Posséder le nécessaire pour vivre en sécurité, décider de sa vie et permettre à ses enfants d’être autonomes, maîtriser les langues et le savoir nécessaire à la vie des personnes de bien, participer pleinement à la vie de la cité, sans compter évidemment une parfaite santé mentale et physique, et j’en passe. « Qu’est-ce que la véritable richesse ? », celle caractérisant « la vie bonne » d’Aristote, et que de nombreux autres ont essayé de définir. Philosophiquement, la question est infinie. Statistiquement, elle est immédiatement simplifiée : la richesse est le « stock » monétaire que posséderait le ménage s’il devait tout vendre au prix normal du marché, et après remboursement des créanciers éventuels.
Pareto et le principe 20/80
Ainsi, dans leur austérité brutale, les « pères fondateurs1 » des sciences sociales, ainsi que nombre de leurs successeurs, ont restreint leurs propos à la « richesse monétaire nette », au moins pour commencer, puisque si l’argent ne fait pas le bonheur, il y contribue en tout cas. Même si Adam Smith ou Karl Marx viennent immédiatement à l’esprit, Vilfredo Pareto (1848-1923) est le véritable fondateur de la ploutologie : la science des riches. Economiste et sociologue, ingénieur puis entrepreneur, il devint professeur d’économie politique à Lausanne en 1890.
Pareto est largement connu pour son « principe 20/80 » que l’on retrouve partout, depuis les virus jusqu’aux rayons cosmiques. Il affirme que les 20 % les plus riches disposent de 80 % du patrimoine. Pareto a cru en son universalité, mais la réalité est plus flexible. Pour le patrimoine, notre planète est celle des « 10/90 », où 10 % de la population possèdent 90 % des ressources. Les Etats-Unis, fortement inégalitaires, forment une société « 17/83 ». Au contraire, le Luxembourg serait le pays du « 27/73 », ce qui est comparativement peu.
Une pyramide exponentielle
Pareto et les ploutologues de profession vont plus loin et s’intéressent à la forme des pyramides des richesses pour les comparer entre elles. Les données harmonisées par le Luxembourg Income Study (LIS2), ainsi que par son projet Luxembourg Wealth Study (LWS) consacré au patrimoine, offrent d’excellentes comparaisons en mesurant les seuils des « centiles » – centièmes de la population ordonnée du plus pauvre au plus riche – du patrimoine. Ainsi, au Luxembourg, en 2021, le ménage médian (centile 50 %) dispose de 770 K € d’actifs nets, puisque les ploutologues n’hésitent pas à parler de kilo-euros (K €), de méga-euros (M €), voire de giga-euros (G €). C’est le prix typique d’une petite maison dans un village du nord du pays avec un modeste jardin. Pour se hisser au décile le plus riche (centile 90 %), il faut atteindre le seuil de 2,8 M €, et le centile supérieur atteint environ 10 M € de patrimoine net3. Ces seuils ont vu leur valeur doubler depuis 2010, au rythme de l’envolée de l’immobilier.
C’est la « pyramide exponentielle » des richesses découverte par Pareto : alors que la pyramide égyptienne s’élève à chaque gradin d’un niveau constant, la richesse s’étend par paliers multiplicatifs, d’où ces patrimoines qui explosent littéralement au sommet. Ici, le tiers supérieur atteint le million d’euros, le cinquième les deux millions, le dixième les trois, le vingtième dépasse les quatre, le centième touche la barre des dix millions. Les enquêtes disponibles ne permettent guère de mesurer plus haut, mais, si l’on en croit Pareto, le même rythme exponentiel continue : le percentile 99,99 (soit un ménage sur 10 000) devrait se situer autour des 100 millions, soit une trentaine de ménages luxembourgeois, dont quelques-uns seulement pourraient approcher le milliard d’euros. Mais il s’agit d’une extrapolation.
Seuil | AT 2021 (€) | LU 2021 (€) | US 2022 ($) |
10 % | 4 400 | 10 000 | 500 |
25 % | 31 400 | 165 500 | 30 850 |
50 % | 183 202 | 770 000 | 177 250 |
75 % | 383 721 | 1 473 000 | 524 000 |
90 % | 763 711 | 2 871 000 | 1 440 700 |
95 % | 1 148 000 | 4 359 160 | 3 039 800 |
99 % | 4 107 000 | 9 755 000 | 12 000 000 |
Patrimoine moyen | 359 123 | 1 298 190 | 937 688 |
Revenu mensuel moyen par unité de consommation | 2 907 | 5 185 | 4 007 |
Cette pyramide exponentielle est fascinante : à 1 M €, il s’agit juste de la pleine propriété d’une modeste maison. Autour de 10 M € se situent des ménages multipropriétaires dont les rentes leur permettent de s’offrir par exemple un chalet en Suisse, une belle maison sur la Côte, voire un navire acheté neuf de vingt mètres au ponton, mais pas de véritable family office de gestion de fortune. Avec 100 M € de patrimoine net, le mode de vie change et permet de s’adjoindre un intendant, un chauffeur, un garde du corps (les fonctions pouvant être confondues), une diététicienne et toute une domesticité nécessaire pour faire tourner une grande maison avec ce que cela sous-entend comme surcharge cognitive ; on peut envisager un petit yacht, mais pour le private jet, il faut passer dans la classe au-dessus. Là, plusieurs G € sont nécessaires pour envisager l’achat d’un palais vénitien sur le Grand Canal, créer un véritable musée ou participer à la conquête spatiale. Mais aucun seuil ne permet encore d’acheter la vie éternelle. C’est là une frustration fondamentale, irrémédiable, fréquente chez les humains les plus riches.
A ce niveau de relative richesse, le refus de l’impôt s’accroît progressivement, au motif qu’il existe de plus riches que soi, ce qui met en péril la démocratie et les équilibres sociaux.
Satisfactions et frustrations
Ces seuils de richesse offrent chacun leur niveau de satisfaction, mais signifient surtout manques et frustrations relatives. Chaque seuil de richesse vient avec son lot d’autres misères puisque, comme Blaise Pascal le dirait pour nous prévenir : « […] c’est être d’autant plus misérable qu’on est tombé de plus haut ». Surtout, cette gradation continue qui va de la richesse modeste aux formes les plus extravagantes de la possession matérielle invite à réfléchir à la relativité de la richesse : au centile 90, on est déjà au-dessus de la mêlée sociale, mais la frustration de ne pas être au niveau 95 ou 99 fait oublier que l’on appartient déjà aux classes moyennes supérieures, voire aux premiers échelons des élites socioéconomiques. A ce niveau de relative richesse, le refus de l’impôt s’accroît progressivement, au motif qu’il existe de plus riches que soi, ce qui met en péril la démocratie et les équilibres sociaux4.
Si le regard est attiré vers le sommet de la pyramide, la base reste intéressante pour la compréhension des sociétés contemporaines, qui restent fondées sur des personnes qui ne possèdent pas grand-chose. Pour ce qui est de la population des ménages adultes du Luxembourg, le dixième le plus modeste en matière de patrimoine n’a presque rien (un véhicule d’occasion ?) et le quartile inférieur dispose de peu (moins de 165 K €) : jeunes ménages, travailleurs migrants au début de leur intégration, mais aussi ménages pauvres dont les capacités d’épargne sont limitées tout au long de la vie. Bien sûr, l’absence de patrimoine peut aussi caractériser des ménages de revenu aisé ayant fait le choix d’une vie hédoniste, orientée vers la surconsommation et non vers l’épargne, mais leur nombre décline.
Comparaisons internationales
La comparaison est enrichissante. Les régimes patrimoniaux sont d’une extrême diversité, et pour rester dans un format accessible, deux pays sont présentés aux côtés du Luxembourg : l’Autriche et les Etats-Unis5. Idéalement, il faudrait revenir sur l’incertitude des données. Les enquêtes, aussi sophistiquées soient-elles, ont leur part d’ombre, et chaque pays a ses mystères. Pour vivre heureux, il faut vivre caché, surtout en Europe où le succès se montre moins qu’aux Etats-Unis. Par dissimulation délibérée ou par omission inconsciente, les propriétaires sous-estiment la valeur de leurs biens : ici, un potager acheté trente ans plus tôt, déclaré à sa valeur d’achat (book value), peut se transformer en une fortune s’il passe en zone constructible. Mais tant qu’il n’est pas vendu, qui sait ? Aux Etats-Unis, chaque mois, votre banquier vous adresse un état de tous vos avoirs et une réévaluation de votre capacité d’endettement.
La comparaison révèle de fortes différences nationales. De par son héritage social-démocrate d’après-guerre, l’Autriche dispose d’un large secteur locatif et de structures immobilières à bon marché : l’accès à la propriété n’est pas un préalable à l’intégration socioéconomique, d’où une accumulation relativement faible dans les classes moyennes. Le patrimoine net moyen autrichien ne représente qu’un tiers de celui du Luxembourg.

Le cas états-unien est plus intéressant et radicalement inégal : avec un revenu et un patrimoine d’un même ordre de grandeur qu’ici au Luxembourg, la forme de la pyramide américaine est totalement différente. Si le vingtième supérieur américain ressemble à ce que l’on observe au Luxembourg, les trois-quarts inférieurs disposent de patrimoines restreints : le patrimoine médian américain est quatre fois en dessous de ce que nous mesurons ici. Sous la médiane, les Américains ne possèdent presque rien. Certes, les structures du marché immobilier américain sont totalement différentes : si les terrains luxembourgeois sont chers sur tout le territoire, on peut acheter des régions entières des Etats-Unis pour presque rien, mais ce sera aussi « nulle part », loin des marchés du travail dynamiques. Bref, le ménage américain des classes proches de la médiane n’a pas de fortes capacités d’épargne : le coût de la vie y est élevé, à commencer par l’alimentation de qualité et les carences de l’Etat-providence impliquent des besoins de financement considérables (assurance-santé, éducation des enfants), ce à quoi s’ajoute la logique d’une société de consommation matérielle presque illimitée. Un revenu en apparence confortable est rarement suffisant, d’où un surendettement fréquent et une masse de propriétaires aux biens majoritairement hypothéqués.
Pour les 10 à 20 % les plus riches, le rêve américain est un véritable paradis. Le haut de la pyramide exponentielle états-unienne offre de véritables récompenses au succès économique : quoi de mieux que cette excitation permanente pour trouver encore mieux, au-dessus, dans une quête effrénée de progrès et de défis sans fin, même si ce paradis est parfois cher payé, en temps de travail et en efforts de chaque instant, pour s’y établir, s’y maintenir et rester dans la compétition, avec toutes les conséquences adverses pour la santé même des plus puissants, comme ce fut le cas du fondateur d’Apple, Steve Jobs, mort à 56 ans d’un cancer du pancréas. Evidemment, il est préférable d’être né dans une famille texane héritière de derricks de pétrole qui continuent de cracher une rente a priori sans fin que d’être autodidacte. Je ne cacherai pas non plus que le rêve américain représente pour beaucoup un cauchemar sanitaire : 100 000 décès annuels par surdose d’opioïdes et autres cocktails à base de kétamine ou de drogue du zombie, ou pour les personnes à la santé déclinante confrontées aux réalités d’une espérance de vie maintenant inférieure à celle de la Chine.
Richesse matérielle et richesses immatérielles
Par comparaison avec les Etats-Unis, le confort moyen de haut niveau qui caractérise le Luxembourg pourrait être érigé en principe philosophique : sans demander ni Mars, comme Monsieur Musk, ni même la Lune, tout en méritant son standard de vie par un travail âpre et fier, et dans le cadre d’un Etat-providence responsable, capable de former les générations futures à la conquête de leur propre autonomie financière et humaine, le pays a été capable de s’affirmer comme un lieu d’expérimentation de l’abondance des ressources dans une (très) relative égalité.
Je sais qu’en lisant ceci, de nombreux lecteurs critiques affirmeront que ce paradis matériel a un coût sous forme de trace carbone, de SUV bruyants et polluants, que la malbouffe menace des pans entiers de la population et que la profusion des paradis artificiels qui submergent la jeunesse (écrans, réseaux virtuels, drogues, etc.) sont une épée de Damoclès pour notre modèle de développement. Ainsi, notre différence avec les Etats-Unis ne résiderait ni dans la supériorité de notre modèle social égalitaire, ni dans le confort matériel de nos classes moyennes, mais seulement dans la conséquence de notre retard de quelques décennies par rapport aux difficultés américaines. D’autres encore auront tendance à critiquer les classes moyennes supérieures résidant au Luxembourg – dont plus d’une moitié sont en réalité des expatriés aisés – pour leur confort matériel vu comme peu solidaire, excessif, voire extravagant à l’échelle de la planète, révélateur d’un mode de vie égoïste, voire irresponsable. Mais j’essaie ici de décrire sans trop faire de morale.
Richesse et temps sont toujours liés : la richesse est l’accumulation de décennies, voire de millénaires, de revenus et de ressources en quelque sorte cristallisés dans un patrimoine qui se présente comme une éventuelle promesse de longévité.
En conclusion, la question de l’amélioration du sort de la population en termes de richesse matérielle ne peut être évoquée sans poser au même moment la question de ce que sont les véritables richesses de la vie, ici, aujourd’hui6. « Qu’est-ce que la véritable richesse ? » dépasse donc le cadre matériel de la richesse monétaire : c’est notamment l’espoir de prolonger nos moments de bonheur. Richesse et temps sont toujours liés : la richesse est l’accumulation de décennies, voire de millénaires, de revenus et de ressources en quelque sorte cristallisés dans un patrimoine qui se présente comme une éventuelle promesse de longévité. Mais les plus riches se laissent berner par cette promesse en croyant en leur propre longévité, voire une éternité évidemment impossible, d’où ces formes extrêmes de frustration que l’on ne rencontre que chez les plus puissants de ce monde, incapables malgré leur richesse d’arrêter la flèche du temps.
La richesse véritable serait avant tout le fait de vivre une vie équilibrée, sûre, stable, faite de progrès individuels et collectifs, où l’abondance ne dissimulerait pas une vie dénuée de sens et une fuite devant ses responsabilités. C’est aussi savoir apprécier ces moments éphémères de bonheur, renouvelés et, espérons-le, partagés : marche dans la forêt, méditation devant l’océan ou en montagne, en sachant faire partie d’un grand tout que nous contribuons à améliorer.
Louis Chauvel est professeur de sociologie à l’Université du Luxembourg et expert dans la dynamique de long terme des inégalités socioéconomiques au Luxembourg, en Europe et dans le monde.
1 Branko MILANOVIC, Visions of Inequality. From the French Revolution to the End of the Cold War, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2023.
2 https://www.lisdatacenter.org/ (dernière consultation : 23 août 2024).
3 Voir aussi : Yiwen CHEN et al., The Luxembourg Household Finance Consumption Survey: Results from the third wave, Luxembourg, Banque centrale du Luxembourg, working paper n° 142, 2020 : https://ideas.repec.org/p/bcl/bclwop/bclwp142.html.
4 Cette approche selon laquelle les « riches » ne sont pas que les milliardaires, mais aussi les salariés plus aisés que la moyenne, est défendue par Anne Brunner et Louis Maurin dans leur Rapport sur les riches, https://inegalites.fr/.
5 Voir sinon la World Inequality Database (https://wid.world/).
6 C’est ce que propose l’approche en termes de PIBien-être de Serge Allegrezza, directeur de l’Institut national de la statistique et des études économiques.
Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.
Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!
