- Geschichte, NATO
Une brève histoire (incomplète) des armes au Luxembourg
Au cours de son existence bicentenaire, le Grand-Duché a occupé une place importante sur le marché international des armes. Le présent article sert à offrir un bref aperçu – forcément sommaire – de l’histoire du marché des armes au Luxembourg.1 L’exposé sera incomplet essentiellement pour quatre raisons: d’abord, il ne tiendra pas compte de la période d’avant 1867 – date à laquelle fut conclu le Traité de Londres, qui garantissait l’indépendance du Luxembourg sous condition que le petit État se démilitarise et adopte une neutralité stricte. Deuxièmement, il se limitera aux armes de guerre et ne traitera pas des armes à feu à usage personnel, tels que les fusils de chasse ou les armes de tir sportif. Troisièmement, nous nous intéresserons de plus près au rôle du Luxembourg en tant que pourvoyeur d’armes et non pas en tant qu’acheteur. Dernièrement, une partie considérable des transferts d’armes au Luxembourg s’est déroulée (et se déroule probablement toujours) sur le marché illicite, dont l’envergure totale est – par définition – inconnue.
La production
Il n’est pas surprenant que la sidérurgie du bassin minier luxembourgeois, situé sur la frontière belliqueuse franco-allemande, ait été mise au service des fabricants d’armes pendant les conflits européens des 19e et 20e siècles. En dépit de l’obligation de neutralité imposée par le Traité de Londres de 1867, les maîtres de forge luxembourgeois ont apporté leur part dans le déroulement de la guerre franco-prussienne de 1870/71. À peine un mois après la déclaration de guerre, Norbert Metz, le directeur de l’entreprise luxembourgeoise Metz & Cie (une des trois sociétés à l’origine de l’ARBED), s’est adressé au sidérurgiste allemand Alfred Krupp avec une offre particulière: dorénavant l’entreprise Krupp, connue à travers toute l’Europe pour ses canons en acier, recevra sa fonte brute luxembourgeoise à un prix réduit, et cela pendant toute la durée des hostilités.2 Ce geste n’exprimait pas nécessairement une prise de position de Metz dans le conflit armé franco-prussien mais servait plutôt à renforcer les liens entre la société luxembourgeoise et la plus grande entreprise industrielle européenne d’antan.
L’apport de la sidérurgie luxembourgeoise aux armuriers allemands se poursuivit pendant la Première Guerre mondiale – bien que sous des conditions nettement différentes. Non seulement la plupart des usines sidérurgiques se trouvaient désormais sous le contrôle d’industriels allemands, mais en outre le Luxembourg fut envahi et occupé par l’Allemagne avant même que cette dernière ne déclare la guerre à la France. Le Grand-Duché demeura occupé pendant toute la durée du conflit et son économie fut quasi entièrement incorporée dans la Kriegswirtschaft allemande. L’activité industrielle fut adaptée aux besoins militaires de l’envahisseur: les usines allemandes participèrent pleinement à la production directe et indirecte de matériel de guerre; mais aussi l’ARBED – seule entreprise majoritairement entre les mains luxembourgeoises – n’a pas su se soustraire aux contributions envers l’armée allemande. Krupp était également toujours présent au Luxembourg: l’usine Duchscher à Wecker avait en effet accepté de façonner des obus pour l’entreprise allemande – selon ses propres dires dans le but d’empêcher la banqueroute.3
À la fin de la Grande Guerre et suite à la défaite des empires centraux, toutes les usines sidérurgiques allemandes sont passées à de nouveaux propriétaires. Avec l’admission d’Eugène Schneider, grand concurrent français de Krupp, au conseil d’administration de l’ARBED, les Français ont également mis un pied dans l’entreprise luxembourgeoise. Mais l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale changea de nouveau la donne. Suite à l’occupation nazie du Luxembourg, les usines au Grand-Duché se sont remises à œuvrer pour l’effort de guerre allemand. En effet, les cadres supérieurs des entreprises métallurgiques ont peu à peu été «germanisés». Sur les instances du Chef der Zivilverwaltung, une grande partie des gestionnaires luxembourgeois furent remplacés par des fonctionnaires allemands. De cette façon, la sidérurgie luxembourgeoise devait à nouveau occuper une place importante dans l’approvisionnement de matériel pour l’armée allemande.4
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’idée de placer la production du charbon et de l’acier sous le contrôle d’une Haute Autorité afin d’empêcher une nouvelle confrontation armée entre les nations européennes gagna vite du terrain. Cela n’empêcha cependant pas les armuriers européens animés par la guerre froide de remettre en marche leurs usines. Il semblerait que les sidérurgistes luxembourgeois auraient également continué leurs activités dans le secteur de l’armement.5 C’est dans ce même contexte de la guerre froide qu’au cours des années 50 la Société Luxembourgeoise d’Armement lança sur le marché international ses mitraillettes SOLA Super et SOLA Léger. Cependant, l’entreprise ettelbruckoise connut des difficultés financières après quelques années d’existence seulement par faute d’absence de commandes. Bien qu’elle soit parvenue à vendre ses modèles à plusieurs pays d’Amérique latine et d’Afrique, elle n’arriva pas à se débarrasser de son stock. En 1960, l’usine ferma ses portes.6 Vraisemblablement, la contribution luxembourgeoise à la production de matériel militaire prit ainsi fin. Les années 60 et 70 offrirent cependant aux marchands d’armes de nouvelles possibilités d’opérer au Grand-Duché.
Stockage et transferts clandestins
Déjà dans l’entre-deux-guerres, le Luxembourg aurait servi comme plaque tournante du commerce d’armes international. Des trafiquants y auraient opéré pour le compte de groupes communistes à travers l’Europe – du moins c’est ce que font penser des rapports de police locaux ainsi que des articles de presse des pays limitrophes. Des étrangers soupçonnés d’être communistes auraient p.ex. parcouru le Luxembourg à la recherche de fusils de guerre abandonnés par les soldats allemands à la fin de la Première Guerre mondiale pour les transférer vers Liège. La ville belge était alors identifiée comme centre névralgique du commerce d’armes illégales destinées aux groupes de gauche en France.7 Dans un article publié en février 1937, l’hebdomadaire français de droite Le Gringoire allégua en outre qu’un courtier d’armes nommé Rosenfeld entretenait au Luxembourg sept dépôts d’armes clandestins au profit de réseaux communistes divers.8 Le même hebdomadaire précisa quelques mois plus tard que des «stocks d’armes [étaient] constitués par le Komintern au Luxembourg».9 Vu la politique férocement anti-communiste du gouvernement Bech (1926-1937) et l’opposition de la presse française conservatrice envers le Front Populaire – coalition de partis de gauche au pouvoir en France entre 1936 et 1938 – la fiabilité de ces allégations est néanmoins sujette à caution.10
Les rapports des années 30 ont une certaine similitude avec des articles de presse qui secouèrent le Luxembourg en 2015, quelque temps après les attentats meurtriers à Paris. Un atelier de remilitarisation d’armes entretenu par des trafiquants français avait été démantelé à Rumelange. Une dizaine de personnes avaient été interpellées au Luxembourg, tandis qu’en France le nombre s’élevait à 70. Au total, 546 armes, quelques grenades et 30000 munitions avaient été saisies. Plusieurs journaux avaient suggéré qu’un réseau international de trafiquants d’armes était implanté au Luxembourg, vu la position géographique avantageuse du Grand-Duché au centre de l’Europe. Le journal Le Quotidien avait même soulevé la question de savoir si les armes utilisées par les djihadistes en France n’avaient pas transité par le Luxembourg.11 L’affaire amplement médiatisée donna suite à plusieurs questions parlementaires en 2015 et 2016. Dans leur réponse conjointe du 7 mars 2016, les ministres Asselborn, Schneider et Braz avaient soutenu qu’il n’existait pas «d’informations concrètes sur l’existence de routes de trafic illicite d’armes à travers le Luxembourg.»12
La place financière et les armes
En 1989, Marc Schmitz, chercheur auprès du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP) qualifia le Luxembourg de «marchand d’armes sans armes».13 En effet, bien qu’il n’y ait plus d’armurier qui produise du matériel de guerre sur le sol luxembourgeois, le Grand-Duché héberge néanmoins des succursales d’un grand nombre de producteurs d’armes.14 En outre, la place financière offre aux contrebandiers la discrétion requise pour des transactions illégales. C’est justement avec l’essor de la place financière que le phénomène du trafic d’armes illégal s’est réellement accentué. Prenons à titre d’exemple l’affaire Karachi. Afin de financer sa campagne électorale pour les présidentielles de 1995, Édouard Balladur, ancien premier ministre français, est soupçonné d’avoir arrangé avec l’aide du courtier d’armes franco-libanais Ziad Takieddine une vente de sous-marins Agosta au Pakistan. La transaction impliquait des pots-de-vin succulents, mais aussi des rétrocommissions qui auraient constitué une partie du budget de la campagne électorale de Balladur. L’argent a transité par une société luxembourgeoise nommée Heine S.A., créée en 1994 avec l’aval de Nicolas Sarkozy – à l’époque ministre du Budget sous le gouvernement Balladur. L’objectif explicite de la création de la société aurait justement été l’obscurcissement des traces de transactions illicites de ventes d’armes.15
Takieddine n’est pas le seul courtier d’armes à avoir profité de la place financière luxembourgeoise. Des intermédiaires notoires comme Arkady Gaydamak, Adnan Khashoggi ou Geza Mezösy auraient également opéré à travers des sociétés opaques immatriculées au Grand-Duché. Le travail des courtiers est central dans une transaction d’armes – surtout s’il s’agit d’une transaction illicite. Sans nécessairement entrer en contact avec la marchandise, le courtier sert d’intermédiaire entre le vendeur et l’acheteur et s’occupe du bon déroulement de la transaction. Ayant reconnu le rôle central des courtiers dans le marché d’armes clandestin, l’Union européenne avait fait passer en 2003 une position commune visant à endiguer l’activité illégale des courtiers.16 Le Luxembourg fut le dernier pays à adopter cette position commune contraignante, avec un retard de 12 ans.
Cependant d’autres lacunes législatives existeraient toujours d’après Amnesty International Luxembourg. Dans un rapport publié en 2016, AI signala que les réglementations bancaires contre le financement du commerce d’armes laissaient fortement à désirer. Ainsi, la loi luxembourgeoise actuelle interdit uniquement le financement de sous-munitions et d’armes destinées à être utilisées à des fins terroristes. Elle ne prohibe pourtant pas explicitement le financement d’autres armes illégales ou d’autres usages qui violent les droits humains. Une extension sur d’autres armes ou utilisations illégales concourrait à éviter des échappatoires législatives. De plus, AI exige de la part des banques une application plus rigoureuse du principe de la due dilligence. En effet, les banques ont le devoir de se renseigner sur leurs clients avant de conclure des contrats. Des mesures plus strictes de la part des banques et de l’État – comme par exemple l’imposition de sanctions contre toute personne morale ou légale qui participe sciemment au financement d’armes illégales ou utilisées à des fins interdites – constituerait un grand pas en avant pour empêcher toute participation du secteur financier luxembourgeois dans ce genre de transactions. Un an après la publication, AI a pourtant dû constater que le gouvernement n’avait pris à cœur aucune des recommandations faites dans le rapport pour remédier à ces lacunes.17
Tandis qu’avant les années 60 la contribution luxembourgeoise à l’armement se faisait surtout à travers sa sidérurgie, c’est donc par la voie de sa place financière (et par son affiliation à l’OTAN – voir encart p. 34) que le Luxembourg participe aujourd’hui au marché international de matériel de guerre. Au vu des exemples cités ci-dessus, il n’est pas exagéré de dire qu’au fil des deux siècles derniers le Grand-Duché a réussi à prendre pied sur le marché – tant légal que illégal – d’armes.
1 Pour des exemples supplémentaires voir aussi : Hilgert, Romain, Stiefel, Stahl und Satelliten. Die Luxemburger Rüstungsindustrie, dans: d’Lëtzebuerger Land, 16. décembre 2016, complément “made in Luxembourg”, p. 28.
2 AnLux ARBED-09-0915, lettre du 19 août 1870.
3 Pour une étude plus approfondie de la sidérurgie luxembourgeoise pendant la Première Guerre mondiale ainsi que de la coopération entre la Fried. Krupp A.G. et la société Metz & Cie. pendant la guerre francoprussienne de 1870/71, voir : Hamdi, Mohamed, Die luxemburgische Schwerindustrie während des Ersten
Weltkrieges. Kriegswirtschaft und Rüstungsproduktion von 1914-1918; dans: Barthel, Charles; Kirps, Josée (dir.) Terres rouges. Histoire de la sidérurgie luxembourgeoise, Vol.5., Archives Nationales de Luxembourg, Luxembourg, (à paraître).
4 Krier, Emile, La sidérurgie au Luxembourg pendant la Seconde Guerre mondiale, version en ligne. Url: http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/ handle/2042/43836/CL_1989_1_39.pdf?sequence=1
5 Dans une note du 22 décembre 1950 en provenance de Moscou, un auteur non-identifié (il s’agit sans doute de René Blum, ambassadeur du Luxembourg à Moscou) s’adressa aux ministres des Affaires étrangères et de la Force armée, leur demandant “s’il n’était pas opportun de ne pas mentionner [dans la presse luxembourgeoise] à l’avenir expressément l’activité d’armement (‘Ruestungskonjunktur’) de notre industrie sidérurgique. Vu, d’une part, notre vulnérabilité extrême (nous sommes à 15 minutes de vol par avions-fusées russes) ; d’autre part le manque absolu de protection antiaérienne ; enfin, le danger de non-reconstruction de nos usines en cas de destruction. (…) [L]’éventualité d’un conflit international me semble imposer une réserve extrême à ce sujet (ne fut-ce que pour des raisons militaires)”. AnLux AE 06888. Note du 22 décembre 1950.
6 Voir p.ex.: Hogg, Ian V., The complete illustrated encyclopedia of the world‘s firearms, A&W Publishers, 1978, p. 286.
7 AnLux J-062-03. Note de la Légation de Belgique du 22 juin 1934, incl. 7 annexes.
8 Ibid. Note du 8 février 1937.
9 Ibid. Le Gringoire du 22 octobre 1937.
10 L‘auteur luxembourgeois d‘un article satirique commenta de la façon suivante les révélations du Gringoire : „[Le célèbre détective britannique Herlock Sholmes] a su nous indiquer de façon absolument sûre les dépôts clandestins [du Komintern] suivants : gazomètres de la Pétrusse, sous-sol du WC de la Place
de Paris, souterrains de l‘ancien Athénée (celui qu‘on veut démolir), puis dans le nord du pays, sous le gros arbre de gauche vers le S.E. au ‚Napoléonsgârt‘, dans
la base de différents tours de triangulation; enfin dans le bassin minier : notamment dans l‘enclave d‘Esch (elle aurait été construite exprès !), dans tous les
quartiers ‚Italie‘ des agglomérations du Sud et enfin au ‚Scharfen Eck‘ près de Leudelange“. (Ibid. Article de presse 27 octobre 1937.)
11 “Le Luxembourg, plaque tournante du trafic d’armes de guerre”, Le Quotidien, 9 mars 2016. http://www.lequotidien.lu/politique-et-societe/exclusif-leluxembourg-plaque-tournante-du-trafic-darmes-deguerre/
12 Réponse du ministre des Affaires étrangères et européennes, du ministre de la Sécurité intérieure et du ministre de la Justice à la question N°1789 de Madame Françoise Hetto-Gaasch et de Madame Octavie Modert concernant Trafic d‘armes au Grand-Duché de Luxembourg. (Q-2015-O-E-1789-02)
13 Schmitz, Marc, “Le Luxembourg : Un marchand d’armes… sans armes”, dans : Adam, Bernard (et al.), “L’Europe des armes : Trafics et exportations vers le
tiers monde”, Collection GRIP-informations n° 16-17, 1989, pp. 27-33
14 P.ex. Thales, BAE Systems, Triumph Group, Honeywell, Finmeccanica (depuis l’année dernière “Leonardo”), Elbit, CASIC, pour n’en mentionner que quelques-uns.
15 Voir p. Ex. “Les principaux événements liés à l’affaire Karachi”, Le Nouvel Observateur, 29 novembre 2010.
16 Position commune 2003/468/Pesc du Conseil du 23 juin 2003 sur le contrôle du courtage en armements. http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUri-Serv.do?uri= OJ:L:2003:156:0079:0080:fr:PDF
17 https://www.amnesty.lu/campagnes/banks-arms-and-human-rights-violations/
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