Rumeur et information : « deux faces d’une même médaille »
Interview avec Pascal Froissart, chercheur à l'Université de Paris VIII et auteur du livre La rumeur. Histoire et fantasmes (2010)
Quelle est la différence entre une rumeur et une légende urbaine?
Pascal Froissart: Ces deux genres appartiennent à ce qu’on appelle la littérature orale. Généralement, ce sont les mêmes histoires, mais elles ne sont pas diagnostiquées au même endroit. On parle souvent de rumeur lorsqu’une histoire touche la sphère publique, et de légende contemporaine si on a affaire à de l’ethnologie, du folklore ou des anecdotes. En fait, le regard du lecteur fabrique l’étiquetage.
Donc la rumeur est difficile à définir?
P. F.: Oui, la difficulté pour traiter la rumeur, c’est, d’abord, que nos idées préconçues sont souvent plus fortes que des faits qu’on peut mesurer et vérifier sur le terrain. Souvent on dit qu’une rumeur se propage rapidement. Et pourtant, il y a des rumeurs qui circulent depuis deux cents ans et continuent à être diffusées. Dans les faits, il est pratiquement impossible de mesurer la rapidité de diffusion, mais dans notre esprit, une rumeur ne peut être que rapide. Ensuite, une rumeur est toujours caractérisée a posteriori, contrairement à d’autres genres de la littérature orale comme la devinette ou la charade, dont la forme est facilement identifiable. On est forcé à se fier à des critères informels qui sont plutôt liés aux moyens de diffusion. Les rumeurs et les informations sont les deux faces d’une même médaille. Simplement, que l’on va nommer rumeur les informations non-vérifiées qu’on estime être trop diffusées et trop incontrôlables pour ce qu’elles représentent. À part les critères de diffusion, les rumeurs se caractérisent donc par leur côté anecdotique: ce n’est pas le CAC 40, ce n’est pas la crise grecque. Même si au sujet du Grexit, énormément d’informations non vérifiées circulent, on ne parle pas de rumeurs. L’anecdote attire le qualificatif de rumeur, tandis qu’une information avec un enjeu important ne sera pas appelée rumeur.
La rumeur se définit-t-elle aussi par son mode de diffusion?
P. F.: Pour moi, un des traits communs de la rumeur est sa proximité avec les médias, même si d’autres chercheurs le voient différemment. Le temps qu’une histoire circule de bouche à oreille, on ne parle pas de rumeur mais de commérage, potin, tuyau ou autre. Le mot rumeur résulte souvent de la confrontation d’une histoire et les médias classiques — sachant qu’actuellement les réseaux numériques en font partie. En revanche, une rumeur — comme toute information — ne circule pas au hasard dans la société. Elle circule de manière thématique dans des réseaux qui s’intéressent à la chose. On s’aperçoit, par exemple, que les rumeurs qui touchent les enfants sont plus diffusées dans des foyers avec enfants que d’autre part.
Existe-t-il des motifs récurrents dans les rumeurs?
P. F.: Les motifs sont les mêmes que pour les médias: du sang, du sexe et du scandale — les fameux trois «s». Véronique Campion-Vincent et Jean-Bruno Renard montrent dans leurs ouvrages qu’en plus, des motifs folkloriques reviennent régulièrement. Il s’agit des peurs alimentaires, des peurs techniques, du surnaturel et des animaux extraordinaires (p.ex. des léopards en plein milieu de Bruxelles). La dizaine de thèmes que l’on retrouve souvent provient du folklore classique, à savoir les contes et les légendes.
La rumeur politique se distingue-t-elle d’autres types de rumeurs?
P. F.: Ce qui fait la différence, c’est le côté stratégique de ces rumeurs — ce qui vaut aussi pour les rumeurs économiques. La rumeur politique est utilisée comme une arme. Dans le domaine politique, il existe des gens qui ont pour métier de réaliser des plans de communication et qui n’hésitent pas à utiliser des rumeurs pour faire ou défaire la communication d’un candidat. En revanche, les thèmes sont souvent également folkloriques : l’ivresse du pouvoir, l’enfant caché, la vie sexuelle débridée…
Il semble que de moins en moins de gens fassent confiance aux médias. Cette tendance favorise-t-elle l’émergence de rumeurs avec la légitimation du genre: «on nous cache tout»?
P. F.: Ce motif du «on nous cache tout» est devenu quasiment un genre autonome avec la création de très nombreux sites Internet. Les études des théories alternatives sur le 11 septembre montrent qu’entre 10 et 15% de la population américaine prêtent une attention particulière à ces histoires. Cela semble minoritaire, mais il s’agit tout de même de millions de personnes. C’est un motif nouveau, dans le sens qu’aujourd’hui, sur Internet, on retrouve très facilement des sites qui véhiculent ce message. En revanche, une défiance envers les élites a existé de tout temps. Celle-ci s’est également appliquée aux médias, parce que les journalistes sont toujours très proches des milieux politiques et économiques. Le discours sur les médias est donc aussi un discours de classe, dans le sens où une partie des lecteurs va suspecter que les élites se servent des médias pour augmenter leur pouvoir. La défiance vis-à-vis des médias est, cependant, un phénomène étrange. Lorsqu’on interroge le public sur sa représentation des médias, on voit qu’elle diffère en fonction des médias. La presse et la radio ont encore une très bonne réputation, c’est surtout la télévision et Internet qui ont mauvaise presse, si j’ose dire. Mais dans la pratique de tous les jours, les médias sont quand même très consultés.
À quel point, l’avènement d’Internet a-t-il
changé la diffusion et la création des rumeurs?
P. F.: On a aujourd’hui l’impression que les réseaux sociaux numériques sont le terreau de la rumeur, parce qu’ils aident à fournir rapidement la masse nécessaire à la diffusion et rendent celle-ci incontrôlable. Pourtant, il ne faut pas se limiter aux réseaux sociaux, mais considérer la culture numérique globalement. Tant le courrier électronique que le blog sont aussi importants que Twitter ou Facebook. Ce qui influence beaucoup les rumeurs aujourd’hui, c’est l’usage facile des outils numériques de traitement des images. Jusqu’à récemment, la fabrication et la diffusion d’images relevaient d’une technicité assez développée, avec un coût d’entrée important. De nos jours, il est très facile de prendre une image numérique, de la manipuler au besoin et de la mettre sur Internet d’une manière ou d’une autre — ce qui vaut aussi pour les images animées. C’est un aspect qui change radicalement la donne.
La rumeur par l’image?
P. F.: Effectivement: j’ai créé la notion d’image rumorale ou de rumeur visuelle. Depuis une vingtaine d’années, on constate l’émergence d’un nouveau corpus de rumeurs. Comme les rumeurs, les images se situent maintenant entre le vrai et le faux, mais avec toute une série de gradations. Pour simplifier, trois types d’images circulent: des images fausses et trafiquées (l’homme qui s’est incrusté dans des images du 11 septembre), des images vraies (l’équipe de Bill Gates en 1978 qui donne l’impression d’une bande de SDF) et finalement des photos vraies, mais mal légendées (un surfeur sur une vague avec en-dessous une silhouette dont la légende dit que c’est un requin alors qu’il s’agit d’un dauphin).
Qu’est-ce qui vous fascine dans l’étude des rumeurs?
P. F. : Personnellement, je suis fasciné par le besoin de nos contemporains pour la certitude. Que tout le monde cherche à avoir des preuves irréfutables de la vérité ou du mensonge; d’une certaine manière, l’information véhicule une idéologie positiviste. Je crois, par contre, que la rumeur est le prix à payer pour l’existence d’un flux d’informations important. Le seul moyen de contrôler la rumeur, c’est la censure.
Merci pour cet entretien!
L’interview a été réalisée le 30 juin 2015. (Laurent Schmit)
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