Les débats s’enflamment et deviennent un brin pathétiques lorsque nous discutons l’alimentation dans le contexte des droits des animaux. Et cela est tout à fait humain, car il n’y a que l’être humain qui établit un code moral au sujet du mangeable et non-mangeable. Néanmoins, je pense que l’on néglige souvent la portée de la culture dans ce débat: car la question de savoir ce qui peut finir sur mon assiette et ce qui ne le peut pas n’est-elle pas d’abord d’ordre culturel? Tout comme la question de ce qui est l’«Autre», d’ailleurs: si les propos antispécistes tiennent debout, il paraît évident qu’on ne peut manger un animal, car il s’agit alors non pas d’un Autre, mais d’un être égal à moi-même – donc d’un «Soi». Et, sous peine de passer pour un cannibale, l’on ne se mange pas soi-même… n’est-ce pas?
L’être humain, antispéciste « par nature »?
La représentation de toute vie, humaine et non-humaine, comme un «tout» universel n’a rien de nouveau: il s’agit d’un credo holiste largement répandu dans les milieux New Age et ésotériques depuis le milieu du 20e siècle et que l’on retrouvait déjà au 19e siècle dans les écrits transcendantalistes d’un Ralph Waldo Emerson ou Henry David Thoreau.
Cette conception holiste, attribuée aux religions dites «archaïques», s’opposerait ainsi à la pensée occidentale, empreinte de l’anthropocentrisme des religions monothéistes. Comme si le «spécisme» était un mythe des croyances monothéistes auquel seuls les Occidentaux auraient succombé…
À première vue, les brahmanes hindous – dont l’alimentation végétarienne tient d’ailleurs autant à un souci de pureté qu’à un principe de non-violence – ou le bouddhisme, avec son principe d’évitement de la souffrance, semblent confirmer cette thèse. Mais cela s’arrête là. Les transcendantalistes comme Emerson puisaient leur inspiration dans les religions orientales tout comme dans le puritanisme et mysticisme chrétiens. Pire, cette représentation des sociétés dites «traditionnelles» est teintée du romantisme primitiviste et ethnocentrique de Jean-Jacques Rousseau: ce «bon sauvage» là, il serait proche de la nature avec laquelle il vit en parfaite harmonie – on lui refuse la «culture», qui serait le seul apanage de la société occidentale! Oui, les peuples dits «traditionnels», les religions dites «archaïques» ont une cosmogonie différente de la nôtre – mais cela n’implique pour autant pas qu’ils seraient «proche de la nature», voire même antispécistes. Au contraire: des tribus amérindiennes ont contribué à la disparition d’une espèce de paresseux; les îles de Pâques ont subi, dès le 14e siècle, un dommage écologique irréversible dont le responsable n’est personne d’autre que l’autochtone – et la liste est loin d’être exhaustive1. Cette conception primitiviste n’a d’ailleurs rien de nouveau en Occident: «Cultural primitivism, constructed as the opposition to civilisation with its discontents, has been part of the Western culture for close to three thousand years 2» .
Bref, cessons d’idéaliser ces peuples et de les représenter comme des êtres piégés dans leur naturalité – c’est justement là le mythe occidental, colonialiste et chrétien dont il faut se défaire!
Perspectivisme et « animisme »
C’est en Amérique du Sud qu’on trouve, si l’on nous accorde une certaine élasticité dans la marge d’interprétation, une conception assez proche des propos antispécistes. L’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro a développé le concept du perspectivisme3 afin de saisir cette partie de la cosmogonie amazonienne qui consiste à considérer tous les êtres vivants comme des sujets porteurs de leur propre perspective: une forme de relativisme qui stipule que les hommes se voient (évidemment) comme des humains – mais que les animaux, eux-aussi, se perçoivent comme humains, tout en voyant l’être humain comme un animal! Il s’agit là d’une conception à la fois spéciste et antispéciste : chaque être vivant se perçoit comme un Soi, comme «humain», et l’autre comme «animal» . Car en effet, le milieu naturel de ces sociétés ne se prête pas à une lecture unilatérale de l’antispécisme: la vie en Amazonie signifie chasser pour survivre – tout comme elle peut signifier être dévoré par un jaguar.
Nous sommes donc en présence d’une conception qui accorde à l’Autre le même statut qu’au Soi : mais au lieu d’en déduire qu’il ne faut pas manger l’Autre, on en conclut que je peux manger l’Autre tout comme il peut me manger. Cette «métaphysique de la prédation» s’inscrit dans une cosmogonie animiste où «corps» et «âme» ne revêtent pas les mêmes significations qu’en Occident – l’ontologie de chaque être vivant (son «intérieur» ) est perçue comme identique à celui de l’Autre alors que les apparences – le corps – sont différentes4. Sans pour autant en déduire un interdit de manger l’Autre, voire le Soi.
L’interdit de l’anthropophagie, une règle universelle ?
Dans une perspective antispéciste, manger un bout de viande reviendrait symboliquement à manger une partie du Soi – ce qui relève de l’anthropophagie. Or, «le cannibalisme en soi n’a pas une réalité objective. C’est une catégorie ethnocentrique : il n’existe qu’aux yeux des sociétés qui le proscrivent», constatait Claude Lévi-Strauss dans un essai datant de 19935. Manger du Soi n’a rien d’universel, par conséquent – mais il s’agit d’une question de définition de ce qui est le «Soi» et de ce qui est l’«Autre». L’on retrouve cette distinction d’ailleurs dans les cas d’anthropophagie – réelle, cette fois-ci – comme par exemple chez les Indiens Guayaki du Paraguay : manger un être humain selon des règles et rites prescrits revient à assimiler symboliquement l’Autre au «corps» de son propre groupe, du Soi.
C’est donc la culture qui tranche entre mangeable et non-mangeable, entre le Soi et l’Autre. Dans cette optique, la prétention universaliste des antispécistes revient à déclarer sa culture comme la seule «vraie» – s’agit-il là d’une position acceptable? J’en doute…
Me vient à l’esprit un évènement ancré dans l’histoire du milieu militant du véganisme luxembourgeois: au milieu des années 1990, à une époque où les idéaux du véganisme n’avaient pas encore atteint le «mainstream», un concert de bienfaisance fut organisé au Sud du pays. L’évènement fut appelé «Vegfam Festival» en l’honneur de l’ONG britannique qui était bénéficiaire des recettes de la soirée. Les objectifs de l’ONG, d’ailleurs encore active à ce jour, étaient clairs : fournir aux «pauvres Africains» une aide alimentaire tout en promouvant une alimentation végane… et le message de Dieu! Inutile de souligner davantage le caractère ethnocentrique et néo-colonialiste de cette entreprise bien triste.
Le mode de vie végan, avec sa cosmogonie (l’antispécisme) et ses rites (le vegan brunch) est peut-être plus typique pour la société occidentale post-moderne qu’on ne le pense. Pourtant, cette petite anecdote des années 90 illustre à quel point ces conceptions risquent de se prêter à une interprétation idéologique si on les pousse à leur paroxysme : en déclarant ces conceptions «universelles», en les formulant comme un impératif catégorique, je forme l’Autre donc à mon image – je le «consomme», symboliquement parlant. N’ai-je alors pas enfreint tout justement cette même loi que je viens de formuler?
Tout comme le végan qui nourrit son chien de façon végane et lui refuse sa subjectivité, le réduit à un objet auquel l’on peut imposer une nouvelle ontologie – le «chien végan» – l’antispéciste militant risque de traiter l’Autre non plus comme un sujet autonome, mais comme un objet. Les antispécistes agissent alors en tant que colonisateurs culturels – car ils considèrent que leur culture et leur système de valeurs sont supérieurs à ceux de l’Autre. Symboliquement parlant, ils consomment l’Autre, le phagocytent et deviennent alors tout aussi «cannibales» que le carnivore qu’ils entendent convertir. Dans ce sens, oui – nous sommes tous des cannibales!
1. Robert J. Wallis, Shamans/Neo-shamans, Routledge, 2003.
2. A.B. Kehoe, Primitive Gaia : « Primitivists and Plastic Medicine Men », In : J.Clifton (ed.), The Invented Indian : Cultural Fictions and Government Policies, 1990.
3. voir Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, PUF, 2009 ou Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts, Zones sensi-bles, 2017.
4. voir p.ex. Philippe Descola, La composition des mondes, Flammarion, 2017.
5. Claude Lévi-Strauss, Nous sommes tous des cannibales, Seuil, 2013.
Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.
Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!
