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76e Festival de Cannes
Une affaire de point de vue
Avec sept sur vingt-et-un films sélectionnés en compétition1, les réalisatrices étaient plus présentes que jamais au 76e Festival de Cannes. Ayant établi ce nouveau « record », le délégué général Thierry Frémaux – toujours très agacé quand on évoque le sujet – aimerait maintenant que l’on passe à autre chose ! Mais 33 %, c’est encore loin de la parité ! D’autant que, comme certains n’ont pas manqué de le faire remarquer, Frémaux semble avoir une prédilection pour les femmes qui suscitent la polémique. Vous voulez des réalisatrices ? Eh bien, vous aurez Catherine Corsini – accusée de ne pas avoir respecté la loi relative à la protection des comédiens mineurs –, Catherine Breillat – qui s’était risquée, au moment du mouvement #MeToo, à une comparaison douteuse entre la dénonciation des prédateurs sexuels par #balancetonporc et celle des Juifs durant l’occupation nazie2 – ou encore Maïwenn, qui s’est vantée à la télévision d’avoir physiquement agressé le journaliste Edwy Plenel de Mediapart et a mis en vedette Johnny Depp dans son film Jeanne Du Barry, présenté (hors compétition) en ouverture du festival.
Depp s’est récemment retrouvé au centre de deux procès hypermédiatisés visant chacun à établir s’il a ou non maltraité son ex-femme Amber Heard. Le deuxième procès a eu un énorme retentissement, notamment parce que des milieux masculinistes se sont acharnés sur Amber Heard, la ridiculisant et la harcelant sur les réseaux sociaux, tout en décrédibilisant de façon générale les victimes de violences conjugales. Au final, les jugements sont assez alambiqués, mais Johnny Depp n’a nullement été « innocenté », comme l’a faussement proclamé le distributeur français du film3.
La présence de Maïwenn et Depp sur les marches de Cannes a provoqué un malaise palpable. Corsini et Breillat, toutes deux en compétition officielle, sont reparties les mains vides. C’est Justine Triet qui a remporté la Palme d’or avec Anatomie d’une chute, qui démontre fort à propos que si « dans un Etat de droit, la justice doit avoir le monopole de la sanction, elle n’a pas celui de la vérité4 ».
Rapports de force
Tout procès établit un rapport de force dans lequel chaque partie essaie d’imposer son point de vue. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’accusée dans Anatomie d’une chute est une écrivaine. Sandra (Sandra Hüller) nous est présentée d’emblée comme une personne qui contrôle ce qu’elle divulgue d’elle-même. Au début du film, on la découvre en train d’esquiver les questions d’une étudiante venue l’interroger sur ses romans. Peu après, son mari Samuel est retrouvé mort, écrasé au pied de leur grand chalet, par Daniel, leur jeune fils aveugle (Milo Machado Graner). Au moment de la chute, Sandra était seule dans le chalet avec Samuel. Il est vite établi qu’il n’a pas pu tomber par accident. Alors Sandra l’a-t-elle poussé ou s’est-il suicidé ?

Consciente qu’elle va être accusée du meurtre, Sandra prend très vite la main sur le récit. Avec l’aide d’un ami avocat (Swann Arlaud), elle met au point la narration qu’elle présentera à la police et au tribunal. Or, les faits n’ayant pas pu être établis avec certitude, tout ce qui est dit au procès sera matière à interprétation. Sandra intégrait des éléments autobiographiques dans ses romans que le procureur (interprété avec une belle pugnacité par Antoine Reinartz) va soumettre à une analyse littéraire très orientée. De son côté, Samuel – écrivain raté – se confiait à un psychologue qui vient brosser au tribunal un portrait peu amène de Sandra. Près de deux heures durant, Sandra et le procureur se livrent un duel verbal – bilingue, qui plus est ! – de haute tenue, dans lequel chaque mot compte. Mais alors que le procureur ne s’adresse qu’au jury, Sandra doit tenir compte de la présence de Daniel qui, à son tour, se voit obligé de réinterpréter ce qu’il croyait savoir sur ses parents. Justine Triet construit une œuvre passionnante sur l’essence même de tout discours : quels moyens rhétoriques et quels arguments les personnages utilisent-ils, et dans quel but ; avec quel a priori les écoute-t-on ; de qui le public est-il amené à épouser le point de vue ; que nous cache-t-on ? Et pourquoi ?
En recevant la Palme d’or, Justine Triet s’est, de façon inopinée, retrouvée elle-même dans le rôle de l’accusée pour avoir déclaré : « La marchandisation de la culture que le gouvernement néolibéral défend est en train de casser l’exception culturelle française sans laquelle je ne serais pas là devant vous. » L’exception culturelle française, c’est l’idée que la culture n’est pas un simple produit de consommation, que la valeur de la culture ne se mesure pas aux recettes et que tous les films ne doivent pas nécessairement être « rentables ». La petite phrase de la lauréate a déclenché en France un véritable tsunami, les uns la félicitant d’avoir ainsi profité de la tribune qui lui était offerte, les autres la traitant d’enfant gâtée et de privilégiée. Avant même que le festival ne démarre, la Société des réalisatrices et réalisateurs de films (SRF) et la Société civile des auteurs réalisateurs et producteurs (ARP) avaient pourtant publié dans le journal Libération une tribune5, s’inquiétant des prescriptions et modifications imposées aux cinéastes au nom de raisons commerciales. Lors de l’ouverture de la Quinzaine des cinéastes, des représentants de laSRF avaient prononcé un discours6 dans lequel ils et elles dénonçaient à nouveau le formatage des œuvres audiovisuelles, la menace pesant sur la chronologie des médias7 et la privatisation de certaines subventions. C’est pourtant grâce à cette exception française que le cinéma hexagonal est non seulement le seul, dans les pays occidentaux, à tenir tête au rouleau compresseur hollywoodien, mais qu’il finance aussi une grande partie de la production mondiale8 !

Un autre grand film judiciaire a marqué ce festival, Le Procès Goldman réalisé par Cédric Kahn et présenté en ouverture de la Quinzaine des cinéastes. A l’exception d’une courte introduction, Kahn situe l’ensemble de son récit dans la salle du tribunal où a eu lieu en 1976 le procès de Pierre Goldman, révolutionnaire et écrivain gauchiste, accusé d’avoir tué deux pharmaciennes lors d’un braquage. Goldman était un intellectuel charismatique, adulé par l’intelligentsia parisienne et auteur d’un ouvrage à succès intitulé Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France. Au procès, il nie avoir commis les deux meurtres et attaque violemment l’Etat français et sa police qu’il qualifie de raciste. Le film est à la fois une reconstitution historique et une passionnante joute oratoire au cours de laquelle Goldman tente d’imposer sa vérité et sa vision de la France au jury, au procureur et même à son propre avocat Georges Kiejman (interprété par Arthur Harari qui est aussi… le coscénariste de Anatomie d’une chute !) dont il vole les effets de manche, tout en risquant sa vie (la peine de mort existait encore). Comme dans le film de Triet, il y aura un verdict à la fin, mais aucune certitude.
Comme au cinéma
A une époque où, comme au temps de Goldman, les discours tendent à devenir idéologiques et binaires, mais à une époque aussi où la frontière entre réalité et fiction n’est plus clairement identifiable, thématiser la question du regard, de la perspective et de la mise en scène devient un enjeu crucial. De nombreux auteurs à Cannes ont explicitement rendu visible leur dispositif cinématographique, mis à nu des « ficelles » scénaristiques ou choisi comme protagonistes des acteurs et des actrices. Après plus de deux heures et demie de film réaliste, en plein milieu d’une séquence, le réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan montre ainsi, dans Les Herbes sèches, son personnage principal ouvrant une porte qui le mène sans crier gare au studio de cinéma dans lequel a été construit l’appartement où se passait l’action jusque-là. Il le traverse, ouvre une autre porte et se retrouve dans la fiction. Dans The Zone of Interest, Jonathan Glazer nous installe dans la villa de Rudolf Höβ, construite juste de l’autre côté des barbelés entourant le camp d’extermination d’Auschwitz dont Höβ était le commandant. Vers la fin du film, le protagoniste semble traverser soudain le temps et franchir un quatrième mur invisible pour nous catapulter dans les couloirs de l’actuel musée d’Auschwitz, avant que le personnage et l’action ne reprennent leur cours. Cet effet brechtien devient encore plus central dans Les Filles d’Olfa de la Tunisienne Kaouther Ben Hania, documentaire en compétition officielle, sur la radicalisation de deux adolescentes. Des actrices viennent s’adjoindre aux « vrais » personnages qui rejouent leur vie devant la caméra, tout en rivalisant pour imposer chacune son interprétation des événements. Dans un autre documentaire, Little Girl Blue (en séance spéciale), la réalisatrice Mona Achache filme Marion Cotillard se glissant dans la peau et les vêtements de la mère d’Achache. La cinéaste calque ensuite la voix enregistrée de sa mère sur le corps de l’actrice qui l’interprète. Elizabeth Berry (Natalie Portman) est elle aussi une actrice cherchant à se glisser dans le rôle d’un personnage réel nommé Grace (Julianne Moore) dans May December (Todd Haynes). Scarlett Johansson interprète une actrice momentanément empêchée de jouer dans Asteroid City (Wes Anderson). Nanni Moretti et Michel Gondry imaginent tous deux des réalisateurs qui leur ressemblent beaucoup, dans leurs films intitulés respectivement Sol dell’avvenire et Le Livre des solutions (Quinzaine des cinéastes). Le premier reconstitue le tournage d’un film fictif, tout en nous offrant une petite leçon d’analyse cinématographique (et une claque à Tarantino !), alors que le deuxième met en scène un cinéaste incapable de finir la postproduction de son film, étape par ailleurs rarement montrée à l’écran. Sans mentionner directement le cinéma, c’est néanmoins Hirokazu Koreeda qui reprend dans Monster le concept du point de vue de la façon la plus littérale qui soit : il nous raconte trois fois la même histoire, vue à travers les yeux de trois personnages différents.
Arrière-saisons
Alors qu’en compétition officielle, les réalisatrices sont en minorité, une autre constante de ce 76e festival a été la présence de personnages féminins complexes, qui ne sont plus des midinettes. Sandra et Hedwig Höβ, les deux femmes interprétées par Sandra Hüller dans Anatomie d’une chute et The Zone of Interest, ont une quarantaine d’années. Courtisée par Benoît Magimel (qui a dix ans de moins qu’elle), Juliette Binoche se déclare « à l’automne de sa vie » dans La Passion de Dodin Bouffant, impayable film patrimonial mettant en vedette la France, ses manoirs, ses vins, sa cuisine, et qui a abouti on ne sait comment en compétition officielle. Les Feuilles mortes d’Aki Kaurismäki raconte une histoire d’amour entre deux êtres solitaires, plus très jeunes, à la recherche d’un peu de bonheur dans un monde dominé par l’injustice et la guerre. La quadragénaire Aïssatou Diallo Sagna commence, dans Le Retour (Catherine Corsini), une brève histoire d’amour avec un ancien ami. Dans L’Eté Dernier de Catherine Breillat, Léa Drucker est une avocate d’une cinquantaine d’années qui trompe son vieux mari avec le fils de 17 ans de ce dernier. Julianne Moore fait mieux. Dans May December, elle interprète Grace qui, à 37 ans, est tombée amoureuse d’un garçon qui en avait tout juste 13 ! Dans Sol dell’avvenire, le plus beau rôle est celui de la femme du cinéaste qu’interprète Nanni Moretti. Elle est jouée par Margherita Buy, plus jeune que Moretti, mais qui a néanmoins, elle aussi, une soixantaine d’années quand, lassée de son mari, elle décide de refaire sa vie. Et il faut sans doute voir comme un signe positif que personne n’a rien trouvé à redire au fait qu’à 47 ans, Maïwenn interprète la Du Barry, qui était pourtant tout juste âgée de 25 ans quand elle a rencontré Louis XV.

Tout cela est-il bon ou mauvais signe ? L’âge de ces protagonistes démontre-t-il qu’on a (enfin) dépassé un jeunisme discriminatoire pour les actrices ? Ou bien reflète-t-il plus simplement celui des cinéastes… ou celui du public ciblé ? La moyenne d’âge des cinéastes sélectionnés en compétition était cette année de 60 ans, les femmes étant nettement plus jeunes (51 ans), alors que les hommes avaient en moyenne 64,6 ans. Deux réalisateurs ont même dépassé les 80 ans. Annoncé comme le dernier film de Ken Loach (86 ans), The Old Oak est aussi malheureusement le film de trop, une sorte de feel-good movie humaniste, sans la colère ni le mordant habituels du réalisateur. Marco Bellocchio (83 ans) continue en revanche avec brio, dans L’Enlèvement, son salutaire combat contre toutes les formes d’abus de pouvoir, surtout s’ils émanent du Vatican. Son film raconte l’enlèvement, au XIXe siècle, d’un enfant juif par le pape Pie IX qui – sous prétexte que le bambin aurait été baptisé en secret par une servante – se dit obligé de lui assurer une éducation catholique relevant du bourrage de crâne. Il montre aussi une caste de privilégiés s’accrochant à leurs prérogatives, alors même que le monde est en train de changer. Ce qui est finalement une assez juste représentation de ce que nous vivons aujourd’hui.
1 Sauf indication contraire, tous les films mentionnés ont été présentés en compétition officielle.
2 https://tinyurl.com/weinstein-me-too (toutes les pages Internet auxquelles il est fait référence dans cette contribution ont été consultées pour la dernière fois le 11 juin 2023).
3 https://www.dailymotion.com/video/x8l55d7
4 https://tinyurl.com/le-monde-me-too
5 https://tinyurl.com/censure-au-cinema
6 https://www.la-srf.fr/article/discours-douverture-de-la-55e-quinzaine-des-cin%C3%A9astes
7 La chronologie des médias désigne les délais dans lesquels les diffuseurs (salles de cinéma, télévision, DVD/Blu-ray, plateformes SVOD) ont le droit de mettre à disposition une œuvre cinématographique. Bien qu’elle soit prévue dans une directive européenne de 1997, seule la France l’a formellement intégrée dans sa réglementation nationale. C’est cette réglementation qui interdit par exemple qu’un film soit mis à disposition parallèlement en salle et sur une plateforme. D’autres pays utilisent le même concept, mais l’appliquent de façon plus flexible.
8 https://www.forum.lu/2019/07/15/lavenir-du-cinema-dauteur-international-se-joue-en-france/
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