Mythes et petits calculs
Réflexions sur l’audio-visuel de service public au Luxembourg
L’Union européenne de radio-télévision (UER) décrit ainsi les valeurs guidant les médias de service public1:
Universalité: «Nous nous efforçons d’offrir notre contenu à tous les segments de la société, sans en exclure aucun: nous sommes au service de tous, partout (…)».
Indépendance: «Nous souhaitons être des producteurs de programmes dignes de foi, réalisant des émissions fiables, qu’il s’agisse ou non de fiction, dans tous les genres et les formats, des actualités au divertissement, de la science au sport et de la culture à l’éducation. Nous posons nos choix uniquement dans l’intérêt de notre public. Nous nous efforçons de faire preuve d’une impartialité et d’une indépendance totales à l’égard des influences et idéologies politiques, commerciales ou autres. (…)».
Excellence: «Nous respectons des critères d’intégrité et de professionnalisme élevés; nous nous efforçons de constituer une référence dans le secteur des médias. Nous prenons soin de nos talents et formons notre personnel. (…)».
Diversité: «Notre public rassemble un large éventail de petits groupes, unis au sein d’une même classe d’âge, culture, région, origine ethnique ou religion. Nous nous efforçons de préserver la diversité et le pluralisme dans les genres de programmes que nous diffusons, les opinions que nous relayons et les collaborations que nous développons. Nous soutenons et nourrissons le dialogue entre tous les groupes (…)».
Obligation de rendre compte: «Nous souhaitons faire preuve d’ouverture. Nous prêtons une oreille attentive à notre public et entretenons avec lui un dialogue constant et riche de sens. Nos lignes directrices éditoriales sont publiques. Nous expliquons. Nous corrigeons nos erreurs. Nous nous efforçons de rendre compte de notre politique, de notre budget, de nos choix éditoriaux (…)».
Innovation: «Nous tenons à enrichir le paysage médiatique des pays et des régions dans lesquelles nous opérons. Nous nous efforçons d’être un moteur de l’innovation et de la créativité. Nous concevons de nouveaux formats, de nouvelles technologies, de nouveaux modes d’interaction avec notre public. (…)».
Avec, en arrière-fond, un défi central pour l’audiovisuel de service public: «For public service media, the dilemma is how to be unique enough to be distinctive but also popular enough to be important 2».
Le Grand-Duché de Luxembourg a eu dès le départ une relation ambiguë avec le concept de média de service public. Alors que d’autres pays ont investi pour développer une offre de radio et ensuite de télévision de service public, approvisionnant leurs populations en programmes d’information et de divertissement dans leur propre langue, le Luxembourg a choisi de monétiser les droits souverains que constituent les fréquences hertziennes. De les mettre à la disposition d’un groupe commercial aux fins de diffuser des programmes destinés à des audiences étrangères (avec d’ailleurs un franc succès populaire et commercial).
Accessoirement, le concessionnaire s’est vu imposer la condition de produire des programmes radio et TV à l’intention du petit marché autochtone luxembourgeois, soumis à certaines conditions «de service public».
Ce fameux modèle hybride luxembourgeois – charger un groupe à l’ADN foncièrement commercial de fournir «le service public» audio-visuel en contrepartie de fréquences hertziennes – a généré un mythe. Le Luxembourg avait réussi un tour de passe-passe magique: le pays arriva à se payer un audio-visuel de «service public» qui ne semblait rien coûter, ou presque. (Soit noté au passage: il y a bien quelqu’un qui paie la note. L’annonceur, respectivement le consommateur, débourseront les quelque 13 millions d’euros de publicité radio ainsi que les 6,5 millions d’euros de publicité télévisuelle par semestre qui font tourner la machine3.)
La loi du 27 juillet 1991 sur les médias électroniques établit la base légale du paysage médiatique audiovisuel actuel au Luxembourg. Cette loi a sonné le glas du concessionnaire commercial unique et a visé une libéralisation des ondes. Elle a mis en place un échafaudage assez complexe de fréquences hertziennes locales et régionales. Elle a également réservé une fréquence hertzienne à l’Établissement de Radiodiffusion Socioculturelle (ERSL) pour un service de radio non-commercial et à vocation de service public.
Ce montage a coiffé d’une superstructure complexe un compromis fondamental finalement assez simple: l’on a procédé à une ouverture du marché audio-visuel sans que l’opérateur commercial historique n’ait dû craindre une concurrence trop accentuée sur le terrain commercial; en parallèle, les éditeurs de la presse écrite gagnaient accès aux services de radio à réseaux d’émission (et à leur promesse de nouvelles recettes publicitaires). L’année était 1991, nous étions donc à l’ère pré-internet.
Avançons d’un quart de siècle, en 2017. Pour qui veut aujourd’hui établir un bilan de cette «libéralisation», le tableau sera plutôt mitigé. Suivant l’Institut universitaire européen4, le marché des médias audio-visuels luxembourgeois est parmi les plus concentrés d’Europe; il est aussi parmi ceux où le risque de «non-inclusivité» est le plus élevé (eu égard au nombre d’habitants ne parlant pas le Luxembourgeois).
Au bout de 25 ans de «libéralisation», la CLT a tiré son épingle du jeu. Outre ses fréquences nationales commerciales, elle contrôle ou est associée à deux réseaux d’émission: Eldoradio et Essentiel Radio. Certains éditeurs de la presse écrite restent en lice:Saint-Paul (dans Radio Latina) et le Groupe Editpress (Essentiel Radio et Eldoradio).
D’un point de vue commercial, il apparaîtrait que l’unique bénéficiaire de la libéralisation ait été la CLT. En termes d’intérêt public, le public a certes bénéficié d’une offre de programmes croissante. En termes d’audience et de programmation, la CLT et ses participations continuent à dominer le paysage, le seul contrepoids étant aujourd’hui fourni par la radio de service public produite par l’ERSL, radio 100,75.
L’observateur indépendant flottant dans l’espace interstellaire s’interrogera si ce tableau optimise l’utilisation des ressources rares et des droits souverains que sont les fréquences hertziennes.
Dans un environnement médiatique aujourd’hui ébranlé par l’émergence des réseaux sociaux, leurs bulles, «feedback loops» et «fake news», dans un environnement marqué par une méfiance croissante envers les médias classiques, où les éditeurs commerciaux dominent le marché, il serait de saine gouvernance et dans l’intérêt public de garantir l’existence d’un média de service public fort, performant, impartial et indépendant. Avec des missions de service public telles que définies pour l’ERSL depuis 1991 (et qui mériteraient d’être dépoussiérées): à savoir d’assurer l’information de toutes les couches du public en matière politique, économique et sociale; assurer le reflet de l’actualité culturelle; proposer un programme de divertissement – bref d’avoir pour objectif d’enrichir la vie des auditeurs (et non pas d’enrichir des intérêts commerciaux quelconques).
Dans le futur, l’audio-visuel de service public sera entre autres façonné par la réponse à la question de savoir quel «service» sera proposé aux résidents non-Luxembourgeois. Ils représentent près de 50% de la population aujourd’hui, et probablement bien plus à l’horizon 2060, quand le pays comptera au-delà d’un million d’habitants. Dans un tel contexte, une radio de service public contrainte de «fonctionner» dans la seule langue «nationale» ne représenterait guère un modèle d’ouverture. S’il se prend au sérieux et s’il veut être pris au sérieux, l’audio-visuel de service public luxembourgeois ne pourra se permettre d’abandonner les ambitions intégratrices et la promesse de promouvoir «la communication sociale de toutes les couches sociales dans un contexte multilingue et multiculturel6».
C’est cependant malheureusement ce qui risque de se passer. Le temps semble au retour vers les principes mercantiles d’antan, suivant lesquels il incombe aux opérateurs commerciaux de desservir les besoins en information politique, économique, sociale, culturelle, ainsi qu’en termes de divertissement radiophonique de la population résidente non-Luxembourgeoise, ou frontalière. Et dans le climat toxique post-Brexit des petits nationalismes renaissants, il semble difficile de trouver le courage politique pour approcher le sujet dans la sérénité – ou d’approcher le sujet tout court.
L’absence de tout débat politique sérieux sur les questions de politique médiatique audio-visuelle constitue en soi un spectacle intéressant. Le Parlement semble avoir abandonné toute ambition en la matière et laisse à l’exécutif le soin de façonner la politique audio-visuelle par l’intermédiaire des contrats de concession successifs conclus avec la CLT.
En la matière, l’on semble préférer ne pas s’écarter des sentiers bien battus, et on aime rester attaché aux concepts bien familiers. Dans l’actuelle renégociation du contrat de concession de la CLT, une proposition centrale est répétée comme un mantra: «créer un service public de radio et de télévision indépendant reviendrait bien trop cher; par contre, verser des subventions à la CLT et lui octroyer des obligations de service public est une solution plus pragmatique et moins onéreuse». Vraiment? L’on pourrait, dans les grandes lignes, évaluer l’effort de financement global nécessaire pour un tel service indépendant. Plaçons-nous dans la perspective hypothétique où tous les moyens financiers actuellement consentis pour le pôle hybride commercial/de «service public» financeraient un media de service public intégré et indépendant. Le petit calcul rapide, sur le dos d’une enveloppe, donne le résultat suivant.
Le gouvernement propose de limiter la durée du prochain contrat de concession à trois ans. Il propose en outre le limiter la «participation aux frais» (de la CLT) à moins de 40 millions d’euros (ce qui évitera au Parlement la peine de devoir débattre d’une loi afférente). Il est donc réaliste d’en déduire une subvention de, mettons, entre 10 et 13 millions d’euros par an.
À cette enveloppe financière il faudrait ajouter les revenus commerciaux générés par les fréquences faisant l’objet de la concession, qui après tout servent un but commercial précis. En admettant que, sur le marché luxembourgeois, la CLT engrange 100% des recettes publicitaires estimées pour la télévision (6,5 millions d’euros au 1er semestre 2016), 80% des recettes publicitaires de la radio (13,1 millions d’euros dans la même période) et 60% des recettes publicitaires en ligne (5,8 millions d’euros au 1er semestre 2016), les revenus publicitaires finançant l’audiovisuel du pôle CLT (nets d’une commission de 20%) se situent dans un ordre de grandeur de 32 millions d’euros7. A quoi il faudrait ajouter la subvention étatique versée à BCE: 0,95 millions d’euros; ainsi que la dotation en faveur de l’Etablissement de Radiodiffusion Socioculturelle: 6 millions d’euros. L’effort de financement total consenti par le contribuable et l’annonceur dans cette hypothèse: entre 50 et 53 millions d’euros par an.
Pour comparaison, considérons l’Islande – avec une population moins importante, une puissance économique moindre en termes de PIB, une géographie et une topographie bien plus exigeante, et une tradition de service public audio-visuel.
Le service public audio-visuel islandais est financé d’une part au moyen d’une taxe: 25,6 millions d’euros en 2015; ainsi que de revenus publicitaires et de sponsoring: 14,3 mio d’euros.
Effort de financement total: 39,9 millions d’euros.
Tels sont donc les entrants: une cinquantaine de millions d’euros d’un côté, une quarantaine de l’autre. Qu’en est-il de l’offre qui résulte de ces efforts de financement?
Au Luxembourg, l’offre consiste en: une chaîne de TV commerciale avec certaines obligations de service public, plus une seconde chaîne commerciale sans grand contenu original; une chaîne de radio commerciale; une radio socioculturelle à vocation de service public; une plate-forme internet commerciale fonctionnant comme une machine à clicks; une plate-forme internet socioculturelle.
En Islande: deux chaînes de TV de service public complémentaires; trois radios alignées; une plate- forme internet.
L’observateur indépendant flottant dans l’espace interstellaire s’interrogera quant à l’utilisation efficace des ressources rares et des droits souverains que sont les fréquences hertziennes.
1 « Au service de la société. Déclaration relative aux valeurs fonda- mentales des médias de service public ». UER, octobre 2012.
2 Prof. Gregory F. Lowe, « PSM in the 21st Century : What Value and Which Values ? ». EBU Media Intelligence Unit, janvier 2016.
3 Pige publicitaire. Luxembourg Ad’Report 1er semestre 2016. 4 Moniteur du Pluralisme des Médias, Institut Universitaire Européen
5 Avec un taux d’audience de 8,8 %(Luxembourgeois âgés de plus de 15 ans).
6 Cahier des charges de l’ERSL. 7 Pige publicitaire. Luxembourg Ad’Report 1er semestre 2016.
7 Pige publicitaire. Luxembourg Ad’Report 1er semestre 2016.
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