Depuis mon plus jeune âge, j’ai toujours voulu raconter des histoires. D’abord par le dessin, puis, influencé par un cousin plus âgé qui tentait de percer dans ce milieu, la bande dessinée, et enfin par l’image, en utilisant comme je le pouvais la caméra familiale… En commençant à m’intéresser à ce médium, le cinéma, j’ai eu le sentiment que je comprenais son langage, et comment il pouvait être utilisé.
Me lancer dans «les métiers du cinéma» ne fut pourtant pas un choix facile à faire: malgré le développement rapide de l’industrie du film au Luxembourg, les perspectives professionnelles restaient floues, et l’avenir indécis… Comment ne pas hésiter entre le choix risqué d’une carrière dans le cinéma, et la route balisée et sûre d’études plus classiques? Finalement, l’idée d’avoir des regrets plus tard, et l’envie de participer au développement d’une cinématographie nationale naissante ont fait pencher la balance…
Je décide alors de passer l’examen d’entrée à l’INSAS à Bruxelles. J’y découvre un examen d’entrée dur et très sélectif. Beaucoup, beaucoup de candidats pour très peu de places. Mais le miracle se produit, et je fais partie des 12 candidats retenus pour la première année en Réalisation-Film… C’est ainsi que je me retrouve dans une école qui est très loin du cinéma commercial et de genre que j’affectionne à ce moment-là. L’INSAS est une école qui accorde une grande importance au documentaire et à la représentation du réel. C’est une approche du cinéma beaucoup plus «intellectuelle», voire «politique» (l’école est clairement ancrée à gauche) que celle qui est la mienne à l’époque. Je découvre tout un pan du cinéma mondial que je ne connaissais pas: les documentaires de Chris Marker, Dziga Vertov, Van der Keuken, le cinéma d’Ozu, Kiarostami, Godard et surtout Wenders – qui devient dans ces années mon cinéaste de chevet. Pour un petit Luxembourgeois de province, sevré au cinéma américain, le choc est énorme… De plus, je suis un des plus jeunes de ma classe et je remarque très vite le fossé, en matière de culture générale, qui me sépare de mes camarades de classe, souvent plus âgés. Mes études secondaires au Luxembourg ne m’avaient pas préparé à un cursus qui accordait autant d’importance à la pensée politique, la créativité et la rigueur. Je me mets à lire le journal tous les jours, à lire deux romans par semaine (beaucoup de classiques) et surtout je commence à me politiser, à participer à des actions dans des collectifs. Ma fibre sociale se développe, et mes opinions politiques aussi…
Ces années d’études en cinéma m’ont donné des outils qui sont à mes yeux très importants pour un réalisateur: j’y ai appris l’importance du travail, de l’humilité et de l’écoute des autres.
L’école du documentaire
Je sors de l’école de cinéma avec deux projets: un court métrage de fin d’études Tout ira mieux désormais, résolument tourné vers le «film d’auteur social», et mon mémoire de fin d’étude, un scénario de long métrage – un «film policier». À la fin de mes études, je pense savoir désormais le type de cinéma que je voudrais faire: un cinéma grand public avec des composantes plus sérieuses, politiques et sociales – ce que j’essayerai de mettre en pratique quelques années plus tard avec Doudege Wénkel et Eng Nei Zäit… Pour l’heure, je me concentre sur le documentaire et plus précisément le documentaire à caractère social, qui sonde la société luxembourgeoise, et qui a été laissé à l’abandon depuis le retrait de Jang Kayser et ses films comme Fiesta ( sur des adolescents autistes) ou 5 Liewen (sur des
personnes âgées). En l’absence d’une chaîne de télévision qui produirait de tels documentaires, c’est le cinéma qui s’empare de ce secteur. Venant d’une école de cinéma portée sur le documentaire, le choix pour moi est vite fait, d’autant que les films documentaires se montent plus vite financièrement. Deux mois après la soutenance de mon mémoire, je commence les repérages de Ligne de vie, mon premier film professionnel, qui fait le portrait de quatre «exclus» de la société luxembourgeoise. Une immersion de plus de six mois dans les zones interlopes de Luxembourg-Ville et les personnes qui les peuplent: sans-abris, toxicomanes, prostituées… Une face plus sombre de mon pays, que j’utiliserai quelques années plus tard, comme toile de fond, dans Doudege Wénkel. Puis suivent Doheem (un documentaire sur les enfants placés dans des foyers), le court métrage Un combat, des films institutionnels et enfin Luxemburg, USA. Ce dernier, un documentaire sur l’héritage luxembourgeois aux États-Unis, est un succès critique et public. Diffusé en France et en Belgique, il vient clôturer sept ans de travail presque exclusivement dans le documentaire. Je sens que je suis maintenant prêt pour me lancer dans la fiction – ce qui était mon envie initiale.
Entretemps, la plupart des réalisateurs luxembourgeois font leurs premières armes avec un ou plusieurs courts-métrages, puis certains, comme Donato Rotunno, Max Jacoby ou Beryl Koltz, passent au long. Le nombre de réalisateurs au Luxembourg a beaucoup augmenté, et de plus en plus de jeunes gens choisissent de devenir réalisateur. Nous avons tous le sentiment unique de participer à la construction d’une cinématographie encore très jeune et de faire partie, après l’AFO, Andy Bausch et Pol Cruchten, des pionniers d’une industrie de plus en plus professionnelle.
Je décide que mon premier long métrage sera un film policier: un film noir, un thriller moderne, sombre qui traitera de sujets contemporains (la corruption, l’homosexualité…) et qui montrera la ville de Luxembourg comme elle n’a jamais été montrée dans une fiction. Avant de tourner Doudege Wénkel, je ne me rendais pas encore compte combien mon expérience dans le documentaire allait m’aider à écrire et diriger un long métrage de fiction.
Fiction vs. réel
J’ai toujours pensé qu’il n’y avait pas de séparation claire entre le documentaire et la fiction. Pour moi, le réel peut s’immiscer dans la fiction – et inversement. Ainsi, je préfère tourner dans des décors naturels plutôt qu’en studio. Dans Doudege
Wénkel, la course-poursuite dans les rues de Luxembourg a été tournée sans figurants, parmi la vraie foule qui faisait ses courses au centre-ville cet après-midi là. Pour cette scène, les caméras étaient placées dans des endroits discrets, afin que les passants ne remarquent pas la présence de l’équipe. Placer des figurants et mettre en scène complétement cette scène aurait été long, coûteux et n’aurait sans doute pas atteint le degré d’urgence et de réalisme de notre tournage-guerilla… Autre exemple d’éléments du réel introduits dans Doudege
Wénkel: l’utilisation d’une deuxième équipe de tournage légère, que j’envoyais tourner des images documentaires de Luxembourg (notamment à la Schueberfouer ou dans le quartier de la gare) et que j’intégrais plus tard dans le montage du film. L’utilisation de vrais toxicomanes comme figurants dans Doudege Wénkel part du même principe de faire entrer le réel dans la fiction.
Un film est une matière vivante. Après l’écriture d’un scénario et la préparation d’un film, je ne crois pas qu’il faille se figer sur les décisions prises à ce moment-là. Les grandes orientations et décisions doivent rester, mais au tournage, il est important aussi de savoir improviser, de sentir et de réagir aux choses qui se passent devant soi. C’est aussi le cas au montage, où l’on réécrit l’histoire en fonction des éléments qu’on a réussi à obtenir ou pas: il s’agit d’un work in progress permanent. À cause de contraintes matérielles ou de temps, le résultat du tournage n’est pas toujours celui qu’on avait imaginé… Ces réajustements et ces contraintes font partie du processus créatif: il ne s’agit pas de les combattre, mais de les intégrer dans un même processus. Il faut laisser la vie rentrer sur un plateau, et non pas se borner à tourner ce qu’on a dessiné sur son storyboard… Le documentaire est une très bonne école pour apprendre ces choses-là.
À l’inverse, dans le documentaire, de fait, il faut souvent mettre une structure, une narration ou un sens sur le réel, qui n’en a pas forcément. Comme en fiction, il s’agit de donner un point de vue sur le réel, et donc de faire des choix de cadrage, de son et de montage pour raconter une histoire. Le langage cinématographique, que ce soit en documentaire ou en fiction, est un langage avec ses règles: sujet, objet, verbe, adjectif… qui se traduit au cinéma par un gros plan, un mouvement de caméra, un son, une musique… Tout ce que j’appelle «paramètres cinématographiques». L’agencement (le montage) de ces paramètres permet de construire une phrase, et donc un film, une histoire. Le langage filmique n’est pas seulement là pour montrer des choses, mais aussi pour y mettre du sens, de la profondeur.
Réalisateur, un métier pas comme les autres
Ce qui m’amène à parler du métier de réalisateur, qui reste encore opaque dans l’esprit du grand public. Un réalisateur est en quelque sorte le chef d’orchestre de l’histoire qu’il veut raconter: il doit avoir une vue d’ensemble du film, et maîtriser les paramètres cinématographiques mentionnés plus haut. Surtout sur les longs-métrages de fiction, où le volume de paramètres à gérer est beaucoup plus grand qu’en court-métrage ou en documentaire. Le réalisateur est responsable du tournage, c’est-à-dire des prises de vue, et de toutes les décisions créatives et artistiques. Ces décisions concernent le choix des comédiens et de leur jeu, le choix des prises, l’aspect visuel du film (la position de la caméra, la focale, le mouvement), les choix de décors et des lieux de tournage, de costumes, le son, et plus tard, en post-production le montage, la musique… C’est ainsi qu’il impose sa vision artistique du film. Ces attributions sont plus ou moins étendues en fonction des pays, plus en Europe et moins aux États-Unis, où le réalisateur laisse davantage de pouvoir de décision au producteur.
Il est donc clair que la maîtrise d’une telle profusion de paramètres est très lourde à gérer pour une seule personne. C’est ce qui rend ce métier unique, mais aussi très difficile. Non seulement on doit définir les orientations d’une œuvre, communiquer sa passion et son point de vue aux membres de son équipe, mais aussi prendre des décisions nombreuses et primordiales sans tergiverser!
Enfin, même s’il définit et contrôle la mise en œuvre de ses orientations, le réalisateur n’est pas seul: il délègue certaines tâches aux techniciens de son équipe (directeur de la photographie, cadreur ou opérateur de prise son). Plus que de «délégation», il s’agit, à mes yeux, plutôt de «collaboration». Bien choisir ses collaborateurs proches, être à l’écoute de ces mêmes collaborateurs et laisser de la place à leur créativité fait partie aussi, à mes yeux, d’une gestion intelligente d’un tournage et d’une équipe. Elle demande de l’humilité au réalisateur, mais sans que cela ne mette en péril sa détermination, ses choix artistiques primordiaux et son leadership. Un numéro d’équilibriste qui n’est pas toujours aisé à gérer, dans un environnement où la pression est grande.
Enfin, le réalisateur doit, à mes yeux, se concentrer sur les deux paramètres les plus importants de son travail: l’histoire et les comédiens. Le scénario est un objet important, un outil littéraire, mais ce n’est pas encore un film. Ce sera sa mise en scène, sa mise en images qui vont livrer le sous-texte de l’histoire, qui vont donner de la profondeur au récit. Quant aux comédiens, c’est eux qui vont le faire vivre. Ils vont donner une complexité, une profondeur humaine, une vérité, à des personnages qui sans eux ne pourraient exister pleinement. La caméra peut (contrairement au théâtre) amener cette vérité, cette intimité, et cette complexité – qui peut passer dans un clignement des yeux, un regard… Si l’histoire et le jeu d’acteur ne fonctionnent pas, vous aurez beau avoir une magnifique lumière, des superbes images et une belle musique, ce que vous montrez ne sera pas accepté par le spectateur. Ce sont enfin les comédiens qui vont donner une complexité, une profondeur humaine, une vérité, à des personnages qui sans eux ne pourraient exister pleinement.
L’avenir du cinéma luxembourgeois
Le métier de réalisateur, et les métiers du cinéma en général, sont des métiers passionnants, exigeants et pas toujours aisés à gérer financièrement. C’est par essence un travail intermittent, où l’on passe d’un projet à l’autre, l’enchainement n’est pas toujours évident: il faut du temps et de la persévérance pour faire aboutir ses projets et se construire une filmographie. D’autant plus que le nombre de réalisateurs augmente au Luxembourg, et donc la concurrence, maintenant qu’une véritable industrie du cinéma existe et qu’il est socialement plus accepté de choisir cette voie. Mais cette concurrence a aussi du bon. Je pense qu’elle relève le niveau de nos films, et elle a fait que le nombre de films luxembourgeois a augmenté considérablement ces six dernières années.
Nous avons tous le sentiment unique de participer à la construction d’une cinématographie encore très jeune. Nous n’avons, contrairement à d’autres pays, pas de lourd héritage à porter. Tout reste à faire et à inventer, et ce sentiment est assez rare pour un réalisateur aujourd’hui.
De plus, les récompenses comme l’Oscar de Mr. Hublot, le Trophée francophone de Eng Nei Zäit ou la sélection à Berlin de Barrage de Laura Schroeder, font avancer le cinéma luxembourgeois et permettent de promouvoir notre cinématographie, encore inconnue ou mal connue en dehors de nos frontières.
Il faudra sans doute encore qu’un long métrage de fiction luxembourgeois accède à une vraie reconnaissance internationale pour que le Luxembourg trouve sa place dans le cinéma mondial. Et il ne faudra pas non plus oublier le public luxembourgeois, qui est notre première cible et qui, j’en ai le sentiment, est en attente de cinéma national de qualité. En attendant, les réalisateurs luxembourgeois s’activent. Plus d’une demi-douzaine de longs-
métrage de réalisateurs luxembourgeois ont été produits ou sont en production en ce moment, et cela donne de l’espoir pour le développement du notre cinéma. Alors oui, les coproductions étrangères minoritaires ont permis de construire notre industrie, et il reste important de les soutenir, mais l’avenir du cinéma luxembourgeois ne peut pas passer à côté d’un soutien appuyé des cinéastes locaux. Comme le disait récemment le réalisateur Costa-Gavras à l’une de ses Master Class à laquelle j’ai participé: plus on produit de films, plus les chances sont grandes qu’il en sorte un chef d’œuvre. Il ne s’agit pas de privilégier la quantité par rapport à la qualité, mais il est dans l’intérêt du cinéma luxembourgeois de continuer à soutenir les réalisateurs et scénaristes luxembourgeois. Nous sommes à un moment charnière de notre cinéma national et les prochaines années seront vraiment, vraiment excitantes.
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