«Pour donner une réponse aux défis de notre société», le programme gouvernemental de l’actuelle coalition a annoncé la réalisation d’«une réforme fiscale combinée à une réforme des transferts sociaux et familiaux». L’ambition de «moderniser le système redistributif» et «le courage d’attaquer les problèmes budgétaires par le biais de réformes structurelles» s’y affichent côte à côte. La réforme annoncée, qui répondra notamment aux critères de prévisibilité, de stabilité et de compétitivité fiscales, s’inscrit dans une stratégie fiscale globale garantissant la compétitivité, le financement adéquat des politiques publiques et la justice sociale.
Cette entreprise pourrait coller à l’une des définitions du mot réforme fournies par Le Petit Robert: un changement profond apporté dans la forme d’une institution afin de l’améliorer, d’en obtenir de meilleurs résultats. Intrinsèquement donc, une réforme fiscale comporte une dimension structurelle; elle rebat et redistribue les cartes. Une épineuse question reste tout de même de savoir si l’on est sûr de son diagnostic, de relever les bons défis et si ce que l’on entreprend de transformer, de corriger correspond réellement aux besoins de la situation et aux nécessités les plus criantes.
Depuis, s’il s’est enthousiasmé sur les avancées méthodologiques relatives à l’élaboration budgétaire, le Premier ministre s’est en revanche montré avare en informations sur le contenu de cette «réforme fiscale globale» (2014) qui aboutirait «à un système fiscal simple et transparent qui tienne compte de la réalité sociale de notre pays tout comme des spécificités du Luxembourg en tant que lieu d’implantation d’activités économiques» (2015). Et face entre autres à la surévaluation des effets du «paquet d’épargne» budgétaire ou aux bruits de couloir autour de marges de manœuvre qui varieraient modestement entre 194 et 388 € par personne protégée1, nombre d’interrogations ont surgi sur l’ampleur que prendra finalement ce profond changement programmé par le gouvernement et sur le fait que la montagne accouchera peut-être d’une souris. Le gouvernement, d’une part, semble ambitionner de trancher certaines questions récurrentes, mais aspire, d’autre part, à la stabilité dans la compétitivité, tandis que la stratégie faîtière confirme l’option du business as usual.
La face cachée de l’iceberg
Choisir le chemin de la continuité serait prendre un risque qui n’est pas mince de précipiter la désintégration sociale avec tous les dangers que cela comporte. Globalement, le contribuable luxembourgeois n’est sans doute pas à plaindre en comparaison européenne; le système fiscal est comparativement progressif et relativement redistributif pour les personnes physiques.
Il n’empêche que le diable est dans les détails: les taux de risque de pauvreté (particulièrement chez les ménages avec enfants, chez les travailleurs, les chômeurs ou les locataires) ainsi que les inégalités de revenus ont malgré tout une fâcheuse tendance à augmenter depuis 20 ans, et les revenus des capitaux ne sont sans doute pas étrangers à ce phénomène, leur croissance accentuant les inégalités. En laissant ici de côté le tax shift qui s’est produit vers la consommation, particulièrement au profit des entreprises, il conviendrait que la réforme fiscale inverse ces deux tendances prioritairement à (voire à l’exclusion de) toute autre considération afin de rebattre décidément les cartes et de répondre «aux défis de notre société».
La forte croissance économique qui a fait émerger l’un des pays les plus riches au monde a sans doute permis de limiter les effets délétères de cette polarisation sociale (en réalité sous-estimée selon l’OCDE du fait des hauts revenus), mais, depuis la crise de 2009, il est difficile de nier cette évidence qui s’impose de plus en plus, comme partout en Europe d’ailleurs. Le Panorama social de la Chambre des salariés a montré que les centiles les plus élevés de la distribution des revenus ont augmenté leur part du revenu national, pendant que celle des centiles inférieurs a reculé. D’après les données du Statec, la part des revenus du capital de l’hétérogène top 10-5-1%, certes sans doute plus sensibles aux cycles et pas nécessairement aussi stables ou récurrents que les revenus salariaux, tend à progresser dans le revenu total au cours des décennies, alors qu’elle reste stable pour le bas de l’échelle. La distribution du patrimoine est quant à elle largement plus inégale que la distribution des revenus ou des dépenses (particulièrement en termes de patrimoine financier et de propriété immobilière autre que la résidence principale). Toutefois, le patrimoine d’un ménage sera corrélativement d’autant plus abondant que son revenu disponible net sera élevé; le centile supérieur des ménages a 1575% de chances supplémentaires de posséder un capital que les ménages du quintile inférieur.
La logique à l’œuvre est implacable: plus le stock augmente, plus les revenus du patrimoine s’élèvent, alors que le patrimoine à disposition d’un ménage est aussi conditionné par sa capacité d’épargne, qui, elle-même, dérive de son niveau de revenu. Des concentrations et des écarts intergénérationnels peuvent ainsi se créer à l’abri d’une législation accommodante vis-à-vis des hauts revenus, du patrimoine et de la transmission de celui-ci. Sans doute avons-nous là une façon d’appréhender le rendement du capital supérieur à la croissance dans une économie financiarisée et la monopolisation des revenus primaires par certaines couches, très fines, de la population.
Le tropisme fiscal pour le capital…
La principale courroie de transmission des inégalités est institutionnelle, fiscale et réglementaire, comme le soulignait aussi récemment le Professeur Waldenström de la Paris School of Economics en visite au Luxembourg. En effet, tous les revenus ne sont pas traités de la même façon par la loi. Pour un revenu égal, le revenu du capital sera (beaucoup) moins imposé que le revenu du travail, ce qui aboutit à réduire la progressivité du barème. In fine, cette situation mène dans les faits à un traitement de faveur des individus les plus aisés.
Ce penchant pour les revenus du capital (retenue libératoire allégée sur intérêts si applicable, demi-dividende, détermination de la valeur imposable de «bonus»2 versés sous le régime favorable des stock-options, défiscalisation partielle ou totale de l’intéressement et des plus-values – cf. aussi le récent step-up fiscal –, exonération de 1500 €, possibilités relativement larges de réduire les revenus immobiliers imposables) ou encore le traitement privilégié de certains avantages accordés aux impatriés (hautement qualifiés et imposés au taux marginal), la défiscalisation du stock de patrimoine ou une imposition foncière désuète aux yeux du Conseil économique et social (CES), tout cela concourt à la progression de l’incohésion sociale.
À côté de l’effet de la nature du revenu sur son imposition viennent se greffer les différentes modifications du tarif fiscal qui ont eu lieu depuis 1991 et qui ont conduit à une progressivité très ramassée en termes de revenus. Le CES a ainsi dû constater que, désormais, «le taux marginal maximal s’applique déjà à des revenus correspondant aux classes moyennes inférieures de la population3». Elles ont particulièrement soulagé les plus hauts revenus qui s’en sortent d’autant mieux à présent qu’ils tirent davantage leurs revenus du capital et qu’ils peuvent en outre profiter de niches fiscales, ce qui réduit de plus belle la progressivité du barème.
… ou pour la majorité silencieuse?
La réforme fiscale comprendra dès lors utilement plusieurs mesures d’urgence et des modifications de fond. L’urgence d’abord par l’abolition de l’impôt d’équilibrage budgétaire temporaire ainsi que la revalorisation, voire l’augmentation du crédit d’impôt pour salariés et des mesures de tempérament fiscal (par exemple les forfaits pour frais d’obtention et dépenses spéciales ainsi que les éléments de prise en charge des frais de garde pour enfants et les frais de déplacement, etc). Sur le fond: réagencement du barème d’imposition du revenu des personnes physiques, systématisation de la correction de la dérive fiscale (kalte Progression), abolition ou forte réduction de la tranche exonérée du revenu du capital, normalisation de l’imposition des stock-options, révision de l’imposition des dividendes et de certaines plus-values mobilières et immobilières, réintroduction de l’impôt sur la fortune4.
Le tabou de l’impôt foncier, qualifié par le CES de «désuet» «complexe»5, est évoqué par le gouvernement, dans un contexte où les biens immobiliers autres que la résidence principale sont, avant le patrimoine financier, à l’épicentre de la distribution inégale du patrimoine (franchira-t-il aussi le Rubicon des droits de succession?). Cela aurait sans doute le mérite, après la récente hausse de la TVA, de corriger a minima la progressivité du système fiscal global en raison d’une valeur unitaire (actualisée) plus importante chez les ménages aisés que chez les ménages modestes qui contribuent relativement plus à la TVA. Mais la prudence est de mise pour éviter que certains ménages ou familles nombreuses modestes soient acculés à contribuer plus que de raison alors qu’ils auront passivement subi la prise de valeur de leur seul bien d’habitation. Peut-être pourrait-on par exemple instaurer un impôt foncier différenciant la résidence principale des biens immobiliers de rapport?
La notion de cohésion sociale renvoie aussi à l’égalité des chances et à la liberté de choix qui doivent contribuer à limiter les inégalités de revenus et de modes de vie. C’est vers quoi doivent tendre les effets de la réforme de 2017, inverser les tendances et renforcer la cohésion. La réforme engagée des prestations familiales est toutefois un mauvais premier signal. Le système redistributif ne se limite d’ailleurs pas aux seuls transferts, mais englobe aussi la réglementation, par exemple du marché du travail avec un salaire minimum adéquat, et l’offre de services publics (gratuits) auxquels le capital devrait aussi pouvoir contribuer dans une meilleure proportion.
Dans le respect de la méritocratie ambiante, il parait incohérent d’octroyer «au mérite» d’énormes bonus passablement défiscalisés et d’autoriser en outre l’exemption de la transmission de ces bonus accumulés… On se rappellera à ce sujet l’appel aux premiers déciles français à travailler plus pour gagner plus, pendant que, dans le même temps, l’héritage du dernier décile était partiellement défiscalisé dans une invitation à patienter plus pour gagner plus. À chacun selon son mérite, mais selon deux poids deux mesures? Le système fiscal et redistributif n’est que marginalement alimenté par le stock ou les revenus patrimoniaux. Le rôle de l’institution fiscale apparait clairement si l’on veut répondre «aux défis» de la «réalité sociale». Mais encore faut-il cesser de faire rimer «compétitivité» avec privilèges fiscaux d’une minorité agissante.
1 Par la sécurité sociale et pour autant que l’intégralité de l’enveloppe soit accordée aux ménages. À titre comparatif, l’Autriche vient de réussir une réforme fiscale à concurrence de 588 € par personne protégée ; 90 % de l’impact se produira en faveur des salariés, qui assureront le contre-financement de la réforme à hauteur de 10 % de celle-ci.
2 Selon l’OCDE, les bonus pour les hauts revenus, méthode de rémunération tout particulièrement répandue au Luxembourg, constituent un tiers (contre un cinquième en moyenne) du revenu du travail du top 1 % des plus hautes rémunérations, dont les revenus représentent un peu plus de 6 % du total des revenus du travail.
3 Conseil économique et social (CES) (2015). Analyse des données fiscales au Luxembourg. Avis, p. 96.
4 Puisque l’imposition du revenu et de la succession a peu d’effet sur les tendances soulignées.
5 CES (2015). Analyse des données fiscales au Luxembourg. Avis, p. 43.
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