Se sentir chez-soi : quelles clefs ?

Bien que je dise que je suis luso-luxembourgeoise, je ne sais toujours pas où j’appartiens parce que je dis : je suis chez moi au Luxembourg, mais il y a toujours un petit quelque chose en moi qui… comment dire… Je suis toujours à la recherche de ma place, d’une certaine façon. C’est une chose très importante pour moi, disons. C’est important pour moi de savoir que je suis à ma place.
(Ariana, 37 ans, PT1)

Plus que de comprendre comment la deuxième génération issue de l’immigration portugaise au Luxembourg (re)construit et définir son chez-soi au cours du parcours de vie, je me suis intéressée à ce «petit quelque chose», dont nous parle Ariana2. Un «petit quelque chose» qui nous laisse entendre que le chez-soi est un processus, une quête plus qu’un accomplissement.

Dans le cadre de ma thèse de doctorat, j’ai rencontré une trentaine de membres de la soi-disant deuxième génération issue de l’immigration portugaise au Luxembourg âgés entre 19 et 55 ans pour des entretiens compréhensifs dans une démarche qualitative. A partir de leurs récits, nous tenterons ici de montrer comment les sentiments de (non)appartenance, identité(s) et «intégration» se mêlent et s’enchevêtrent. Il en résulte que la notion de «chez-soi» ne relève pas de l’évidence et que se sentir chez-soi n’est visiblement pas à la portée de tous.

Les membres de cette génération issue de l’immigration, a-t-on suggéré, sont élevés dans un contexte transnational qui implique des contacts transfrontaliers et des visites (au sens réel et/ou symbolique) dans le «pays d’origine» des parents (Levitt & Waters, 2006)3. La manière dont leur(s) identité(s) et leurs sentiments de (non)appartenance se forment est ici abordée avec un cadre relationnel et une perspective sur le parcours de vie.

Réfléchir au sentiment d’appartenance revient à se poser les deux questions suivantes: où (dans un sens large) j’appartiens? Et qu’est-ce qui compose ce sentiment d’appartenance, quelles sont les clefs du chez-soi?

Étranger ici, étranger là-bas

Une des expériences du chez soi rencontrées dans les récits de cette génération est celle de se sentir étranger au Luxembourg, leur pays, «pays d’accueil» des parents, et au Portugal, «pays d’origine» des parents. «Étranger ici, étranger là-bas», «immigré ici, émigré là-bas», située entre son propre ressenti et le regard des Autres, cette expérience se révèle inconfortable, et trouvera, à chaque fois, au cours du parcours de vie, une solution adaptée, une façon de «bien vivre» avec.

Le plus drôle Heidi, c’est que j’étais ici et je savais que j’étais une étrangère parce qu’en parlant toutes ces langues j’ai un accent, tu ne l’enlèves pas ! Dans toutes ! Le seul truc que je parle bien c’est le français. Pour le reste, tu le vois, quelle que soit la langue, j’ai un accent. Ici je me suis sentie étrangère, mais quand je rentre au Portugal je ne me sens pas portugaise là-bas non plus.
(Amália, 45 ans, PT)

Cette expérience du chez-soi introuvable est liée à de nombreux facteurs, parmi lesquels la maîtrise des langues et l’accent semblent cruciaux. Se sentir étranger ici et là-bas implique également le regard de l’Autre. Benjamim (40 ans, PT), par exemple, le ressent très clairement: «le sentiment d’être reconnu comme émigrant au Portugal se voit dans les regards des gens».

De même Fanny raconte :

Une fois ma mère m’a regardé et m’a dit : « si nous, nous ne sommes plus vus comme Portugais, j’imagine vous qui n’êtes même pas nés là-bas ! » Pour eux [au Portugal], je ne suis pas Portugaise. Ici, je n’étais pas Luxembourgeoise. […] ((Souligne)) Le cul entre deux chaises ((+)) comme on dit en français. Donc, le fait d’avoir la double nationalité rend les choses plus faciles pour moi parce que je peux dire : je suis Luxembourgeoise ! Je suis née là-bas, j’ai grandi là-bas, je parle la langue, pour moi c’est mon pays, mais j’ai les origines portugaises et j’ai la double nationalité. C’est comme ça que jeme présente maintenant,
aussi parce que c’est plus facile pour moi de faire face à ça maintenant.
(Fanny 32 ans, PT)

Pour Fanny et d’autres, acquérir la double nationalité fut aussi une façon de résoudre ce «regard des autres» et son ressenti, lui permettant, en s’appuyant sur un document officiel, de se présenter à autrui.

Néanmoins, la double nationalité ne résout pas toutes les questions d’appartenance. Pour Baptiste Coulmont: «quand les trajectoires migratoires des requérants s’étendent à plusieurs pays et plusieurs générations, [les] individus se conçoivent comme détenteurs d’identités nationales multiples, et leur vérité se situe, au plus profond, dans cette composition d’identités souvent antinomiques: le prénom est censé refléter ce feuilletage identitaire» (2016 : p.132)4.

Zwei Seelen, ach, in meiner Brust

Sans doute que le sentiment dominant, pendant la plupart du parcours de vie, est celui du sentiment d’être partagé majoritairement entre deux référents culturels (qui peuvent aussi entrer en opposition). Les participants décrivent ce ressenti comme «deux âmes dans un corps», «duplicité», «ambivalence», «je suis entre les deux», «être hybride», «sang portugais, mentalité européenne». Pour presque tous les participants, s’il y a conflit, il est solvable :

Comme disait Goethe : Zwei Seelen, ach, in meiner Brust. C’est-à-dire que j’ai deux âmes dans mon corps. Elles sont parfois en conflit mais on apprend, avec le temps, à vivre chaque fois mieux avec et moi j’essaie d’utiliser la bonne en fonction de la situation que j’ai en face de moi.

(Rodrigo 39 ans, PT)

Emma (28 ans, PT) explique que pour elle il ne s’agit pas là d’un «déchirement» mais de plusieurs facettes: «Il y a deux Emmas ((Rit)): l’Emma Portugaise et l’Emma Luxembourgeoise […], mais ce n’est pas comme si j’étais déchirée. Je pense qu’il s’agit de différentes facettes, mais pas comme si c’était lourd». Je lui demande comment elle gère ces différentes facettes :

Le premier trigger c’est la langue bien sûr. Je ne sais pas… je pense qu’avant tout, je m’adapte facilement, aux gens et à ce qu’ils attendent de moi. […] Je ne sais pas… peut-être accepter qu’aucune des cultures n’est supérieure ou inférieure à l’autre. […] Je pense que ce sont les personnes qui m’influencent, ce sont les personnes qui créent les contextes où je m’exprime dans l’une ou l’autre langue. Mais c’est ce que je dis : ce n’est pas comme si c’était un problème! Je pense que toutes les personnes on des facettes différentes. Dans différents contextes, la personne est différente.

Emma ne s’inscrit pas dans un déchirement entre deux cultures, mais pense ses appartenances comme cumulatives, pouvant faire l’objet d’un «bricolage» au quotidien (Ribert, 2006)5. Cette expérience n’étant pas négative, peut l’être, selon elle, pour les autres (enfants) qui se retrouvent dans des conditions socioéconomiques fragiles.

En effet, on ne peut pas généraliser. De nombreux facteurs alimentent l’expérience du chez-soi. Le parcours de vie, ses temporalités et les rapports sociaux s’affichent comme des éléments cruciaux dans cette expérience du chez-soi, qui pour certains désigne le pays où ils ont vécu le plus de temps. Les naissances et les décès sont aussi des moments qui bousculent le sentiment du chez-soi.

Je suis Luxembourgeois(e), mais mes parents sont Portugais

Une autre expérience du chez-soi est celle qui tente de se positionner séparément des parents. Si certains veulent se séparer complètement du parcours migratoire des parents en disant notamment: «on est la première génération au Luxembourg » (Fanny, 32 ans, PT), d’autres expliquent :

Je n’ai jamais vécu [au Portugal], j’y vais en vacances. C’est-à-dire que, pour moi, il n’y a aucun sens de dire que je suis Portugais, mais je dis ((Souligne)) toujours ((+)) que mes parents sont Portugais. Je dis toujours: je suis Luxembourgeois, mais mes parents sont Portugais. Je pense que c’est plutôt ça.
(Tommy, 25 ans, PT)

Les parents – mais aussi des fêtes, la langue, le culinaire, le café portugais du coin – figurent ici comme le moyen d’accès à un chez-soi portugais. Il n’est pas rare dans nos entretiens que le football soit présenté comme: «le dernier lien avec le Portugal» (Daniel 28 ans, FR). David (19 ans, FR) nous explique même comment le football est capable de «résoudre» son appartenance, ce que rejoint l’idée de l’«enveloppement identitaire footballistique» du sociologue Kaufmann (2004 : 92-93)6.

J’appartiens ailleurs… à la Terre, à l’Europe, à la dance, au foot, aux éléments naturels,…

Le culinaire est beaucoup utilisé par nos participants pour montrer la variété des expériences :

Si j’aime le bacalhau, j’aime le bacalhau, mais ce n’est pas parce que je suis
Portugaise! Parce que c’est toujours pareil :
« ah, les Portugais n’aiment que le bacalhau et les sardines ! » C’est vrai que j’aime, mais j’aime aussi une bouchée à la reine, un croque-monsieur!

(Catherine, 24 ans, PT)

La liste de ces expériences ne serait jamais complète, jamais exhaustive. Les (non)appartenances sont multiples, superposées, apparemment incohérentes. Catherine enchaîne :

J’appartiens à la planète Terre ! Je suis Humaine ! Je suis tout à fait de la
Terre ! ((Rit)) Je suis de la Terre et je suis Humaine… pour le reste pff ! Je dis ça vraiment pour montrer que je suis ouverte à de nouvelles choses, je ne me définis pas à partir de choses minimes. Bien sûr que j’ai mon caractère, il y a des choses que j’aime et d’autres que je n’aime pas ((Souligne)), mais je ne vais pas maintenant dire que j’aime quelque chose parce que je suis Portugaise !
(Catherine, 24 ans, PT)

Si Catherine se sent appartenir à la Terre, Fabrice aurait bien pu vivre ailleurs. Benjamim, Daniel et Carolina se sentent plutôt européens…mais les terrains d’appartenance sont multiples.

Nous avons vu jusqu’à présent que l’expérience du chez-soi est fortement liée aux sentiments de (non)appartenances et d’identité(s). Nous avons aussi avancé le rôle joué par le parcours de vie et les rapports sociaux. Notre thèse propose d’analyser de façon plus systématique les «clefs» du chez-soi, que sont: l’accent, le nom7, l’apparence physique, le style et le goût. Il nous est impossible de les résumer tous ici, et nous donnons pour conclure juste la «clef» de l’apparence.

Une « clef » : l’apparence

Pour Emma (28 ans, PT) c’est clair, grâce à son apparence elle est traitée, pour la plupart des fois comme Luxembourgeoise donc elle n’a pas de soucis. Mais, dès que les gens «découvrent sa facette portugaise» ça va jouer un rôle dans l’interaction. Elle continuera en parlant des stéréotypes associés aux Portugais et de comment les gens mettent «des chapeaux», c.à.d. accolent des étiquettes.

Bárbara (55 ans, FR) nous a aussi expliqué la manière dont sa différence d’apparence par rapport au Luxembourgeois s’est estompée avec l’âge; Fabrice (50 ans, FR), comment, par son apparence, aujourd’hui personne ne remarque qu’il est Portugais; Benjamim (40 ans, PT) nous a parlé de «l’apparence latine» qui perdure à travers les générations. Marie (37 ans, PT), à part son nom, explique comment son apparence l’a aidé à «passer»… nous y ajoutons : inaperçue, «invisible».

Si pour les femmes la couleur des cheveux, la peau, la petite taille, la couleur des yeux… sont considérées comme dénonciatrices, c’est surtout le stéréotype de la forte pilosité qui les agace le plus. Pour les hommes aussi l’apparence joue un rôle dans la perception d’autrui. Quant à la stigmatisation due à l’appartenance,
Rodrigo pense que les temps ont changé:

C’est-à-dire, mon cousin il était, on va dire, il a ouvert le chemin, comme un bateau qui ouvre le chemin à travers la glace et après nous on a passé après lui. Il a souffert plus que nous avec le racisme parce que c’était un des premiers et, voilà, déjà physiquement on est différents, on est plus foncés, la langue est différente et, à cette époque, il y avait beaucoup plus d’ignorance. On parle ici de la fin des années 70, début des années 80, n’est-ce pas.
(Rodrigo, 39 ans, PT)

La question de la temporalité est importante: il y a une différence entre générations et une évolution liée au cours du parcours de vie. L’impact de l’apparence est ressenti beaucoup plus vivement pendant l’enfance et l’adolescence, quand la sensibilité est plus aiguisée. Il est intéressant de noter qu’une apparence qui semble facilitatrice au Luxembourg peut poser problème au Portugal :

Surtout parce que je suis très blanche, j’ai la peau très claire, je suis toujours reconnue. Après, dans les marchés, les gens commencent, un peu, à vouloir me tromper sur le prix des choses. ((Rit)) Mais j’ai l’impression qu’on est toujours bien accueilli même si on est reconnu en tant qu’émigrant ((+)) et non pas comme Portugaise. Je ne suis pas Portugaise, bien sûr ! Je ne suis pas Portugaise comme les gens au Portugal.
(Emma, 28 ans, PT)

L’apparence va bien au-delà de son aspect physique, assumant d’autres formes plus complexes tels les styles vestimentaires que l’on choisit ou la musique que l’on écoute, références aux modes et aux goûts personnels (produits sociaux). Ici, nous avons tenté de montrer comment les expériences d’un «chez-soi» sont multiples et changeantes au cours du parcours de vie. Également, et à partir d’une analyse de ce que nous présentons comme les «clefs du chez-soi» – l’accent, le nom, l’apparence physique, le style et le goût – nous avons tenté d’expliciter comment l’ouverture des portes du chez-soi peut demander une certaine invisibilité, qui fait la réputation de l’immigration portugaise et qui d’ailleurs «s’applique aussi aux jeunes issus de cette immigration» (Pingault, 2004)8. Quel serait alors le prix à payer en termes de sentiments d’appartenance, au nom de cette invisibilité?

 

  1. Les entretiens mentionnés ont été réalisés en : FR = français ; PT = portugais. La traduction est de la responsabilité de l’auteur.
  2. Noms changés par l’auteur.
  3. Levitt, Peggy & Waters, Mary (eds.) (2006) The changing face of home: The transnational lives of the second generation. New York: Russell Sage Foundation.
  4. Coulmont, Baptiste (2016) Changer de Prénom : De l’identité à l’authenticité. Lyon : Presses universitaires de Lyon.
  5. Ribert, Évelyne (2006) Liberté, égalité, carte d’identité. Les jeunes issus de l’immigration et l’appartenance nationale. Paris : La Découverte.
  6. Kaufmann, Jean-Claude (2004) L’Invention de Soi : Une théorie de l’identité. Paris : Armand Colin.
  7. Voir Heidi Martins «Mudança de nome pode ser tentativa vencer barreiras sociais». Entretien par Alves, Paula Telo au Jornal Contacto. Disponible en ligne: https://www.wort.lu/pt/luxemburgo/soci-loga-mudanca-de-nome-pode-ser-tentativa-de-vencer-barreiras-sociais-5a687d28c1097cee25b7c5a7
  8. Pingault, Jean-Baptiste (2004) «Jeunes issus de l’immigration portugaise : affirmations identitaires dans les espaces politiques nationaux » dans Le Mouvement Social, nº 209, pp. 71-89.

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