Renoncez à la liberté religieuse qui protège votre droit de porter un foulard islamique et vous accéderez à votre profession; bénéficiez de votre liberté religieuse et vous renoncerez à l’emploi pour lequel vous avez passé des années à acquérir l’ensemble des compétences nécessaires. Le voile ou la robe, voilà le choix imposé à une jeune candidate souhaitant se faire assermenter avec ses collègues.
Pourquoi n’enlève-t-elle pas simplement son voile pour le remettre après la cérémonie? La question n’est pas pertinente. On peut désapprouver la démarche, les autres avocats peuvent prêter serment tête nue, l’assistance peut s’en offusquer, le débat sur la question peut être soulevé. Mais le droit luxembourgeois protège son droit de porter le voile. On ne saurait donc la contraindre, par la menace qui plus est, à l’enlever. La question essentielle est celle de la légalité ou non du refus d’assermenter. Il ne s’agit pas d’un débat d’actualité sur les signes religieux ou la laïcité, mais d’un problème concernant la renonciation contrainte à la protection conférée par un droit constitutionnellement et conventionnellement garanti.
Tout d’abord, la question de principe, à savoir la prétendue interdiction de porter le voile devant les tribunaux. Elle est inexistante. Ni l’article 32 de la loi du 30 août 1992, ni l’article 3.1. du règlement intérieur de l’Ordre ne visent cette hypothèse spécifique. Outre des dispositions tout à fait usuelles entérinant les règles de politesse de l’assistance par rapport à la juridiction, la seule obligation vestimentaire imposée à l’avocat est le port de la robe. S’il est d’usage, au Luxembourg, d’étendre cette disposition à l’interdiction d’apposer des décorations, c’est là encore par renvoi à l’obligation d’ignorer les éventuelles différences entre avocats en termes de statut social ou d’ancienneté, fiction certes, surtout dans le contexte luxembourgeois, mais fiction se justifiant par notre tradition. Le foulard islamique, lui, n’est pas visé. Une interprétation l’interdisant n’est pas inconcevable? En théorie, certes. Mais l’impact sur la liberté religieuse serait tel qu’il faudrait pour cela une clarification explicite. En effet, la Convention européenne des droits de l’homme admet des ingérences aux droits précités pour des motifs énumérés. Mais elle le fait à condition que celles-ci soient prévues par la loi au sens large du terme, c’est-à-dire, au minimum, qu’il y ait une norme transparente1. Ceci n’étant pas le cas en l’occurrence, la candidate aurait dû pouvoir prêter serment en robe, avec son voile, symbole de la pleine jouissance de ces droits constitutionnellement et conventionnellement garantis.
La modification du règlement intérieur de l’Ordre, prévoyant désormais l’interdiction d’arborer un quelconque signe manifestant une appartenance religieuse, politique ou philosophique, si elle pose d’importantes questions de principe, ne modifie en rien l’affaire telle qu’elle se présente pour l’intéressée. En effet, le règlement intérieur de l’Ordre n’ayant été publié dans sa version modifiée qu’après l’assermentation, il n’était tout simplement pas opposable à la candidate lors de la cérémonie. Que le règlement intérieur ait été modifié la veille de celle-ci ne peut évidemment que surprendre. S’il s’agissait d’une tentative de justifier ex post le refus d’assermentation, l’entreprise s’est soldée par un échec: non seulement la norme n’était pas encore applicable, mais la clarification rend encore plus évidente la parfaite légalité du port du voile au moment de l’assermentation. Mais supposons qu’il s’agisse d’une coïncidence. Le manque de cohérence n’en serait que plus flagrant: alors qu’un projet de modification du règlement intérieur était en cours d’élaboration depuis un an, la jeune femme n’a été à aucun moment informée d’une possible incompatibilité du voile avec les règles de comportement devant les tribunaux luxembourgeois, alors même qu’elle porte le voile sur la photo d’identité communiquée aux responsables de sa formation. En allant jusqu’à lui refuser l’accès à sa profession – impliquant non seulement l’impossibilité de l’exercer pleinement, des pertes financières, de potentielles réactions de la part de clients actuels ou futurs, mais encore le dommage moral d’une humiliation évidente – les autorités ont clairement violé à la fois la liberté religieuse et le droit à la protection de la vie privée et professionnelle de l’intéressée. Ainsi l’a, en tout cas, jugé la Cour européenne des droits de l’homme dans une affaire similaire2.
Le bâtonnier affirme encore qu’il faudrait interpréter la législation luxembourgeoise au regard du droit français, et que les récentes modifications s’appuient sur ce dernier. Or l’exemple est fort mal choisi. En effet, le Grand-Duché ne connaît, pour des raisons historiques, pas de séparation nette de l’État et des communautés religieuses instituées. En aucun cas ne peut-il être rapproché de la France, dont la laïcité dite républicaine à tendance exclusive subit au demeurant des critiques importantes3. On ne voit donc pas la pertinence de ce rapprochement forcé, lequel ne va pas seulement à l’encontre d’une tradition tolérant le fait religieux, mais encore viole les droits fondamentaux sans justification aucune. L’affaire ne permet pas de doute – et appelle une réparation immédiate.
Dans ce contexte, le comportement du bâtonnier est pour le moins problématique. En effet, selon ses propres dires, Me Prüm aurait fortement découragé la candidate en lui annonçant son refus de la présenter à la Cour. Si celle-ci venait à conclure à l’absence d’un acte attaquable, la candidate ne s’étant jamais présentée, le bâtonnier aura privé la candidate d’une décision de refus explicite de la part de la Cour, donc également de la possibilité d’intenter un recours contre un acte administratif4. Là encore, il s’agirait d’une atteinte à un droit fondamental, à savoir la disponibilité d’un recours permettant l’accès à un tribunal indépendant et impartial. Une violation grave des obligations du premier représentant de l’ordre des avocats. Mais n’oublions pas que la décision semble avoir été partagée par la Cour supérieure de justice dans son ensemble. Que personne ne se soit rendu compte de la flagrante violation des droits fondamentaux en train d’être commise est tout à fait préoccupant et en dit malheureusement long sur les réflexes des juristes luxembourgeois en la matière.
Nous sommes en octobre 2017 et nous vantons de notre pseudo-pragmatisme, mais les réflexes sécuritaires et liberticides se sont confortablement installés au centre de l’échiquier politique. En moins d’un an, nous avons été le seul État européen à constitutionnaliser l’état d’urgence après les attentats de Paris, nous avons voté l’interdiction de la burqa ainsi qu’une panoplie de mesures prétendument antiterroristes, et une jeune avocate musulmane s’est vue refuser son assermentation par une décision unanimement prise en violation du droit luxembourgeois… pour avoir porté son foulard. Réfléchissons.
1 Pour des précisions dans un contexte comparable, voy. Cour EDH, 4 décembre 2008, Kervanci c. France, req. n°31645/04, §§49-59.
2 Cour EDH, 28 mai 2009, Bigaeva c. Grèce, req. n°26713/05, §§34-35 : «est essentiel le fait que les autorités aient permis à la requérante de réaliser le stage réglementaire, alors qu’il était clair qu’une fois le stage accompli, elle n’aurait pas le droit de participer aux examens de l’Ordre des avocats. […] Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour considère que ce comportement des autorités compétentes a manqué de cohérence et de respect pour la personne et la vie professionnelle de la requérante et a ainsi porté atteinte à son droit à la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention », italiques ajoutés.
3 Voy. p.ex. J. Lacroix, Communautarisme versus libéralisme : Quel modèle d’intégration politique ? Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 2003, 186 p.
4 Me Prüm a en effet affirmé qu’il déconseillera à la Cour supérieure de justice d’assermenter la candidate voilée et que, dans l’éventualité où celle-ci souhaiterait néanmoins se présenter, la tentative se révélerait sans doute vaine : «le procureur général suivra mon argumentaire et il y a d’importantes chances que la Cour vous demande de vous retirer, en tout cas elle ne procédera pas à l’assermentation». Voy. C. Fratti, «Le foulard islamique incompatible avec la robe d’avocat», Paperjam, 21 septembre 2017, http://paperjam.lu/news/le-foulard-islamique-incompatible-avec-la-robe-davocat.
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