« Le Grand-Duc nomme et révoque les membres du gouvernement »

Le recours de Félix Braz devant le juge administratif examiné sous l’angle juridique et institutionnel

À l’instar de la plupart des Etats européens, le Luxembourg réserve au chef de l’Etat le pouvoir formel de nomination des ministres et secrétaires d’Etat. Quel que soit le régime politique, la nomination du chef du gouvernement et des autres membres du gouvernement revient généralement au monarque respectivement au président de la République, chefs de l’exécutif.

Les nominations des ministres sont contresignées par un membre du gouvernement, qui par sa signature en assume la responsabilité politique. En fait, les nominations ministérielles sont proposées par les partis respectifs qui composent la majorité gouvernementale au parlement, chaque composante de la majorité désignant les titulaires pour les postes qui lui sont attribués en vertu de l’accord de coalition.

Les statuts des différents partis de gouvernement règlent d’ailleurs la procédure interne à suivre dans ce cas de figure. Ainsi au CSV cette compétence revient au conseil national, à confirmer par le congrès national (art. 42 des statuts), au LSAP il s’agit d’une compétence du conseil général (art. 28 (3) des statuts), au DP c’est le comité directeur du parti qui décide (art. 17.1 des statuts) et chez Déi Gréng la décision sur la proposition de nomination revient au congrès national (art. 13 des statuts).

Ni les partenaires de coalition, ni le formateur du gouvernement respectivement le Premier ministre n’ont une réelle emprise sur les choix de personnes opérés par les autres partis. Il en est de même pour le Grand-Duc qui entérine les propositions qui lui sont soumises. Depuis l’expérience malheureuse de la Grande-Duchesse Marie Adélaïde, plus aucun chef de l’Etat n’a tenté d’exercer une influence directe sur le choix des membres du gouvernement. Il suffit que l’équipe gouvernementale dispose de la confiance de la majorité parlementaire, même si le vote de confiance en usage depuis les années 1970 en début de législature ne fait expressément référence qu’au programme du gouvernement.

Le rôle prépondérant des partis politiques

La pratique institutionnelle et politique diffère donc considérablement du texte de l’article 77 de la Constitution qui semble laisser « au Grand-Duc la liberté absolue de choisir des ministres qui sont des hommes de confiance et qui exercent avec lui le pouvoir exécutif ».1 Le pouvoir de proposition de nomination revient, en fait, aux partis politiques. Ce choix est formalisé par arrêté grand-ducal. En fonction de la règle du parallélisme des formes, la révocation des ministres se fait selon un schéma identique. L’initiative ne peut venir du seul Premier ministre voire du Grand-Duc, elle vient soit de la personne concernée, soit de son parti, sinon on entre dans une crise politique.

Tant la nomination que la révocation du ministre sont donc des actes politiques. Elles peuvent intervenir à tout moment. Les membres du gouvernement sont considérés comme révocables ad nutum. Tel est du mois la position de la doctrine luxembourgeoise et internationale à ce sujet. Très rares sont en effet les Constitutions qui ont pris soin de régler la question des démissions ou révocations individuelles des ministres. Les seules règles qui existent parfois concernent soit le chef du gouvernement, soit la démission ou révocation collective du gouvernement.

Au Luxembourg nous ne connaissons pas de Minister­gesetz, une loi déterminant le statut d’un membre du gouvernement. Un tel projet, pourtant invoqué à plusieurs reprises par l’ancien Premier ministre Jean-Claude Juncker, n’a jamais vu le jour. On doit se référer à la Constitution, à l’arrêté royal grand-ducal modifié du 9 juillet 1857 portant organisation du Gouvernement grand-ducal, et à l’arrêté grand-ducal du 14 novembre 2014 fixant les règles déontologiques des membres du Gouvernement et leurs devoirs et droits dans l’exercice de la fonction. D’autres aspects relatifs au statut des membres du gouvernement sont abordés dans diverses lois concernant la fonction publique (traitement et régime de pension spécial des membres du gouvernement). Le volet du traitement d’attente est réglé par l’article 40 (1) de la loi modifiée du 25 mars 2015 fixant le régime des traitements et les conditions et modalités d’avancement des fonctionnaires d’Etat. Le statut général des fonctionnaires n’est pas applicable aux membres du gouvernement.

Relevons encore que le régime de la responsabilité pénale des ministres reste plus qu’imparfait, la loi d’exécution, pourtant prévue depuis 1868 par l’article 82 de la Constitution, déterminant les cas de responsabilité, les peines à infliger et le mode de procéder, soit sur l’accusation admise par la Chambre, soit sur la poursuite des parties lésées, n’ayant jamais été votée. On demeure sous l’empire des dispositions transitoires de l’article 116.

Le recours introduit par l’ancien ministre Félix Braz contre l’arrêté grand-ducal du 11 octobre 2019 accordant démission honorable de ses fonctions de Vice-Premier ministre et de ministre de la Justice est unique en son genre, non seulement pour le Luxembourg, mais également pour d’autres démocraties européennes. Le seul cas tant soit peu comparable est celui du commissaire européen maltais John Dalli qui, après avoir quitté son poste en octobre 2012, a contesté devant le Tribunal de l’Union européenne la prétendue décision du président de la Commission européenne de l’époque de mettre fin à ses fonctions.2

Une décision à venir qui fera jurisprudence

Juridiquement l’affaire pendante devant le tribunal administratif est intéressante, humainement elle est déchirante et politiquement elle peut se révéler explosive. Elle est le résultat de différents facteurs dont les principaux sont une législation incomplète sur les ministres, la volonté d’un gouvernement d’appliquer strictement les règles en vigueur, le souci d’un parti de sortir rapidement d’une phase de fortes turbulences auxquels s’ajoute le désenchantement d’un ancien ministre et de ses proches durement frappés par le sort.

« Démission honorable est accordée, en raison de son état de santé, à Monsieur Félix Braz, Vice-Premier Ministre, Ministre de la Justice, avec remerciements pour ses bons et loyaux services. »

La formule employée dans l’arrêté grand-ducal est équivoque. S’agit-il d’une démission ou d’une révocation à l’insu de l’intéressé ? Son sens se révèle lorsqu’on la rapproche de la formule consacrée depuis très longtemps en cas de fin de mandat de ministre : « Démission honorable est accordée, à sa demande, à Monsieur/Madame X, […], avec remerciements pour bons et loyaux services. » En 1999, en quittant le gouvernement au moment de la mise en place d’un nouveau gouvernement de coalition, j’ai personnellement fait l’objet d’un tel arrêté de démission, sans avoir préalablement introduit une démission écrite ou orale. Traditionnellement un tel acte formel n’est pas exigé. Il n’y a jamais eu de contestations à ce sujet.

Le recours en réformation sinon en annulation de l’arrêté grand-ducal précité risque de se heurter à un double obstacle :

  1. l’incompétence du tribunal administratif,
  2. l’irrecevabilité de la demande.

L’arrêté grand-ducal du 11 octobre 2019 accordant démission honorable constitue-t-il une décision administrative individuelle faisant grief, ouvrant un recours devant le tribunal administratif, ou est-on en présence d’un acte à caractère purement politique qui, d’après la théorie des « actes de gouvernement », échappe à tout contrôle juridictionnel ?

Cette théorie a pris naissance en France au XIXe siècle. Si les juridictions administratives belges sont très réticentes à l’appliquer, elle continue d’être utilisée en France, même si son périmètre d’application s’est rétréci au fil du temps. Dans le passé, les juges administratifs français ont par exemple refusé d’examiner des contestations de certaines nominations politiques comme celles des membres du Conseil constitutionnel. Son fondement juridique réside dans le principe de la séparation des pouvoirs. En Espagne, une loi a mis fin à l’immunité juridictionnelle des actes politiques.

Jusqu’à présent la jurisprudence luxembourgeoise a plutôt suivi la jurisprudence française en la matière. Mais certaines décisions récentes tant de la Cour administrative que de la Cour constitutionnelle indiquent une tendance à élargir le contrôle juridictionnel sur les lois et les décisions du gouvernement, mettant en avant les principes de l’Etat de droit, notion expressément consacrée par nos juges constitutionnels comme principe fondamental à valeur constitutionnelle. Dans le même arrêt du 28 mai 2019, la Cour constitutionnelle a retenu que le principe de l’accès à un juge et celui du recours effectif étaient également des principes à valeur constitutionnelle.3

Il importe cependant de relever que dans un arrêt du 26 janvier 2021, la plus haute juridiction administrative du pays a expressément consacré la théorie des actes de gouvernement, en retenant qu’ « il convient de dégager que le contentieux administratif visé par l’article 95bis de la Constitution, dans un Etat de droit implique que le juge administratif est incompétent pour connaître des décisions des autorités administratives à contenu purement politique, de même que de celles opérant un choix politique, de même encore qu’échappent à son contrôle les questions d’opportunité politique ».4

Passé le cap de la compétence, le recours de Félix Braz pourrait se heurter à un moyen d’irrecevabilité. En règle générale, en cas d’absence de recours légaux particuliers, les décisions administratives individuelles faisant grief peuvent faire l’objet d’un recours en annulation dans les trois mois qui suivent la notification de la décision ou du moment où le concerné a pu en prendre connaissance. Ce délai a été dépassé dans le cas examiné.

L’ancien ministre invoque les dispositions du règlement grand-ducal du 8 juin 1979 relatif à la procédure à suivre par les administrations relevant de l’Etat et des communes, la procédure administrative non contentieuse (PANC). Les règles de la PANC sont également mises en avant sur le fond de l’affaire. Selon ces dispositions, le défaut d’indiquer certaines informations sur les voies de recours est sanctionné par le non-déclenchement des délais de recours. Dans cette hypothèse, le recours d’ordinaire tardif devient recevable.

Encore faut-il que les règles de la PANC s’appliquent au litige. Cette question risque, le cas échéant, de faire l’objet d’interprétations contraires. D’une part, la jurisprudence a défini de façon large le champ d’application de la PANC. Elle « est d’application générale dans le domaine administratif, y compris dans les relations du fonctionnaire avec sa propre administration ».5 D’autre part, se pose la question de savoir si le ministre peut être considéré comme administré dans ce contexte. Par ailleurs, la procédure de nomination et de révocation d’un membre du gouvernement est déterminée par la Constitution et non pas par la loi. Le règlement grand-ducal précité de 1979 est-il applicable ? Le juge administratif devra, le cas échéant, trancher cette question subsidiaire.

La composition de la Chambre des députés

D’après l’article 54 (3) de la Constitution, « le député qui a été appelé aux fonctions de membre du Gouvernement et qui quitte ces fonctions, est réinscrit de plein droit comme premier suppléant sur la liste sur laquelle il a été élu ». En vertu de cette disposition constitutionnelle, un ancien ministre, précédemment élu comme député, peut retrouver un siège à la Chambre des députés durant la législature en cours, sous condition toutefois qu’un siège devienne vacant pour son parti dans la circonscription dans laquelle il a été élu. Depuis le départ de Félix Braz du gouvernement, ce cas de figure ne s’est pas présenté.

Il n’appartient pas au gouvernement, mais au parlement de faire appliquer la règle constitutionnelle précitée. « La Chambre vérifie les pouvoirs de ses membres et juge les contestations qui s’élèvent à ce sujet » (art. 57 de la Constitution). Le Règlement de la Chambre des députés, dans son chapitre relatif à la vérification des pouvoirs, précise la procédure à suivre. D’après l’article 6 (1) du Règlement, « lorsqu’une vacance (…) se produit, il est pourvu au remplacement du député dont le siège est devenu vacant en se fondant sur l’ordre de classement des suppléants visé à l’article 4 (3) et approuvé par la Chambre dans les conditions prévues à l’article 4 (5), ainsi qu’en tenant compte, le cas échéant, des éléments ayant affecté cet ordre de classement ».

La démission d’un ministre constitue évidemment un élément affectant l’ordre de classement des suppléants sur une liste. En cas de vacance d’un siège de député, la Chambre en tient compte. Cette hypothèse s’est réalisée par exemple après la démission du secrétaire d’Etat André Bauler qui, en 2014, a retrouvé son siège de député après son remplacement au gouvernement par le député Marc Hansen, élu comme lui sur la liste de la circonscription Nord du DP.

Le principe de l’égalité des citoyens devant la loi

Une dernière question juridique mérite d’être débattue : celle de l’interprétation de l’article 10bis de la Constitution qui dispose que « les Luxembourgeois sont égaux devant la loi ». Il est invoqué à l’appui du second recours de Félix Braz, cette fois dirigé contre une décision du 30 octobre 2019 du directeur du Centre de gestion du personnel et de l’organisation de l’Etat fixant son traitement d’attente. Il y est question de discrimination d’un ministre par rapport à certains fonctionnaires occupant des fonctions dirigeantes dans les administrations et services de l’Etat, auxquels la loi modifiée du 9 décembre 2005 réserve un statut particulier en cas d’« incapacité durable d’exercer leurs fonctions ».

Depuis l’instauration du contrôle de la constitutionnalité des lois, c’est certainement le principe de l’égalité des Luxembourgeois devant la loi qui a été évoqué le plus souvent devant le juge constitutionnel. La Cour constitutionnelle a eu l’occasion de préciser que ce principe ne s’entend pas dans un sens absolu. Il « requiert que tous ceux qui se trouvent dans la même situation de fait et de droit soient traités de la même façon » et que « la spécificité se justifie si la différence de condition est effective et objective, si elle poursuit un intérêt public et si elle revêt une ampleur raisonnable ».6

Il appartiendra donc au juge administratif d’examiner d’emblée si un ministre et un haut fonctionnaire occupant une fonction dirigeante se trouvent dans une situation comparable. Dans une deuxième étape, il devra trancher, le cas échéant, la question de savoir si la distinction de régime se justifie d’après les critères préindiqués. En d’autres termes, se pose la question de savoir si un ministre qui dirige un département ministériel se trouve dans une situation comparable à celle d’un chef d’administration.

Il y a lieu de rappeler qu’un ministre qui quitte le gouvernement a droit à un traitement d’attente qui diminue dans le temps et prend fin au plus tard après deux ans. Il peut se voir proposer un poste de chef d’administration ou de juge de rang supérieur. Le dernier à avoir bénéficié de ce régime était l’ancien secrétaire d’Etat Jos Schaack, devenu après la fin de sa fonction de membre du gouvernement directeur de l’Administration des douanes et accises. Il est vrai que le régime spécial des membres du gouvernement n’envisage pas l’hypothèse d’une incapacité durable d’exercer leurs fonctions.

*

Il ne peut être complètement exclu que la classe politique se résolve à légiférer dans ce domaine du statut juridique des membres du gouvernement. Qu’elle le fasse avec doigté et précision en ciblant uniquement un cas de rigueur.

Il faut éviter la fâcheuse impression de vouloir créer des privilèges par rapport au commun des mortels. Qu’il s’agisse des ministres ou des députés, ils doivent se rendre à l’évidence qu’ils bénéficient d’un régime de faveur si l’on évalue leur situation financière dans l’ensemble. En abusant de la tactique du cherry picking, ils pourraient bien déclencher une polémique aux aboutissements incertains. Il faut raison garder !  

  1. Pierre Majerus, L’État luxembourgeois. Manuel de droit constitutionnel et de droit administratif, Luxembourg, 1990, p. 173.
  2. Arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 12 mai 2015, Dalli/Commission, n° T-562/12.
  3. Arrêt de la Cour constitutionnelle du 28 mai 2019, n° 00146, Mémorial A383, 04/06/2019.
  4. Arrêt de la Cour administrative du 26 janvier 2021, n° 44997C.
  5. Fernand Schockweiler/Alex Bodry, La procédure administrative non contentieuse et le contrôle de l’administration en droit luxembourgeois. Le citoyen et l’administration,
    Luxembourg, Editions Paul Bauler, 2004, p. 28.
  6. Arrêt de la Cour constitutionnelle du 13 novembre 1998, n° 2/98, Mémorial A102, 08/12/1998.

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