeanne d’Arc; pour Macron, sa «société civile».
«Le système», bien entendu, avait pour chacun une signification différente. Pour Marine le Pen, c’était l’islam, la migration et l’Europe. Pour Mélenchon, le néolibéralisme. Pour Macron c’était le clivage gauche-droite et le régime des partis, dénoncé parfois avec des accents gaulliens. Pour faire gagner un nouveau «Centre», il fallait casser ce système. La stratégie rappelle un peu celle du général de Gaulle, voire, permettez-moi cette caricature, celle des monarques de l’époque absolutiste ou le bonapartisme: affaiblir ou détruire les corps et institutions intermédiaires pour créer un lien direct entre le chef de l’État et son «peuple».
Peu après la création de son mouvement En marche, Macron donne une interview au magazine Le 1, notamment sur ses relations (bien réelles) avec le philosophe Paul Ricoeur1. Dans cette interview, il énonce quelques réflexions à première vue énigmatiques. Personne n’adhérerait à la démocratie, parce que le concept serait vide, et qu’il y aurait un absent. «Dans la politique française, cet absent est la figure du Roi (sic), dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort.» On avait essayé de «réinvestir ce vide (…) ce sont les moments napoléonien et gaulliste», mais depuis, le régime présidentiel n’a pas su remplir la fonction qu’on attendait de lui. La lente et solennelle (pour certains: ridicule) marche dans la Cour du Louvre le soir de la victoire était peut-être plus qu’une mise en scène…
La société civile
Macron, le rassembleur. Après le ni gauche ni droite, droite et gauche ensemble au gouvernement, ensemble avec la «société civile». La «société civile» au gouvernement, un oxymore? Bientôt aussi à l’Assemblée nationale pour soutenir ce même gouvernement. Et quelle «société civile»? se demande l’éditorialiste de Libération: «point d’ouvrier, de paysan ou d’employé» (…) «Plutôt une délégation fournie de la France d’en haut2». L’usage, par Macron, de la «société civile» n’est pas anodin. Et révèle, plus profondément, l’ambiguïté de la notion.
Pour Antonio Gramsci, la société civile était l’espace hors de l’État au sens régalien, mais partie de l’État «organique», où se menait la lutte pour l’hégémonie entre les classes dominantes et les classes subalternes. Pour d’autres, la «société civile» est entendue comme un contre-pouvoir, l’espace public où s’organise la résistance contre le pouvoir politique voire économique.
Pour Macron, la «société civile» n’est ni l’un ni l’autre. Elle n’est pas l’espace de luttes sociales, mais elle les remplace, les efface – par des relations individuelles du genre contractuel. Comme déjà, pour le libéralisme classique.
La décentralisation des négociations sociales prévue par le nouveau président répond à la même logique: la méfiance ou la réticence envers les grandes institutions intermédiaires, comme les syndicats, et le transfert des compétences et des relations contractuelles vers des unités plus individuelles. C’est ignorer – comme l’avait fait déjà le libéralisme classique – l’inégalité fondamentale des partenaires du contrat. Que Macron veuille imposer cette nouvelle logique par ordonnances confirmerait bien le biais bonapartiste de sa «gouvernance», son «bonapartisme managérial»3.
N’exagérons rien: les «ordonnances» ne réduisent pas à néant le pouvoir de l’Assemblée nationale – et ce n’est ni Macron qui les aura inventées (pas même de Gaulle), ni le seul, et de loin, qui aura pratiqué la méthode. Néanmoins, elles confirment la tendance lourde – et pas seulement en France – de l’affaiblissement du pouvoir législatif par rapport au pouvoir exécutif.
Bien entendu, la «société civile» de Macron ne fonctionne pas non plus comme un contre-pouvoir. Elle sera ou neutralisée ou instrumentalisée pour le soutien du pouvoir présidentiel. Quel serait le pouvoir réel des élu/es de la République en marche, choisi/es par lui et son équipe, et sans autre appui institutionnel réel.
«Néolibéralisme progressiste?»
Il me semble que Macron incarne merveilleusement, sous une forme donc peut-être césarienne ou bonapartiste, l’attache du libéralisme économique au libéralisme politique et sociétal, condition pour son hégémonie dans une société démocratique. Le mariage des libéralismes économique et politique ne va pourtant pas de soi. Contre l’autoritarisme de l’Ancien régime en matière politique aussi bien qu’économique, la bourgeoisie avait de bonnes raisons de tenir ensemble la liberté d’entreprise indispensable à ses succès économiques, et les libertés politiques si précieuses pour son émancipation sociale.
Mais les effets négatifs de la liberté économique, du «laissez faire», apparurent au plus tard avec les progrès de l’industrialisation capitaliste et la misère de la classe ouvrière. Ce n’est que vers la fin du 19e siècle que la société se mit à se défendre contre les effets destructeurs d’une société subordonnée au marché. «… un mouvement naquit des profondeurs pour résister aux effets pernicieux d’une économie soumise au marché. La société se protégea contre les périls inhérents à un système de marché autorégulateur: ce fut la caractéristique d’ensemble de l’histoire de cette époque4». Ce long «mouvement» – interrompu par les terribles dérives totalitaires – se prolongeait jusque vers le 3e quart du 20e siècle, quand vint la réaction néolibérale.
Depuis, l’étroite liaison entre libéralisme politique/sociétal et libéralisme économique réapparaît sous des formes nouvelles.
La philosophe américaine Nancy Fraser5 évoque un «néolibéralisme progressiste», une alliance entre les milieux économiques dominants (financiers) et les mouvements progressistes (féministes, multiculturalistes etc.). Elle aurait remplacé celle du «New Deal» entre les ouvriers syndiqués, les couches moyennes urbaines et les milieux afro-américains, qui avait réussi à limiter le pouvoir du capital financier.
Aux États-Unis, la famille Clinton aurait été le protagoniste de cette nouvelle alliance. Et le vote Trump, le «populisme réactionnaire», la réaction des perdants à cette nouvelle alliance. La combativité du «Manufacturing Belt» (jadis soutien de Roosevelt) aurait cédé la place à la colère du «Rust Belt» qui a voté pour Trump.
La confrontation, en France, entre Marine le Pen et Emmanuel Macron serait-elle du même genre? Macron emporte l’adhésion de forts courants de la France du «progrès», de l’ouverture, pro-européenne etc. Mais la justice sociale consistera essentiellement à récompenser le mérite individuel, les antagonismes de classe ayant été dépassés par la «société civile». Les «réformes structurelles» (exigées par l’Union européenne) ne prévoient pas une répartition équitable des richesses et des ressources de pouvoir. Les couches populaires des régions désindustrialisées, du Nord, de Reims6 ou de Lorraine – du «Rust Belt» français ne rejoindront pas la nouvelle alliance. Leur vote risque toujours de se porter sur le «populisme réactionnaire» du FN.
Si telle est la constellation réelle, l’enjeu pour la gauche serait donc de rompre cette alliance-là, de regagner les courants «progressistes» pour une autre dont le but serait à la fois le dépassement de la logique du capitalisme financier, la défense des intérêts des couches populaires et le combat pour les libertés. Pour cela, elle doit éviter de tomber (ou de retomber) dans le piège d’un antilibéralisme indifférencié et mal défini. Au contraire: la dissociation des droits et libertés civiques, qui devront être défendus et étendus, et du libéralisme économique, qui doit être refoulé, sera la condition d’une reconquête
d’hégémonie.
1 http://le1hebdo.fr/journal/numero/64/j-ai-rencontr-paulricoeur-qui-m-a-rduqu-sur-le-plan-philosophique-1067.html
2 Laurent Joffrin, Libération, 18.05.2017
3 Libération, Lettre de campagne, 18.05.2017
4 Karl Polanyi, La Grande Transformation, 1972 (1944), Gallimard
5 Nancy Fraser,«Néolibéralisme progressiste contre populisme réactionnaire : un choix qui n’en est pas un» dans: L’âge de la régression, Premier parallèle, 2017. Edition originale: Die große Regression, Suhrkamp, 2017
6 Didier Eribon, Retour à Reims, Fayard, 2009. L’auteur, sociologue, fils d’ouvrier, y raconte comment sa famille est passée du vote communiste au vote FN.
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