Quelle est donc cette chose qui nous arrive ? Un virus, certes. En tant que tel, il ne constitue ni ne véhicule aucun message moral. Mais c’est aussi, indubitablement, plus qu’un virus. Certains croient qu’il s’agit de l’instrument de Dieu par lequel il nous rappelle à la raison. Pour d’autres, c’est le fruit d’une conspiration de la Chine pour prendre le contrôle du monde.
La maladie qu’il a propagée nous a confinés à l’intérieur de nos frontières, de nos villes et de nos maisons. Ce confinement de plus du tiers de l’humanité est un événement inédit dont les conséquences, psychologiques et sociales autant qu’économiques, sont encore à venir et incalculables.
La crise du coronavirus bouleverse en effet nos vies et nos esprits. Arrêt de l’économie, mouvements de panique, dérèglement des habitudes, incertitude sur l’avenir : la crise pandémique révèle la non-maîtrise de ce que nous pensions maîtriser. L’apparition du coronavirus montre l’étendue de la crise spirituelle que traverse aveuglément notre société. Au milieu de l’effroi, les chrétiens peuvent-ils jouer un rôle pour discerner une nouvelle manière de penser, et esquisser des modalités d’action face à une épreuve de si grande envergure ?
L’Eglise a fermé ses églises : Pâques en streaming
A mesure que le virus s’est invité aux quatre coins de la planète, les rassemblements ont été interdits, les lieux de rencontre fermés et les populations confinées, les événements déprogrammés. L’Eglise non plus n’avait jamais vu cela, à cette échelle-là du moins. La procession dansante – Saint-Willibrord d’Echternach, patrimoine culturel immatériel de l’humanité – n’aura pas lieu cette année !
En plein Carême, l’annonce de la fermeture des églises a pris les chrétiens de court. Depuis des semaines, les célébrations publiques sont interdites. Empêchés, les contacts personnels et les rassemblements communautaires. Les gens ne peuvent plus se retrouver pour célébrer ensemble le dimanche. Il en est de même pour la Semaine Sainte et le temps de Pâques. Beaucoup souffrent d’être privés de la communion eucharistique. Les prêtres continuent à célébrer les messes quotidiennes aux intentions des personnes dont ils ont la charge, aux intentions des malades, des personnels soignants et du monde affronté à la pandémie. Ils souffrent eux, d’être privés d’une communauté pour célébrer l’eucharistie. Nombreux sont celles et ceux qui cependant cherchent à tisser le lien communautaire, à rester unis dans une communion spirituelle, à redécouvrir la communion d’intention et à méditer sur l’immensité de ce qu’est cette communion dont ils sont actuellement privés. En temps d’épidémie, les gens auraient besoin de plus de spiritualité et non de moins. Certains estiment qu’il faudrait accorder une priorité aussi élevée à l’accès aux sacrements qu’à d’autres institutions vitales, comme les épiceries. Après tout, l’homme ne vit pas seulement de pain…
La vie publique s’arrête – et pourtant n’est-elle est pas plus occupée que jamais ? En d’autres termes : la créativité et la flexibilité augmentent, également dans l’Eglise. Au temps du coronavirus, les catholiques ne manquent pas d’imagination. S’il y a bien des experts du confinement, ce sont les moines et les moniales qui ont fait ce choix de vie… en liberté et en connaissance de cause ! Voilà donc l’occasion de leur demander quelques conseils pour mieux vivre cette période inédite, qui ne doit pas rimer avec inertie, mais bien plutôt susciter un nouveau savoir-vivre. Et que penser de l’initiative de ces prêtres et de leur surprenante bénédiction sur le toit de l’église ? Ou encore de ce moment de l’élévation, quand des internautes ont cliqué sur « j’aime » et que cela a mis des petits cœurs sur la vidéo ?
La nécessité est la mère de la créativité et les propositions s’organisent. YouTube, Facebook et autres plateformes vidéo en ligne deviennent les meilleurs alliés de ces prêtres qui retransmettent en direct leurs messes privées. Ils font à bien des égards de grands pas en avant en ce moment. Pas seulement parce qu’ils apprennent à utiliser les médias numériques, mais aussi parce que leurs communautés développent une inventivité étonnante. Un exemple : ces indications sur la façon dont les gens peuvent pratiquer leur culte à la maison. En plus de la possibilité de participer à des services via Internet ou la télé, les débuts de l’Eglise nous sont ainsi douloureusement, mais peut-être aussi heureusement, rappelés. Car nous lisons dans les Actes des Apôtres : « Ils rompaient le pain dans leurs maisons et dînaient ensemble dans la joie et la simplicité du cœur. » Il n’y avait pas encore de grandes églises, l’église était simplement à la maison. Ce qu’on appelait au tout début l’église domestique vient de connaître aujourd’hui une nouvelle vie. Cette évolution subsistera-t-elle après la crise ?
Une Eglise en prière, bien sûr… Mais…
Pourquoi donc prier ? Des chefs d’État s’en remettent à Dieu dans leurs discours à la nation pour « obtenir protection et force ». On demande parfois aux croyants en ce moment si cette pandémie est une punition de Dieu, comme l’étaient autrefois les fléaux bibliques. Il s’agirait là d’une dangereuse instrumentalisation de la religion, répandant la peur avec de telles menaces : elle reviendrait à faire de la religion un rite requérant quelque bouc émissaire. Or les chrétiens ne croient pas en un Dieu qui jette le coronavirus sur certaines personnes et donne du bonheur ou du bien-être à d’autres, ses préférés. La prière n’a pas d’effet antiviral direct. Nous ne prions pas pour que le coronavirus disparaisse. Il s’agit bien plutôt de prier pour ceux qui souffrent en ce temps de pandémie, pour ceux qui en portent les conséquences, pour le personnel soignant, pour le réconfort des familles affectées et pour toutes les personnes qui ont trouvé la mort. Ce temps de confinement permet de faire l’exigeante mais profitable expérience d’une relation personnelle, intime, avec Dieu, « dans la profondeur de notre être, cette part la plus cachée, la plus secrète de notre être, ce signe de Dieu dans notre corps où réside l’essence de la dignité humaine et qu’on appelle l’âme » (François Cheng, De l’âme, Albin Michel 2016).
Partout dans le monde, des gens prient ensemble à certaines heures, sans être rassemblés en un lieu. Ce qui importe, c’est le raffermissement spirituel par la prière et la communauté. Quiconque est assis seul dans son appartement et sait qu’il est désormais en contact avec des centaines de millions de personnes, qui célèbrent également la Semaine Sainte, s’en trouve réconforté. « La prière et le service discret : ce sont nos armes gagnantes ! », affirme le pape François lors de la bénédiction Urbi et Orbi exceptionnelle d’avril dernier.
Le coronavirus n’épargne évidemment pas le Luxembourg, avec de nombreux cas avérés et plusieurs dizaines de décès. Comment continuer à assurer une présence auprès des malades et des personnes isolées ? Le diocèse a ouvert une ligne d’écoute pastorale à laquelle tout un chacun peut s’adresser, non seulement pour une aide spirituelle ou pour briser la solitude, mais aussi pour un secours matériel, un coup de main pour faire les courses, etc… Les personnes qui appellent sont mises en contact avec d’autres personnes proches d’elles géographiquement, pour pouvoir tisser des liens de proximité. Chaque paroisse s’applique à développer ces liens communautaires de solidarité. L’attention et la visite aux malades restent plus que jamais une part importante de la mission de l’Eglise.
Un autre regard ?
La crise sanitaire que nous connaissons actuellement nous a brutalement révélé notre profonde vulnérabilité comme un destin commun qui met à mal notre volonté de contrôle. Nous sommes nombreux à penser que nos sociétés ne pourront plus tourner comme avant. Que peut apprendre fondamentalement l’Eglise, de ces questions existentielles auxquelles tous les peuples sont aujourd’hui confrontés ?
Imagine-t-on, comme le montre une image circulant sur la toile, une Cène sans les apôtres, sans ceux que le Christ appelle « ses amis » ? Sous prétexte de célébrer les sacrements, c’est peut-être moins le Seigneur qu’une forme de cléricalisme qui s’affiche sur nos écrans. N’entretient-on pas le sentiment de manque plutôt que la communion de désir, quand le sacrement devient une fin en soi ? Pourvu que les sacrements soient célébrés, l’institution aura le sentiment d’exister, sinon dans la société – indifférente – du moins sur les réseaux sociaux.
Cette Pâques vécue en confinement serait-elle dès lors l’occasion, pour ceux d’entre nous qui peuvent participer régulièrement à des eucharisties, de nous mettre à l’écoute des femmes et des hommes qui en sont privés : qu’ils vivent dans certaines zones d’Amazonie, d’Afrique, dans des régions désertifiées de notre Europe ; que l’âge, le handicap les contraignent à rester chez eux ; qu’ils soient privés d’eucharistie par les règles de l’Eglise… À la lumière d’une telle crise, certaines questions théologiques se révèlent plus que nécessaires, pressantes même. Dans l’Eglise qui est en Amazonie, il est rare que le prêtre vienne dans une paroisse pour administrer les sacrements. Le reste de l’année, tout est organisé par les laïcs. Nous sommes maintenant dans une situation similaire. Aucune messe ne peut être célébrée en public. Soudain, la question se pose dans le monde entier : comment une Eglise, qui vit des sacrements, peut-elle survivre dans une telle situation de besoin ?
Le jeûne eucharistique conduit à sortir du confort et des habitudes, à retrouver le sens profond du rassemblement dominical, mais aussi à ne pas s’en contenter pour se définir comme catholique.
Vers de nouvelles responsabilités
Les temps de crise, nous disent celles et ceux qui réfléchissent, permettent de changer nos modes de vie et de pensée. Nombre d’observateurs assurent que rien ne sera plus comme avant l’irruption dans nos vies du Covid-19. Déjà en crise multidimensionnelle avant le confinement, l’Eglise catholique sera-t-elle la seule à maintenir ses pratiques à l’identique ?
Pour chacun d’entre nous, quelles que soient ses croyances philosophiques ou religieuses, cette situation sans précédent en temps de paix impose de regarder en face notre vie devenue soudain plus fragile, plus incertaine, plus dépendante des autres.
Au pic de l’épidémie, des services hospitaliers peuvent s’avérer insuffisants pour faire face malgré les moyens déployés, et la nécessité de faire des choix s’imposerait. Forcés de se disputer des respirateurs aux enchères, des médecins seraient acculés au dilemme de choisir entre les patients qui en seront équipés et ceux qu’ils devront laisser mourir. Dès lors, c’est vous, c’est moi dont la survie peut être en jeu. Il ne serait pas éthique de trier une personne simplement sur la base de son âge, de son handicap, de son sexe, etc. Il est vrai que certains patients âgés peuvent ne pas répondre à des critères objectifs d’accès au respirateur en situation de crise, parce qu’ils sont en train de mourir et qu’il est impossible de les sauver, mais cela peut également être vrai pour des patients plus jeunes. La pente peut se faire glissante très rapidement dès que l’on s’engage sur cette voie.
Expérience humaine déroutante car elle renvoie à des choix éthiques qu’il nous déplaît d’envisager. C’est ici qu’on attend une parole de nature spirituelle qui aide à vivre et à ne pas désespérer. Bien autre chose que des considérations brumeuses sur l’eau bénite ou la course à la vidéomesse qui apparaissent si dérisoires. Une parole de vie que nous pouvons attendre des responsables religieux, ou partager de notre propre initiative. Si nous savons en trouver les mots. Nous interroger sur ce que serait notre attitude, pour nos proches comme pour nous-mêmes, dans une telle situation si elle devait se présenter, voilà une vraie réflexion, incarnée dans le réel, l’existentiel.
Cela peut sembler paradoxal, mais la conscience de cette vulnérabilité est une force. La vulnérabilité est une fragilité, mais reconnaître que nous sommes dépendants les uns des autres conditionne aussi notre responsabilité. Seule l’expérience de nos limites, de notre vulnérabilité et de notre interdépendance peut nous conduire à nous sentir concernés par ce qui arrive à autrui, et donc responsables du monde dans lequel nous vivons.
Pensons à l’avenir
Au moment du déconfinement, nous aurons besoin de vision pour nous redresser, pour résister à d’autres catastrophes et inventer de nouvelles manières d’habiter ce monde. Le pape François, dans sa prière, a rappelé combien la pandémie « démasque notre vulnérabilité ». Il a renvoyé les hommes à leurs responsabilités : « Nous ne nous sommes pas réveillés face à des guerres et des injustices planétaires, nous n’avons pas écouté le cri des pauvres et de notre planète gravement malade. » Et nous avons continué notre chemin, comme si de rien n’était. Le pape lui-même invite à ne pas continuer comme avant, à « saisir ce temps d’épreuve comme un temps de choix ».
« Le temps de choisir entre ce qui importe et ce qui passe, de séparer ce qui est nécessaire de ce qui ne l’est pas » : le monde aura-t-il cette sagesse ? Nul doute que des leçons seront tirées de la crise du Covid-19 sur le plan sanitaire, scientifique, politique. Mais dans la noble intention de relancer la machine économique, dans l’euphorie d’une victoire sur la pandémie, quelles voix retentiront pour nous demander d’abandonner notre soif de toute-puissance et de possession ? Des voix qui parleront ici – à nous – et au monde – aux autres.
Le théologien Christoph Theobald (Urgences pastorales, Bayard 2017) observe que notre société post-moderne est marquée par une crise de confiance et une crise du vivre-ensemble, la fascination pour les technosciences et les biosciences, les craintes écologiques et la domination d’un système économique fondé sur la spéculation. En soubassement, « c’est le rapport à la mort qui représente aujourd’hui le problème majeur de nos sociétés », pointe-t-il. Cette crainte de la mort nourrit une fascination pour son dépassement par les techniques, qui pourrait bien marquer la fin de l’humanisme européen…
Puisque l’Eglise et la société semblent s’éloigner toujours plus sous l’effet d’une invisible tectonique des plaques, Christoph Theobald a creusé en profondeur pour trouver le foyer où chrétiens et non-chrétiens peuvent se rencontrer. Il l’identifie dans une « foi élémentaire, attachée à la bonté foncière de la vie », dont le déploiement est nécessaire à la poursuite de l’existence de chacun, mais dont le surgissement n’est jamais garanti face aux épreuves.
Autour de ce point focal, le théologien rebâtit la mission de l’Eglise, thème qui a bien besoin d’être dépoussiéré. La mission consiste pour les chrétiens à se mettre, « avec gratuité » et « sans esprit de récupération », au service de la vie d’autrui, en mettant à disposition de « quiconque » les ressources de confiance et d’espérance de l’Évangile. Christoph Theobald invite ainsi les chrétiens à considérer l’hospitalité et le service de la fraternité comme une « mystique non sacrale ».
Pour une perspective audacieuse
Pas de doute, la crise du coronavirus nous appelle à être créatifs. L’enjeu est d’ouvrir un horizon d’espérance, de se doter d’outils pour réparer le monde mais aussi préparer l’avenir, en permettant à chacun de se les approprier et de faire sa part. Nous ne sommes pas condamnés au chaos. On peut initier une transition. Il ne s’agit pas de restaurer le monde pour qu’il soit comme avant, mais de proposer des alternatives inédites, d’innover.
« La moisson est abondante. » La situation actuelle est singulièrement un temps de fécondité. Mais pour le percevoir autant que pour participer aux renouveaux indispensables, l’Eglise doit entrer dans une mue, revenir au cœur d’une expérience chrétienne marquée par le « tout est grâce » pénétrant nos existences concrètes. Et saisir ainsi sa chance de reconsidérer ses priorités autant que son mode de fonctionnement.
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