- Gesellschaft, Politik
Réformer la Police, à bon escient
Quelques pistes de réflexions
Depuis l’annonce par le ministère de la Sécurité intérieure de vouloir réformer la Police et l’audit réalisé à cet effet en juin 2015, les parties prenantes se sont manifestées pour relater leur point de vue. Jusqu’à maintenant, les différents discours et prises de position s’orientent autour des notions d’efficience, d’efficacité et de performance de l’action policière. Les éléments avancés se limitent avant tout au volet organisationnel et opérationnel de la Police, mais une discussion sur le modèle professionnel de police n’est pas vraiment présente.
À maintes reprises, la légitimité et le besoin de la nouvelle réforme ont été justifiés par le souci de disposer d’une police plus proche du citoyen. De ce ce point de vue, que ne vient d’ailleurs étayer aucune évaluation scientifique, le concept innovateur de proximité introduit par la loi actuelle datant de 1999 aurait donc échoué. Les travaux parlementaires de 1999 avaient particulièrement souligné «la nécessité de mieux répondre au sentiment d’insécurité de la population par une présence policière plus visible et plus proche des gens ainsi qu’une assistance plus rapidement disponible dans toutes les régions du pays1». La loi actuelle renseigne davantage ce que la Police fait (missions, attributions), mais moins comment elle le fait. Si cette police de proximité n’a pas pu être mise en place telle qu’envisagée, quel modèle de police a dès lors été mis en place et lequel est envisagé dans le cadre de la réforme annoncée?
Produire un savoir sur la Police
Contrairement à ses pays voisins et aux pays anglo-saxons, il n’existe pas au Luxembourg de recherches scientifiques sur respectivement pour la Police et la discussion autour de la nécessité d’une recherche à effectuer par des organismes externes voire internes est inexistante. Certes, des recommandations élaborées par l’Inspection générale de la Police (IGP) sont formulées et transposées progressivement. Selon Brodeur, une sommité en matière de recherche scientifique sur les autorités de police, «tout comme le comportement criminel, l’action policière est un objet qui oppose une résistance délibérée au projet de connaître2». Une réflexion sur les caractéristiques d’une police démocratique est en effet nécessaire et le mandat policier – sa définition, sa portée, ses limites, sa délimitation, son contrôle – doit se situer au centre de toute réforme. Il y a aussi le volet de l’approche discrétionnaire – l’autonomie policière et la sélectivité – qui colore l’intervention des forces de l’ordre. Les questions suivantes devraient alors guider toute élaboration de réforme de police: Que fait la police? À quoi sert-elle? Quelles sont les logiques d’action? Le contrôle du crime est-il une tâche qui revient à la seule police ou également à d’autres acteurs?
Il n’y a pas que l’approche théorique, il existe une panoplie d’autres sujets et approches tels que les pratiques professionnelles ancrées. Comme Monjardet
l’indique, «il n’y a pas de sociologie de la police, mais une sociologie des usages sociaux de la force3». Il existe différentes conceptualisations pour rendre compte de l’activité policière et l’enjeu consiste ici à produire du savoir et à l’objectiver. Les connaissances et l’analyse porteront dès lors sur trois dimensions: le cadre institutionnel (fondements juridiques, la loi, les missions, l’autorité politique), le cadre organisationnel (régulations internes) et le cadre professionnel (pratiques des agents)4. Le savoir scientifique sur la police est ainsi porté non seulement sur ce qu’est ou fait la police, mais aussi sur ce qu’elle devrait être.
Une attention particulière doit être portée à la fonction et au rôle de la police dans notre société, la police étant un acteur qui produit la sécurité et qui est porteur d’une fonction régalienne de l’État. En effet, elle est souvent considérée comme le «bras armé ou l’appendice coercitif de l’État disposant du monopole légal du recours à la violence physique5». La police est donc une structure politico-administrative et dans l’imaginaire collectif, elle dispose d’un pouvoir symbolique au niveau social et politique; elle incarne la puissance publique sur le terrain. À travers ses interventions, elle est constamment soumise à la publicité et dans ce contexte, il est impératif de discuter et de définir l’utilisation juste et proportionnée de la force à laquelle elle peut recourir.
Les acteurs politiques disposent de quatre ressources6 qui mettent en évidence le lien entre la légitimité du système politique et les politiques de sécurité7:
– pouvoir de nomination: les autorités politiques nomment la hiérarchie policière.
– pouvoir d’orientation: à travers la réforme, des orientations générales et priorités sur le fonctionnement et l’organisation de la police ont été avancées (plus de proximité, interventions plus rapides, efficacité, performance policière,…).
– allocation de ressources budgétaires: la réalisation de la réforme nécessite une enveloppe financière de la part du gouvernement (création de nouvelles carrières, revalorisation des salaires, fermeture de bureaux, communauté de commissariats,…).
– ordre symbolique: les acteurs politiques développent des discours d’allégeance et de légitimité à l’égard des forces de l’ordre.
Toutefois, de l’autre côté, deux éléments supplémentaires complètent et influencent ces relations:
– instrumentalité policière: la police est au service du politique et répond aux demandes de son maître.
– insularité: la police résiste, ouvertement ou plus discrètement, aux demandes des acteurs politiques.
«Cop culture»
Vu le risque d’insularité, une réforme ne peut être mise en œuvre sans comprendre la culture professionnelle qui façonne le travail quotidien. En effet, les policiers font partie d’une profession qui défend ses intérêts propres, ses croyances et ses représentations. Or, on ne peut guère parler d’une culture policière «unifiée» puisqu’il existe plusieurs systèmes de valeurs et de normes qui sont entretenus, cultivés et partagés. Ils contribuent à former des identités au sein de l’appareil policier. Pour le Luxembourg, il serait intéressant d’explorer leur nature et les façons dont ces identités sont communiquées et transmises. De plus, les objectifs généraux établis par la police en tant qu’institution (police culture, corporate identity, Leitbild) et les activités policières quotidiennes vécues sur le terrain (policing) sont influencées par la «culture policière». Ainsi, les objectifs théoriques et la realité du terrain peuvent être en décalage. Par conséquent, des tensions et rapports de domination peuvent émerger.
Au cœur du fonctionnement de l’appareil policier, la question de la manière dont la police «rend compte» et la manière dont elle a des «comptes à rendre»
(accountability/redevabilité) devient de plus en plus importante. Il en est de même pour les transformations que connaît la police: rend-elle un service public ou fournit-elle des services (cf. New Public Management)? Il s’agit ici de la place et du degré que prennent les logiques gestionnaires/managériales et de la façon dont elles imprègnent la police et colorent son intervention. La visibilité de la police se manifeste sur le terrain (ou pas) d’abord par les politiques qu’elle entend mettre en œuvre et ensuite par les statistiques criminelles enregistrées qu’elle présente pour rendre compte de son activité. Souvent, ces statistiques portent sur l’évolution de la criminalité, mais ne peuvent, méthodologiquement, être conçues comme indicateurs suffisants pour mesurer réellement la délinquance.
Explorer les modèles de police
Au niveau international, il existe différents modèles et techniques de l’activité policière. Sans approfondir les descriptions de ces modèles, il semble important de connaître le projet d’adhésion envisagé dans le cadre de la nouvelle réforme. Pour Dominique Monjardet, il existe quatre références-type dominants: la police de communauté (community policing), la police de résolution des problèmes (problem-oriented policing) qui est un dérivé de la police de proximité, la police des points chauds qui consiste dans un travail policier centré sur des populations à risque (hot spots policing) et la police guidée par le renseignement (intelligence-led policing). Jean-Paul Brodeur qualifie les trois premières formes de «basse police» (la police ordinaire, traditionnelle et visible) et la dernière de «haute police» (la police politique qui opère dans le secret et reste en quelque sorte invisible).
Monjardet distingue aussi trois styles de policiers: répressif, préventif et médian (qui se situe entre les deux premiers). Le premier est convaincu de l’application de la justesse de la loi; il privilégie ainsi une approche légaliste et lutte contre la criminalité. Le deuxième est investi dans l’échange avec le public, il répond à ses sollicitations et axe son intervention sur la prestation de services à la collectivité. Le troisième, qui adopte les deux approches, se considère comme un gardien qui investit dans le maintien de l’ordre et lutte contre les incivilités.
Enfin, le modèle du new policing commence à s’implanter progressivement en Europe. Il combine trois dimensions: utilisation de données chiffrées en temps réel sur l’évolution de la délinquance et le déploiement des effectifs, évaluation en continu des managers sur base de ces données et utilisation de pratiques policières proactives8. Il s’agit en l’occurrence d’une dimension répressive de l’action policière et de l’utilisation des technologies modernes et de la pression managériale pour les atteindre.
Réinventer la police de proximité
Dans les années 1970, la police de communauté a connu un large déploiement d’abord dans les pays anglo-saxons, puis en Europe. Des vagues d’exportation et de généralisation ont eu lieu. Le Luxembourg s’en est inspiré puisque, comme mentionné ci-dessus, la réforme de la police en 1999 mettait clairement l’accent sur la notion de proximité, en l’occurrence le modèle de la police de communauté (community policing). Cette dernière repose sur une implication accrue de la population au niveau de la définition des problèmes de la délinquance. Le rôle de la police est d’intervenir de manière préventive et l’utilisation de techniques de persuasion/de l’argumentation est au centre de l’action policière. À travers sa présence et sa visibilité, la police compte améliorer son image de marque, nouer des contacts avec les habitants et mettre en avant l’échange. Quant à la population, elle participe activement à la production de la sécurité.
Au Luxembourg, cette idée a été retrouvée notamment à travers l’identification et l’attribution possible d’un agent de quartier et dans le cadre des comités de prévention dont une des missions consistait à dresser un diagnostic sur la délinquance et à proposer des mesures adéquates pour y remédier. Il a été montré qu’il y a eu un conflit plus ou moins manifeste entre le rôle de «supposé» vrai policier traditionnel et celui orienté vers la communauté. L’un s’engage dans la lutte et la répression du crime, l’autre dans la prévention: fermeté et laxisme ne se conjuguent point. En outre, le premier ne considère pas le deuxième comme un «vrai» policier, le travail de proximité est vu comme secondaire. Il serait intéressant d’analyser si cette situation se retrouve également au Luxembourg. À travers cette vue clivée, nous nous retrouvons au cœur même des représentations et des systèmes de valorisation au sein du corps policier: le community policing se heurte en quelque sorte à la culture policière traditionnelle et dominante. Or, la notion de «communauté» est vaste et complexe. Ainsi, les programmes de prévention ont plus facilement été mis en œuvre dans des quartiers à situations problématiques de moindre envergure et disposant d’une population plus participante et d’une cohésion sociale plus forte que dans des quartiers plus «difficiles» où la question de méfiance à l’égard de la police prévalait. Il existe ainsi une pluralité de modèles de proximité qui sont difficilement exportables.
Par ailleurs, il revient à la police de communauté de mettre en place une politique et un travail de relations publiques, ce qui diffère considérablement du style traditionnel. En ce sens, la proximité se construit et elle ne se décrète pas9. Dans un régime démocratique, la confiance dans la police est fondée sur la conviction que la police et les citoyens partagent des valeurs communes10. Il est donc important de comprendre les interactions entre les forces de l’ordre et la population. Ceci nécessite, au préalable, un changement de mentalités tant au niveau de la police qu’au niveau de la population, car la police est une institution qui inspire souvent la crainte. Dans ce contexte, à la lumière de la loi de 1999 et en vue de la nouvelle réforme, il convient de se questionner sur la manière dont la proximité a été construite, à quel degré elle a été dé-construite (pas atteinte) et quelle connotation lui sera attribuée à travers la nouvelle réforme.
Une réforme qui mise avant tout sur la sécurité
Quelle stratégie choisir pour construire la sécurité publique? Voulons-nous une politique tough on crime (qui durcit la réponse policière), un smart policing (une police guidée par le savoir)11 pour mieux identifier la délinquance ou plutôt une approche et des techniques managériales portant sur des mécanismes mesurable de performance, de suivi, de pilotage et de transparence?
La police est systématiquement accusée de tout et de son contraire: menaçante, omniprésente, inefficace, toujours en retard,…12. C’est pourquoi, il convient d’élucider si la visibilité policière est suffisante pour avoir un effet dissuasif sur l’agir délinquant. C’est ici qu’entrent en jeu les nuances et les différences méthodologiques entre l’insécurité subjective (peur du crime), l’insécurité objective (criminalité enregistrée par la police, donc actes condamnables) et la criminalité légale (actes réellement sanctionnés par les juridictions pénales). De plus, il est important d’évoquer les paramètres pour mesurer l’efficacité des
opérations policières comme le nombre des infractions enregistrées et présentées au public, la rapidité des interventions (des patrouilles à pied et motorisées), l’enquête policière et d’autres modes d’opérer. Il a été montré que l’augmentation du nombre de policiers contribue à la diminution de la criminalité, mais il est très difficile d’isoler un tel effet dans la mesure où une hausse de la criminalité conduit généralement à une augmentation du nombre de policiers13. Par contre, si on parle de sécurité publique intégrée et des conditions nécessaires pour sa réalisation, la police ne constitue qu’un élément parmi tant d’autres. Il convient d’ajouter le rôle des services de renseignement, de la justice pénale (le parquet, les juridictions, la prison, la probation) ainsi que la place accordée à la population et à l’opinion publique. La police de proximité place la question de la légitimité au centre de l’action policière et met en avant les notions de confiance dans la compréhension des relations entre police et population. De cette façon, elle peut contribuer au renforcement du contrôle social informel. En tout cas, elle ne donne pas la priorité au soupçon et signale, au contraire, qu’elle fait partie du corps social. Ceci constitue un fondement élémentaire d’amorce pour la mise en place d’une politique de sécurité globale.
Conclusion
L’enquête sur la sécurité menée en 2013 par l’Université du Luxembourg et le Statec renseigne que 86% de la population estiment que la Police grand-
ducale réalise du bon voire du très bon travail14. Dans le cadre de l’Eurobaromètre, il ressort qu’en 2014, 72% des résidents du Luxembourg font confiance à la police. Les institutions d’ordre (justice, police et armée) sont particulièrement appréciées. Ceci peut constituer un point de départ réconfortant pour la réforme de la police. Or, elle nécessite, à côté des arrangements organisationnels et opérationnels, une orientation et un modèle professionnel basé sur une méthode et des techniques, qui lui confèrent une identité propre. Entre police traditionnelle et la police de communauté, entre patrouilleur et policer all-round et généraliste, un choix devra s’opérer. Un autre modèle tel que celui de la résolution de conflits peut certes aussi servir d’inspiration. De tout un peu, un peu de tout? Une police sur mesure? L’évaluation de la réforme soit interne soit externe avec des paramètres valides, vérifiables et fiables est un volet à ne pas négliger afin de pouvoir adapter l’évolution future des forces de l’ordre. En tout cas, un choix stratégique qui devra par la suite se transmettre tant au niveau institutionnel, organisationnel et professionnel, s’impose. u
1 Projet de loi portant création d’un corps de police grand-ducale et d’une inspection générale de la police, n° 4437, Chambre des députés, session ordinaire 1997-1998, p.30
2 Jean-Paul Brodeur, Les visages de la police, pratiques et perceptions, coll. Paramètres, Montréal, Les Presses de l’Université, 2003, p.393.
3 Dominique Monjardet, Ce que fait la police, sociologie de la force publique, Série sociologie, Paris, Ed. la Découverte, 1996, p.316.
4 Christian De Valkeneer, Vincent Francis, Manuel de sociologies policières, Bruxelles, Ed. Larcier, 2007, p.203.
5 Jean-Louis Loubet Del Bayle, «La police dans le système politique» dans: Revue française de science politique, n31(3), 1981, pp.509-534.
6 Fabien Jobard, Jacques de Maillard, Sociologie de la Police. Pratiques, organisations, réformes, Paris, Ed. Armand Colin, 2015, p.298.
7 Jean-Louis Loubet Del Bayle, Police et politique. Une approche sociologique, Paris, Ed. L’Harmattan, 2006, p.317
8 European Forum for Urban Security, Relations police-population: enjeux, pratiques locales et recommandations, Paris, 2016, p.134.
9 René Lévy, «La police française à la lumière de la théorie de justice procédurale», dans: Revue Déviance et société, Ed. Médecine et Hygiène, vol. 40, n°2, Genève, p.139.
10 À ce niveau, Jean-Paul Brodeur a introduit la notion de «knowledge workers».
11 Lévy, R., op. cit., pp.139-164.
12 Xavier Bebin, Pourquoi punir. L’approche utilitariste de la sanction pénale. Logiques politiques, Paris, L’Harmattan, 2006, p.235.
13 Statec, Regards sur l’évaluation du travail de la police, n° 8, mai 2014.
14 Statec, Regards sur l’évolution de la confiance institutionnelle et politique, n° 8, mars 2016.
Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.
Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!
