Tout ça pour ça?
50 ans de coopération transfrontalière dans la Grande Région
« Une région transfrontalière est une région virtuelle, inscrite dans la géographie, l’histoire, l’écologie, l’ethnie, les possibilités économiques, etc. mais bloquée par la souveraineté des Etats régnant de part et d’autre de la frontière. » (Denis de Rougemont (1906-1985), écrivain et philosophe suisse, fédéraliste européen avant l’heure, spécialiste des régions… et des régions transfrontalières)
Les tendres débuts
C’est en 1969 que la dénomination SaarLorLux a été utilisée pour la première fois. Ce fut à l’Académie européenne d’Otzenhausen, en Sarre, considérée à juste titre comme étant LE sinon un des berceaux de la Grande Région.
Les débuts de la coopération transfrontalière ont été très hésitants. Le contexte était clairement régalien, ce qui faisait que c’étaient les ministères des Affaires étrangères des pays concernés qui étaient les principaux acteurs. L’année 1971 a vu la mise en place informelle d’une Commission intergouvernementale, sur le plan exécutif, et d’une Commission régionale, au niveau administratif, entre les trois pays que sont le Luxembourg, la France et l’Allemagne. La Commission régionale était appelée à constituer des groupes de travail thématiques (questions économiques, affaires sociales, transports, environnement, etc.) dans le but de traiter des problèmes et des questions d’ordre régional dans la zone frontalière Sarre-Lorraine-Luxembourg.
C’est en 1980 seulement que cette coopération a été officialisée moyennant un échange de notes entre Bonn, Paris et Lux-embourg. Cet acte « historique » équivaut à la signature d’un accord relatif à la coopération transfrontalière, autrement dit à un coup d’envoi pour la coopération au sein de la Grande Région. Les régions concernées étaient la Sarre, le district de Trèves/Palatinat occidental et le Kreis de Birkenfeld pour la partie allemande ; la région Lorraine avec ses quatre départements pour la partie française ; l’ensemble du Grand-Duché pour la partie luxembourgeoise. À noter que la Belgique ne faisait pas partie de cette première mouture de la Grande Région. Les années 1980 ont apporté quelques innovations intéressantes. Par manque de place, je n’en mentionnerai que trois : en 1984 a été signée la première Charte de coopération interuniversitaire, une première en Europe. L’année 1986 a vu la création du Conseil parlementaire interrégional (CPI), avec la participation de la Belgique cette fois. Le CPI ne possédant aucune compétence législative, il s’agit d’une assemblée parlementaire consultative, un «tigre sans dents», mais qui a le mérite d’exister. En 1989 a été créé le Conseil interrégional des Chambres des Métiers, une initiative louable, si seulement ses recommandations étaient davantage prises en considération.
Retenons que pendant les deux premières décennies de cette coopération naissante, le transfrontalier était surtout l’affaire d’une poignée de hauts fonctionnaires animateurs de la Commission régionale et de quelques rares politiciens qui commençaient à y voir un certain intérêt. Une exception pour confirmer la règle: l’IRI (pour «Innergemeinschaftliches Regionalinstitut», Centre régional intracommunautaire), créé en 1971 par l’Académie européenne d’Otzenhausen, devenu une asbl de droit luxembourgeois en 1981 et qui s’appelle depuis 2001 Institut de la Grande Région, IGR. Cette fabrique d’idées émanant de la société civile – bien que financée pour l’essentiel par de l’argent public – souhaite construire un espace de dialogue et d’échange de points de vue autour de la Grande Région et de la coopération transfrontalière. Depuis 2016 son siège se trouve dans la Maison de la Grande Région à Esch/Alzette.
L’ère des Sommets
Un moment très fort, pour ne pas dire le Big Bang, a été l’organisation, le 20 septembre 1995 à Mondorf-les-Bains, du 1er Sommet de la Grande Région. C’était une idée concoctée par Jean-Claude Juncker et son homologue sarrois Oskar Lafontaine. «Le Sommet», comme on l’appelle couramment, constitue la pièce maîtresse de toutes les institutions de coopération ayant vu le jour depuis bientôt 50 ans. Ce sont les chefs des exécutifs de la Grande Région qui se réunissent pour se pencher sur les dossiers de la coopération transfrontalière, du jamais vu ni chez nous, ni ailleurs. La nature n’aimant pas le vide, c’est un collège composé des représentants personnels des participants au Sommet qui a été chargé de la mise en œuvre des délibérations. Si délibérations il y a…
Le format des Sommets a évolué dans le temps. Au début, jusqu’au 4e Sommet, ils ont eu lieu tous les 12 mois ; jusqu’en 2011, la cadence a été de 18 mois et depuis, il y a un Sommet tous les 24 mois. À première vue, cette baisse de cadence peut surprendre, mais il faut savoir que les rencontres au sommet sont aujourd’hui complétées par des réunions bilatérales entre ministres directement concernés par le transfrontalier. Les Sommets sont organisés suivant un principe de rotation : Luxembourg, Sarre, Lorraine, Rhénanie-Palatinat, Wallonie, puis rebelote. Autre aspect intéressant: le thème principal ou leitmotiv. Si le 1er Sommet a été du type kick-off, les rencontres suivantes ont à chaque fois eu droit à un grand sujet spécifique.
Certains Sommets sont entrés dans l’histoire pour avoir accouché d’annonces ou de décisions importantes. À Trèves, en 1998, a été décidé la création d’une Maison de la Grande Région. À Liège, en 2000, a été annoncée l’idée du Luxembourg et de la Grande Région, capitale culturelle de l’Europe 2007. À Sarrebruck, en 2003, nos illustres représentants se sont penchés sur la fameuse « Vision d’avenir 2020 pour la Grande Région ». Depuis, sauf quelques rares exceptions, le bilan est plutôt mince.
Autres acteurs et institutions
Revenons-en à notre chronologie. L’année 1995 a également vu la naissance de l’EuRegio SaarLorLuxRhin, une asbl de droit luxembourgeois faisant figure d’organe de représentation des intérêts communaux dans la Grande Région. Depuis 2005, elle s’appelle EuRegio SaarLorLux+ ; son bureau se trouve dans la Maison de la Grande Région à Esch/Alzette. En 1997 ont débuté les travaux du Comité économique et social de la Grande Région (CES-GR), l’institution qui représente les partenaires sociaux. Il s’agit d’une création du Sommet de la Grande Région qui, au début, a connu des difficultés pour marcher sur ses propres pieds. On se souvient par exemple d’interminables discussions portant sur le droit à l’auto-saisine dont dispose chaque CES qui se respecte.
En 1998 a été signée une Charte de coopération culturelle. Un an plus tard a été mis en place un bureau commun Luxembourg – Rhénanie-Palatinat – Sarre, structure de préfiguration de la Maison de la Grande Région. L’an 2000 a vu la genèse du réseau urbain transfrontalier Quattropole, regroupant les villes de Luxembourg, Trèves, Sarrebruck et Metz. Sa naissance n’a pas été facile, les quatre villes étant à la fois amies et concurrentes. En 2002 a été créé le Forum EUROPA, une fondation privée luxembourgeoise spécialement conçue pour servir les intérêts de la Grande Région. Ce qu’il en reste ? La première carte routière de la Grande Région, éditée en 2004 par la société belge De Rouck; deux grands projets de recherche, l’un intitulé «Vivre dans la Grande Région», l’autre portant sur la mobilité résidentielle transfrontalière ; de grands colloques, des centaines d’articles de presse et de conférences et plein de bons souvenirs.
En 2005 a été adopté un nouveau règlement intérieur de la Commission régionale, officialisant la participation des partenaires belges et des collectivités lorraines. En même temps, une nouvelle architecture institutionnelle a vu le jour, dans ce sens qu’il y a eu fusion du Sommet de la Grande Région avec la Commission régionale. Une décision sage, dans ce sens qu’il y avait les politiques d’un côté et leurs fonctionnaires de l’autre.
En 2007, le Luxembourg était avec la Grande Région la capitale culturelle de l’Europe. Au même moment a été lancé un nouveau programme INTERREG IV couvrant l’ensemble de la Grande Région, une première. En 2014 a été créé le Groupement européen de coopération territoriale (GECT) Secrétariat du Sommet de de la Grande Région, situé logiquement dans la Maison de la Grande Région (transférée, elle, de Luxembourg-Ville à Esch/Alzette en 2005).
Les faiblesses du Sommet
Le Sommet de la Grande Région, aussi important qu’il soit, souffre de faiblesses évidentes, tant structurelles que conjoncturelles. Oui, sa composition est prestigieuse, mais tous ces premier ministre, ministres-présidents et autres présidents de collectivités territoriales ne sont pas logés à la même enseigne. Les compétences sont très inégales et très inégalement réparties, tout un monde séparant un premier ministre luxembourgeois d’un président de région français. Oui, nous sommes en présence de chefs de gouvernement et de régions qui, théoriquement, disposent de moyens administratifs et financiers importants. Mais la coopération transfrontalière n’a jamais été une priorité pour ceux qui nous gouvernent. Oui, la médiatisation est importante, mais elle est très limitée dans le temps : un jour avant le Sommet, pendant et un jour après. Oui, le principe de la rotation des présidences est intéressant, mais quelle perte d’énergie, de temps et d’argent.
Les rencontres souffrent du grand nombre de délégations et d’ordres du jour généralement très longs et complexes, ce qui fait que le temps de parole est réduit. Sans parler des rivalités internes existant dans certaines régions, des intérêts divergents, des grandes distances géographiques (350 km séparent les villes de Namur et de Mayence). Les déclarations finales sont formulées au préalable. Il n’y a pas de sanction politique, donc pas d’obligation de résultat. Et puis il y a cette fâcheuse tendance à éviter les sujets qui fâchent. Visiblement, le Sommet de la Grande Région souffre des mêmes maladies que les autres grands sommets de ce monde.
Conclusions et constats
Les problèmes rencontrés aujourd’hui (mobilité et transports, aménagement du territoire et urbanisme, économie et marché du travail, etc.) ne peuvent plus être réglés avec des institutions d’un autre temps. La question de la gouvernance est clairement posée. Certes, de nouvelles structures sont apparues (GECT, groupes d’étude et de suivi technique, Commissions politiques), de nouveaux concepts circulent (SMOT, RMPT) et de nouveaux outils sont utilisés (SIG), mais est-ce suffisant ?
Qu’en est-il de la volonté politique réelle de coopérer, de se concerter et de coordonner les développements futurs ? Qu’en est-il de la répartition des compétences, par exemple entre Paris et la Lorraine, voire la nouvelle région Grand Est ou entre Berlin et les deux Länder que sont la Rhénanie-Palatinat et la Sarre?
Qu’en est-il des moyens budgétaires nécessaires ? Qu’en est-il de la transparence : est-ce que les acteurs sont vraiment prêts à jouer «cartes sur table» ? Qu’en est-il de l’aptitude à développer de réelles synergies ? Qu’en est-il de la volonté de partager les fruits de la croissance et de renoncer à des projets qui seraient mieux implantés ailleurs ? Oui, je pense ici au Grand-Duché. Je pense également à la «zone grise» que le député européen Alain Lamassoure évoque en rapport avec les régions transfrontalières. Proche des frontières, il existe des problèmes trop importants et complexes pour être réglés sur place. En même temps, ils ne sont pas suffisamment graves ou urgents pour être traités avec l’énergie nécessaire dans les capitales. Conséquence : rien n’est fait, les problèmes s’aggravent, les situations pourrissent. Je pense aussi à ces politiques qui nous disent qu’avant de s’engager davantage au niveau de la Grande Région, il faudrait que cette dernière rentre d’abord dans la tête des gens. Le reproche est à la fois faux et injuste. La dimension transfrontalière est d’ores et déjà bien présente dans les têtes de centaines de milliers de gens vivant et travaillant de part et d’autre des frontières intérieures de la Grande Région, à commencer par les travailleurs frontaliers. Il faudrait par conséquent que l’idée de la Grande Région soit beaucoup plus présente dans les têtes de ceux qui nous gouvernent!
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