Porté de bout en bout par le jeu infiniment nuancé de Sandra Hüller, une mise en scène minutieusement réglée et une petite musique lancinante, Anatomie d’une chute de Justine Triet (Victoria, 2016; Sibyl, 2019) se révèle une superbe Palme d’Or.

Anatomie d’une chute est ce qu’on appelle un film de procès, mais il commence dans un chalet, quelque part dans la montagne. On découvre l’intérieur de la maison. Il y a un chien aux yeux très bleus (qui a reçu la Palme Dog à Cannes!), un escalier, un gamin qui lave le chien à l’étage. Et deux femmes qui conversent au rez-de-chaussée en buvant un verre de vin. On comprend qu’elles ne se connaissent pas, que l’une est venue interviewer l’autre. Elles sont toutes deux filmées en gros plan, mais puisque l’écrivaine Sandra Voyter est jouée par une actrice connue – Sandra Hüller – c’est elle qu’on scrute avec le plus de curiosité. On se met à la place de Zoé (Camille Rutherford), l’étudiante venue l’interroger sur son œuvre. Comme Zoé, on se demande qui est vraiment cette Sandra Voyter, auteure à succès. Plus précisément, il est question de la part du réel dans la fiction qu’elle écrit. Mais c’est Sandra qui dirige la discussion. Plutôt que de répondre aux questions, elle les esquive et en pose à son tour. Elle semble flirter avec Zoé en lui témoignant un intérêt un peu déplacé dans ce contexte.
La conversation est interrompue par une musique tonitruante qui les empêche de s’entendre. C’est son mari, explique Sandra : Samuel – qu’on ne voit pas – met la musique (vraiment très) fort quand il travaille. Elle propose de continuer l’interview un autre jour, dans un autre endroit.[i] Une fois Zoé redescendue au village, on reste avec le jeune Daniel (Milo Machado Graner), le fils malvoyant de Sandra et Samuel, qui part en promenade avec le chien. La réalisatrice nous éloigne de la maison. Ce laps de temps, entre le départ de Daniel de la maison et le moment où le gamin revient au chalet, sera le principal angle mort du film, analysé, disséqué, fantasmé tout au long du procès à venir. Car quand Daniel revient, il trouve son père écrasé au pied du chalet.

Il s’avère rapidement qu’il n’a pas pu tomber. Alors, a-t-il sauté ou a-t-il été poussé ? Le médecin qui pratique l’autopsie ne peut pas le dire. C’est de l’enquête et du procès que devra surgir la manifestation de la vérité, conclut-il. Justine Triet ne s’attarde pas outre mesure sur l’enquête. Tout juste établit-elle que Daniel n’est pas sûr de ce qu’il a entendu avant de partir. Ses parents se sont-ils disputés ? La musique était trop forte pour être sûr.
Parole contre parole
Avec son avocat Vincent (Swann Arlaud), Sandra met au point le récit qu’elle compte présenter au procès. Car un procès, ce n’est pas juste dire la vérité, toute la vérité et rien que la vérité. Il y a ce qu’on dit, ce qu’on ne dit pas, et la façon de le dire. Pour avoir caché une dispute violente avec Samuel qui avait eu lieu la veille de sa mort, et que celui-ci avait enregistrée à l’insu de Sandra, elle sera soupçonnée d’avoir voulu dissimuler une preuve susceptible de l’incriminer.
Les romans, la personne de Sandra, sa vie et plus encore son couple, sont néanmoins disséqués impitoyablement devant Daniel qui va devoir se poser cette terrible question : est-ce que sa mère a tué son père ?
Jouant habilement avec les règles du genre (elle omet notamment de montrer les jurés et les plaidoiries qui sont normalement deux éléments clé), Justine Triet met en scène le procès comme une joute oratoire de haut niveau (et en deux langues !) dans laquelle Sandra tente d’opposer sa vérité à celle que cherche à construire à charge un avocat général particulièrement en verve (Antoine Reinartz).

Comme il n’y a pas de témoin, pas de preuves et pas d’aveux, c’est parole contre parole. Or, tout ce qui est dit et révélé au procès est matière à interprétation. Le film ose même un détour par la psychanalyse et l’analyse de texte littéraire. Sandra intégrait des éléments autobiographiques dans ses romans, mais où s’arrête la réalité et commence la fiction ? Habituée à garder le contrôle sur son histoire, elle voit peu à peu le récit lui échapper. S’exprimer en français la handicape et elle semble se retenir de dire certaines choses en la présence de son fils. Les romans, la personne de Sandra, sa vie et plus encore son couple, sont néanmoins disséqués impitoyablement devant Daniel qui va devoir se poser cette terrible question : est-ce que sa mère a tué son père ?

Au-delà de l’autopsie d’un meurtre, Justine Triet démonte la vie d’un couple dans lequel chacun a l’impression d’avoir abandonné la vie qu’il souhaitait pour se soumettre aux désirs de l’autre. Les frustrations latentes, les reproches contenus, les comptes non réglés, les injustices subies ou ressenties, tout se déverse dans la dispute enregistrée sur support audio par Samuel, qui collectait ainsi des morceaux de sa vie dans l’espoir d’en faire un roman. Seul vrai flash-back du film, cette dispute est visualisée sans que l’on ne sache à qui appartient ce point de vue. A Sandra, la seule à l’avoir vécue ? A Daniel, qui imagine ses parents se disputant ? Ou à l’avocat général qui se fait littéralement un film ? Il était sans doute nécessaire de la mettre en images, car l’audio seul aurait été trop long. Mais, de façon quelque peu artificielle, la fin de la séquence nous est à nouveau cachée et redevient matière à interprétation. Un procès est beaucoup de choses mais, en l’absence de preuves tangibles, il ne manifeste aucune vérité ou plutôt des vérités antagonistes entre lesquelles Daniel, le jury et les spectateurs devront faire leur choix.

Mais Anatomie d’une chute est surtout le portrait d’une femme qui ne correspond en rien aux stéréotypes féminins auxquels nous a habitués depuis toujours le cinéma. La performance magistrale de Sandra Hüller, l’écriture au cordeau du scénario (avec Arthur Harari, lui-même réalisateur, acteur… et compagnon à la ville de Justine Triet) et la mise en scène rigoureuse de Justine Triet nous la révèlent et nous la cachent en même temps. Femme, mère, auteure, séductrice, dure, violente, perdue, tremblante pour son fils, calculatrice, désemparée, dévastée, peut-être criminelle, Sandra – le personnage – est tout cela à la fois dans un film qui, sous ses dehors assez classiques, se révèle d’une belle radicalité.
[i] Pour une analyse détaillée de cette première séquence, voir l’excellent entretien publié sur le site Brut.
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