Cannes, Jour 11: Grosse fatigue

(Viviane Thill) Je n’ai certes pas dormi, comme certains confrères, du sommeil du juste durant la projection de Le poirier sauvage du Turc Nuri Bilge Ceylan mais j’avoue être passé à côté de ce très long film de plus de trois heures que certains semblent considérer comme le meilleur du festival. Et pourtant, j’avais applaudi en 2014 la Palme d’Or attribuée à Winter Sleep du même réalisateur.

Un jeune homme (Aydin Doğu Demirkol) revient dans sa petite ville natale en Anatolie et se heurte aux habitants qu’il considère avec une condescendance mal cachée. Il se déclare écrivain et tente de faire publier un „meta-roman“ intitulé Le poirier sauvage qu’on devine être un règlement de compte avec la région de son enfance. Personne ne semble s’y intéresser, ni le maire qui aurait préféré un guide touristique, ni un possible sponsor chez qui on l’envoie „parce qu’il aime lire“ ni surtout l’écrivain local qui voit venir un possible concurrent.  Il faut dire que Sinan tente, face à chaque interlocuteur, de suppléer son manque d’assurance par une arrogance qui le rend peu sympathique, y compris au spectateur.

Le poirier sauvage de Nuri Bilge Ceylan

Sinan a surtout honte de son père Idris (Murat Cemcir), l’instituteur local, qui a perdu jusqu’à sa maison dans les courses hippiques, croule sous les dettes et s’évertue, contre l’avis des villageois, à creuser un puits là où tout le monde lui dit qu’il n’y pas d’eau. „Il est la risée du village“ répète-t-on à Sinan qui s’est engagé, faute de mieux, sur la même voie de l’enseignement que son père et craint visiblement de trop lui ressembler. Il faudra plus de trois heures de film, et beaucoup d’autres conversations, pour que Sinan se réconcilie avec Idris dont la plus grande faiblesse est en vérité d’être cruellement conscient de l’absurdité de l’existence.

La transmission père-fils ou père-fille fut l’un des thèmes majeurs dans ce 71e festival de Cannes. Ceylan place cette question de l’héritage du père au centre d’un film constitué, comme Winter Sleep, de discussions entre deux (et une fois trois) personnages au cours desquels sont débattus aussi bien le rôle de l’écrivain et la condition de la femme que la religion ou les choix de vie possibles dans la Turquie d’aujourd’hui. Car même si la situation politique actuelle du pays n’est jamais évoquée directement, on la devine en arrière-fond de toutes les discussions dont beaucoup tournent aussi autour de la différence et du conformisme, sujets hautement politiques dans une société qui ressemble de plus en plus à une dictature.

Sur le papier, on peut donc comprendre l’enthousiasme de certains journalistes pour ce film complexe et profond, non dénué de quelques (rares) touches d’humour. Mais devant l’écran, on se demande si le cinéma est réellement le médium approprié pour ce récit, s’il ne vaudrait pas mieux lire un livre qui permettrait de s’arrêter sur certains dialogues et réfléchir tranquillement aux propos de Ceylan. D’autant que l’image n’a pas ici la même puissance que dans Winter Sleep. Après 10 jours de festival, il est en tout cas difficile d’apprécier la réflexion du cinéaste à sa juste mesure.

Ayka de Sergey Dvortsevoy

Le réalisateur russe Sergey Dvortsevoy, né au Kazakhstan, propose avec Ayka, également en compétition, un film qui fait beaucoup penser à Rosetta des frères Dardenne. Sauf qu’il arrive à proposer une vision encore beaucoup plus sombre du combat pour la survie d’une jeune femme kirghize prénomée Ayka (Samal Yeslyamova) qu’on voit au début du film s’enfuir de la maternité où elle vient de mettre au monde son enfant. 248 femmes kirghizes ont ainsi abandonné leur bébé dans des hôpitaux moscovites en 2010, fait froidement statistique qui fut le point de départ de l’écriture du scénario.

Le film suit la descente en enfer d’Ayka, immigrée illégale en Russie, qui rêvait d’ouvrir son propre atelier de couture et avait pour cela emprunté une petite somme à la mafia locale. Mais elle a tout perdu et sait qu’elle va mourir si elle ne rembourse pas cet argent. Dans un Moscou hivernal où la neige qui recouvre tout symbolise l’indifférence et la brutalité impitoyables d’une société corrompue devenue inhumaine, Ayka court du matin au soir à la recherche d’un travail. Mais les uns ne veulent pas l’engager parce que ses papiers sont périmés et les autres l’exploitent sans la payer. Affaiblie par une hémorragie post-natale et ployant sous la douleur de ses seins pleins de lait qu’elle est littéralement obligée de traire comme une vache, Ayka n’a aucune issue.

Le film constitue une condamnation implacable d’une société qui réduit les êtres humains au rang d’animaux et les animaux au rang de choses (une séquence éprouvante montre le travail d’Ayka dans un abattoir clandestin de poules) mais à trop en faire, il épuise son spectateur aussi sûrement que sa protagoniste.

 

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