Cannes – 1: Que la fête commence…

En 2022, première année de festival « normal » après le Covid, la cérémonie d’ouverture s’était déroulée sur fond de guerre en Ukraine, avec Volodymyr Zelensky en guest star. Ça gâchait quelque peu la fête, mais au moins il y avait un ennemi commun et la ferme conviction que le cinéma était là pour « réveiller les consciences » (Vincent Lindon). Un an plus tard, les lignes de front sont beaucoup moins claires. La guerre se déroule en arrière-plan et à la cérémonie d’ouverture, il n’y avait plus que Catherine Deneuve pour rappeler qu’elle pense « beaucoup à l’Ukraine » avant de citer avec émotion un court poème, intitulé L’Espérance, de l’Ukrainienne Lessia Oukraïnka.

Michael Douglas recevant la Palme d’honneur

Sur les marches et dans la presse, le monde du cinéma se déchire. En amont du festival, l’actrice Adèle Haenel, très engagée dans les mouvements sociaux, écologiques et féministes, a créé la stupéfaction en dénonçant un « milieu [qui] collabore avec l’ordre mortifère écocide raciste du monde tel qu’il est. ». L’acteur Paul Dano, membre du jury officiel à Cannes, a rappelé que sa femme Zoé Kazan se bat, en ce moment même, au sein du mouvement de grève des scénaristes à Hollywood, pour une revalorisation des rémunérations à l’ère du streaming. Dans la presse française, les tribunes se succèdent, les unes pour protester contre les réécritures et modifications apportées aux œuvres, une première dans un pays où l’auteur était jusqu’à présent roi, les autres pour dénoncer la présence sur le tapis rouge, en ouverture du festival, « d’hommes et de femmes qui agressent ». L’acteur Johnny Depp et la réalisatrice et actrice Maïwenn, mis à l’honneur à l’ouverture du festival, sont tous deux accusés, l’un de violence envers sa femme Amber Heard [i], et l’autre d’avoir agressé le journaliste Edwy Plenel dont le media en ligne Mediapart avait mis en cause « le comportement sexuel inapproprié » de Luc Besson (ex-mari de Maïwenn) envers plusieurs femmes. La « grande famille du cinéma » ressemble de plus en plus à l’univers impitoyable de Dallas.

Sur scène, après un court plaidoyer très peu inspiré du président du jury Ruben Östlund pour les salles de cinéma, on a surtout vu Michael Douglas (recevant une Palme d’honneur) et Catherine Deneuve (qui figure sur l’affiche officielle), 78 ans tous les deux. Sans remettre en cause ni le talent ni l’exemplaire carrière de ces deux personnalités, l’image avait quelque chose d’une fin de règne. Après son poème, Deneuve a d’ailleurs oublié ce pourquoi elle était là : ouvrir le Festival. Elle a dû être rappelée à l’ordre par Chiara Mastroianni, très nerveuse maîtresse de cérémonie… et fille de Catherine Deneuve. L’ouverture du 76e Festival de Cannes s’est ainsi faite dans un certain bafouillage, beaucoup d’hésitations et un curieux manque d’entrain.

Jeanne Du Barry (c) Le Pacte

Jeanne à Versailles

Le film qui a suivi n’a pas vraiment rectifié le tir. Mettant donc en vedette les contestés Maïwenn et Johnny Depp, Jeanne du Barry raconte l’histoire d’une jolie fille, née roturière, qui va charmer tour à tour quelques dignitaires et enfin le roi Louis XV lui-même. Mais comme elle n’est pas noble, la présence de Jeanne (Maïwenn, également réalisatrice du film) à la Cour de Versailles est jugée scandaleuse par les courtisans et courtisanes, et ce d’autant plus qu’elle jette aux orties quelques convenances et rituels bien établis. Elle s’habille en homme, relâche ses cheveux, va à la chasse, regarde le roi (Johnny Depp) dans les yeux, voire lui tourne le dos plutôt que de reculer à petit pas en s’inclinant devant lui ! Une bonne partie du film consiste à se moquer (gentiment) de ce cérémonial obsolète. Jeanne y arrive d’autant plus facilement que le roi est lui-même visiblement lassé d’un protocole qui semble faire de lui un prisonnier dans une cage dorée, plutôt que le souverain d’une des grandes nations de l’époque.

Maïwenn et Johnny Depp dans Jeanne Du Barry (c) Le Pacte

Il paraît que Louis XV était un homme taciturne et secret. Dans le rôle, Johnny Depp est curieusement décalé, un peu comme s’il se trouvait dans une comédie des Monty Python alors que les autres se croiraient dans un grand film patrimonial. Son Louis XV paraît moins secret que creux, dénué de toute personnalité. Les quelques phrases qu’il prononce avec application (et un léger accent) semblent parvenir d’outre-tombe. A l’écran ne sont perceptibles ni l’amour ni même la complicité que les deux amants sont supposés partager. La presse a colporté les relations tendues entre Maïwenn et Johnny Depp sur le tournage. Tension qui se ressent à l’écran : il ne se passe tout simplement rien entre les deux acteurs.

Dans la France d’aujourd’hui, qui prétend faire tomber la Cinquième République et multiplie les mouvements sociaux, on se demande comment ce message vaguement antirévolutionnaire sera reçu.❞

La plupart des autres rôles sont réduits à la portion congrue, à l’exception du Duc de Richelieu (Pierre Richard) et de La Borde, interprété par Benjamin Lavernhe. Ce dernier parvient à conférer de l’épaisseur à un personnage pourtant résumé ici à son rôle de valet de chambre du roi alors qu’il était (selon Wikipedia) aussi et surtout compositeur, historien et amateur d’art.

Transfuge de classe

Benjamin Lavernhe et Maïwenn dans Jeanne Du Barry (c) Le Pacte

Tout le reste de l’entourage du roi est ramené à des stéréotypes (ses filles, aussi bêtes que méchantes), le dauphin et futur Louis XVI (suprêmement introverti!), le serviteur noir (soumis et fidèle) ou est tout simplement inexistant (le Duc d’Aiguillon, la Comtesse de Noailles, la mère de Jeanne). A la Cour de Louis XV, il y avait des intrigues politiques, des rivalités et des alliances. La politique intérieure et extérieure de la France, de même que la religion, ont dû jouer un rôle. Il y avait tout un monde à décrire que Maïwenn réduit à la duchesse Du Barry (et donc à son personnage) et à une simple affirmation : la Du Barry n’était pas acceptée parce qu’elle était une « transfuge de classe ». Mais de cette « classe », du peuple qui va un peu plus tard faire la révolution, il n’est pas question non plus. La révolution n’est nommée que par la voix off à la fin du film, pour nous dire que Jeanne Du Barry et le gentil Louis XVI, qui n’a cessé de la défendre, ont été guillotinés. Dans la France d’aujourd’hui, qui prétend faire tomber la Cinquième République et multiplie les mouvements sociaux, on se demande comment ce message vaguement antirévolutionnaire sera reçu. Et pourquoi les frères Dardenne ont coproduit ce film !

Il y a presque cinquante ans, Bertrand Tavernier tournait Que la fête commence… (disponible sur a-z.lu) et racontait l’histoire du Duc d’Orléans, qui assurait la régence durant l’enfance du même Louis XV. Tavernier mettait alors en scène un film historique qui était aussi une œuvre réellement subversive, jouissive et profondément mélancolique. Il y avait des personnages, des intrigues, une favorite, des révoltes et un discours politique. A la fin, des paysans mettent le feu au carrosse royal. Ce film de 1975 reflète mieux que celui de Maïwenn l’époque qui est la nôtre.


[i] Johnny Depp a perdu un premier procès pour diffamation contre le journal The Sun qui l’avait qualifié de « wife beater ». Un deuxième procès, également pour diffamation, cette fois intentée à Amber Heard, a abouti à la condamnation des deux ex-époux pour diffamation (l’un envers l’autre). Les deux parties ont passé un accord qui a permis à Johnny Depp d’encaisser un million de dollars. Le deuxième procès a eu un énorme retentissement, notamment parce que des milieux masculinistes se sont acharnés sur Amber Heard, la ridiculisant et la harcelant sur les réseaux sociaux en décridibilisant de façon générale les victimes de violences conjugales.  

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