En 2014, Frédérique Colling, Renelde Pierlot et Brice Montagne ont fondé la compagnie théâtrale «Les Frerebri(des) » à Luxembourg. Quatre ans et deux spectacles plus tard, ils nous livrent une carte blanche en forme d’interview réalisée par Valérie Beck.

V. Beck: Pourriez-vous commencer par présenter votre compagnie?

R. Pierlot: En 2014 Frédérique est venue me trouver pour me parler d’un projet de spectacle en accueil au TOL, elle avait déjà embarqué Brice comme comédien et cherchait une metteuse en scène pour compléter l’équipe.

R. Pierlot: A cette époque, Frédérique était travaillée par le concept de famille, par la position que l’individu doit adopter par rapport à cette entité, ou par les évolutions que cette structure sociale traverse. Très rapidement nous avons décidé qu’il nous fallait écrire notre propre texte pour pouvoir transmettre les questionnements, espoirs et frustrations que nous inspirait ce thème.

V. Beck: Est-ce là que vous avez décidé d’écrire un spectacle interactif?

R. Pierlot: Oui absolument. En nous racontant nos différentes expériences, ou en se documentant sur les évolutions de la famille au cours de l’Histoire, nous nous sommes retrouvés devant une mosaïque de petites histoires impossibles à retranscrire par un texte à l’articulation unique.

B. Montagne: Nous voulions aussi intégrer les codes de narration avec lesquels nous avons grandi. Les jeux vidéo, les jeux de rôle, les livres dont vous êtes le héros sont autant de nouvelles formes d’expression qui font partie du bagage de notre génération. Nous n’imaginions pas entamer l’écriture d’un spectacle sans intégrer cette question de l’interactivité dans l’ADN même du texte.

V. Beck: Ça a l’air compliqué votre histoire de théâtre interactif, vous pensez vraiment que les gens comprennent?

B. Montagne: Bien sûr, nous croyons à l’intelligence de notre public, et puis le principe est très simple: notre vie est faite de choix, nous appliquons juste cette réa-lité au théâtre. Je suis personnellement très inspiré par la théorie du multivers imaginée par des physiciens comme Neil de Grasse Tyson ou Stephen Hawking. D’après cette théorie, à chaque fois qu’un individu fait un choix dans sa vie il altère la réalité. Si vous choisissez de suivre l’amour de votre vie à l’étranger pour soutenir sa carrière ou de rester au pays vous impactez de fait sur la réalité. Et chaque choix, même le plus insignifiant va vous emporter vers des expériences différentes. C’est ça que nous avons choisi de faire vivre à nos spectateurs. Chaque soir ils commencent dans une situation 1, à la fin de la scène le personnage principal est face à un choix de vie. En reprenant notre exemple précédent, si le public décide de suivre l’âme sœur du personnage principal ou de rester dans sa terre natale, il va ouvrir une scène 2A ou une scène 2B. Et ainsi de suite.

V. Beck: Ça a vraiment un apport par rapport à un système traditionnel?

F. Colling: Oui, la connexion ! Dans notre premier spectacle ça nous a complètement surpris de voir à quel point la salle pouvait s’animer au moindre choix. Les gens parlaient entre eux pour savoir quel était le choix le plus judicieux, parfois ils s’engueulaient même d’un bout à l’autre de la salle. C’est un chaos complètement déroutant pour une comédienne, et en même temps ça déclenche un rapport à la scène totalement différent. Nous sommes constamment en échange avec le public et chaque soir le spectacle est à l’image du public que nous avons eu. Sur scène, ou dans la régie, nous devons être constamment aux aguets, à l’écoute, c’est passionnant.

B. Montagne: Il y aussi une forme de responsabilisation du public.

F. Colling: Oui, c’est vrai. Nous posons des questions sociales avec nos spectacles. Particulièrement le second qui suit trois générations d’une même famille du début du 20e siècle jusqu’au début du 21e. Des valeurs traditionnelles de la bourgeoisie, à la génération divorce en passant par la libération de la femme, nous mettons chaque fois le spectateur en face de questions qui font toujours débat, et nous l’invitons à prendre position pour que l’histoire continue.

V. Beck: Ça n’est pas casse-pieds de répéter un tel spectacle ?

R. Pierlot: C’est surtout extrêmement long! Imaginez-vous: pour une heure trente de spectacle vu par le public, nous avons dû en réalité écrire six ou huit heures de texte. Après c’est aussi une méthode de répétition différente, c’est certain. Sur un spectacle classique, un comédien suit un chemin émotionnel qui est quasiment le même chaque soir de représentation. Et déjà, trouver ce chemin émotionnel nécessite un temps de travail de plusieurs mois. En ce qui nous concerne, Frédérique et Brice passent d’un personnage à l’autre au sein d’une même soirée, mais en plus doivent être capables de bifurcations émotionnelles complètement imprévisibles au sein du même personnage. C’est une gymnastique incroyablement difficile. Il faut garder en tête toutes les variations possibles autour d’un personnage et veiller à ce que les inflexions que nous leur donnons soient fidèles à leur logique interne.

B. Montagne: L’une de nos priorités est de trouver nos personnages, et ce dès l’écriture. C’est capital parce que si le public ne parvient pas à comprendre le cheminement émotionnel d’un personnage, l’histoire perd toute crédibilité. Il nous faut savoir ce qu’ils veulent, ce qui leur fait peur, ce qu’ils refusent d’admettre. Une fois que nous les connaissons par cœur, nous pouvons les mettre dans n’importe quelle situation et nous savons comment ils vont réagir.

V. Beck: Vous dîtes que vous utilisez ce procédé dès l’écriture ?

F. Colling: Oui, mais ça c’est quelque chose de commun à tous les spectacles en écriture sur plateau. Quand vous répétez pour un spectacle avec un texte écrit, votre priorité c’est de connaitre le texte sur le bout des doigts pour pouvoir ensuite vous plonger dans le personnage sans vous soucier d’avoir un trou de mémoire. De notre côté c’est l’inverse. La version finale du texte peut arriver très tard avant la première date parce que nous le corrigeons en permanence, que ce soit une réplique, une scène, ou même carrément un acte entier. Donc, mettre la priorité sur le personnage plutôt que sur le texte est un outil essentiel pour pouvoir continuer à travailler malgré un texte en maturation. En fait le texte c’est comme un mannequin sur lequel on pose du tissu pour réaliser un vêtement. Le comédien peut changer la couleur du tissu, la forme du vêtement, mais quoi qu’il fasse, sa création doit pouvoir aller au modèle. Nous, nous devons créer nous-même notre mannequin de référence tout en réfléchissant aux vêtements dont on va pouvoir l’habiller, si on n’a pas un mannequin aux mesures bien nettes, on peut mettre toutes les couleurs et les tailles qu’on veut dans les tissus, les habits ne seront pas à la bonne taille. C’est le meilleur moyen de faire n’importe nawak !

V. Beck: Il y a un terme que vous venez d’utiliser sur lequel j’aimerais revenir, c’est celui d’écriture au plateau. Vous ne l’avez pas inventé j’imagine ?

R. Pierlot: Non c’est exact. L’écriture au plateau est un phénomène très en vogue depuis les années 1990, il a été popularisé par des auteurs comme Pommerat, Garcia ou Castelluci. Le principe est d’impliquer les comédiens dès l’écriture du texte, comme nous le faisons, et de s’inspirer d’eux pour la mise en scène autant qu’ils s’inspirent de l’histoire elle-même. On est là très loin de l’image d’Epinal du dramaturge enfermé dans sa tour d’ivoire pour délivrer un chef d’œuvre auquel ses comédiens devront donner vie. C’est un processus qui convoque l’intelligence collective et une certaine forme de démocratie dans l’organisation de l’équipe.

V. Beck: Comment avez-vous utilisé ce principe pour vos spectacles ?

B. Montagne: Si l’on remonte à la racine de l’écriture, tout commence par le choix du thème. Notre premier spectacle suivait l’évolution de la famille depuis l’antiquité, notre second spectacle suivait l’évolution d’une seule famille dans une époque plus contemporaine, et nous souhaitons écrire un dernier opus qui se projettera vers le futur. Une fois le thème défini, nous traçons les grandes lignes narratrices et leurs différents embranchements.

R. Pierlot: Cette étape fait déjà l’objet de beaucoup de travail, car nous devons nous assurer que tous les choix que nous proposons au public, et toutes les scènes qui en résultent, ont un intérêt pour l’histoire et pour le développement émotionnel des personnages. C’est un vrai casse-tête, et il est souvent nécessaire d’avoir plusieurs propositions avant de trouver la bonne. Et encore, il nous est parfois arrivé de réécrire complètement le synopsis d’un Acte quelques semaines après une représentation. Néanmoins, quand nous sommes satisfaits du fil rouge d’un Acte, et de toute l’arborescence de scènes qu’il contient, nous commençons le travail sur le plateau proprement dit.

F. Colling: Oui, à ce moment-là, nous avançons scène par scène. Nous discutons du résumé d’une scène, puis nous improvisons dessus. Nous prenons des notes, ou nous enregistrons une version audio, puis nous passons à la scène suivante et ainsi de suite jusqu’à la fin de journée. Une fois cette étape terminée les scènes sont mises au propre une première fois dans un texte écrit, puis relues, et éventuellement corrigées une ou plusieurs fois.

V. Beck: Est-ce que vous travaillez de manière collective dans la mise au propre aussi?

F. Colling: Non dans cette étape, c’est Brice qui se charge de produire les versions au propre. C’est important qu’une seule personne traduise nos improvisations car ça nous aide à conserver un style d’écriture cohérent dans les dialogues. Le défi est alors de faire ressortir une classe sociale, une époque, ou une profession reconnaissable à travers nos improvisations et nos différentes personnalités.

V. Beck: C’est vrai qu’on est loin de l’image d’un dramaturge tout puissant à la Molière.

B. Montagne: En fait dans notre méthode nous sommes beaucoup plus proches des équipes d’écritures en charge de série ou de jeu vidéo triple A. Elles aussi doivent gérer de multiples lignes narratrices qui doivent faire sens ensemble. C’est un travail immense, et la participation de plusieurs moteurs créatifs est un vrai plus pour donner de la variété et de la crédibilité aux situations. Par exemple dans notre second spectacle nous nous penchons très longuement sur l’avortement, la pilule ou la fécondation in vitro. Personnellement je serais bien incapable de donner un ressenti intime de ce qu’une femme peut vivre par rapport à ces sujets. Et au-delà de la différence de sexe, nous avons tous un vécu différent qui nous permet de proposer des options variées sur un même thème. C’est évidemment plus dur que de travailler seul, rien que par le fait qu’il faut s’écouter, savoir accepter les propositions d’autrui, et se voir refuser les siennes, mais sur le long terme l’enrichissement du propos est indéniable.

V. Beck: Je crois que tout est clair maintenant, un mot de fin ?

R. Pierlot: Nous souhaitons remercier tous ceux qui nous ont soutenus, ils et elles sont nombreux et se reconnaitront j’espère. Nous entamons les recherches pour écrire un troisième opus, et présentons des dossiers pour pouvoir tourner notre second spectacle, nous espérons donc pouvoir très vite retrouver le public !

 

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