Durant 12 jours, un périmètre qui doit faire, à tout casser, quelque chose comme trois kilomètres carrés se
transforme en un étrange microcosme où le cinéma règne en maître. 4700 journalistes et techniciens venant d’une centaine de pays se côtoient à Cannes. 31000 professionnels au total se pressent dans les salles, dans des bureaux improvisés un peu partout dans la ville et les environs, mais aussi dans les pavillons et les sous-sols où est logé le Marché du film. C’est là que se vendent et s’achètent les productions qui seront ensuite distribuées dans le monde entier. Voyant filer une partie de sa clientèle vers la Croisette, le journal Libération envoie à leur suite un vendeur qui, chaque matin, vend à la criée Libé devant le Palais. On y trouve des pages spéciales dédiées au Festival, le reste est généralement parcouru d’un œil distrait par les festivaliers. À Cannes, catastrophes, guerres et crises se passent sur l’écran, pas ailleurs.
Des gens qui, toute l’année durant, habitent à quelques kilomètres les uns des autres descendent à Cannes pour s’y rencontrer. Le petit monde du cinéma luxembourgeois célèbre ainsi chaque année sur la Croisette la «journée luxembourgeoise» où se retrouvent producteurs, réalisateurs, journalistes, le Fonds de soutien, la ministre et cette année même
le prince Félix! Parler de la «famille du cinéma» serait néanmoins erroné, car Cannes est fait de mondes parallèles. Ceux qui y vont pour fréquenter les fêtes voient rarement la France qui se lève tôt pour être présente à la projection de 8h30! Les journalistes sont le plus souvent persona non grata au Marché où l’on se méfie des (mauvaises) critiques, les badauds qui viennent sur la Croisette pour découvrir les stars se voient barrer l’entrée des hôtels de luxe (où les dites stars donnent leurs interviews) comme celle du Palais où l’on ne pénètre que muni de la sacro-sainte accréditation délivrée par le festival.
À la grande stupéfaction de beaucoup d’étrangers, l’égalité inscrite dans la devise de la République est mise entre parenthèses durant le festival. Cannes s’est avec le temps mué en système de castes ultra-
sophistiqué où chacun connaît sa place! Le grand public peut ainsi espérer quémander des invitations («incessibles, même à titre gratuit, sous peine de poursuites» selon le règlement officiel qui n’est toute-
fois pas appliqué à la lettre), se procurer des places auprès de l’association Cannes Cinéphiles ou acheter des billets à prix modique pour la Quinzaine des Réalisateurs.
Sinon, il y a les fameuses accréditations: celles du Marché (vendues aux professionnels) et celles de la presse. Le Graal, c’est la carte blanche réservée aux stars parmi les journalistes. Elle permet tout, y compris de monter les marches en compagnie des vedettes et offre, dit-on, le luxe inouï de traverser le Palais par l’intérieur pour aller d’une séance à l’autre au lieu de faire la queue à l’extérieur. Viennent ensuite la carte rose (avec ou sans pastille jaune) pour la presse quotidienne, puis la bleue pour la presse hebdomadaire ou mensuelle. La fréquence de parution est le critère officiel selon lequel seraient distribués les badges mais en vérité, les voies du bureau d’accréditation sont aussi impénétrables que celles du Seigneur. On vous fait grâce des badges jaunes qui sont quelque chose comme le Lumpenproletariat de la Croisette. De la couleur du badge dépendent notamment les temps d’attente (entre une demi-heure et deux heures pour la séance de presse du soir, sans garantie d’entrer pour les plus défavorisés) et la place (les bleues sont d’office reléguées au balcon). Précisons que, comme il est de coutume en France, les queues se font à l’extérieur, y compris en cas de pluie diluvienne!
Et les films dans tout ça?
Cette année, il y eut au moins autant de sifflets que d’applaudissements dans les séances de presse et une rare unanimité pour déclarer le festival 2015 décevant. Mais quelle mouche a donc piqué le délégué général et sélectionneur en chef Thierry Frémaux de programmer en compétition Sea of Trees, risible condensé de spiritualité orientale passée à la sauce hollywoodienne et signé Gus Van Sant? Et pourquoi jeter en pâture à la presse internationale Marguerite et Julien de Valérie Donzelli, raté sur toute la ligne? Autrefois, il fallait attendre la presse du lendemain pour lire qu’un film était mauvais. Aujourd’hui, 140 signes assassins tweetés alors que le générique n’a pas fini de se dérouler, signent l’arrêt de mort de plus d’un prétendant à la Palme. Car on tweete maintenant à Cannes et des articles complets sont publiés sur internet moins d’une heure après la fin de la séance.
Face à une sélection sans vraie envergure, le jury s’est contenté d’un palmarès consensuel dans lequel la Palme d’Or est revenue au très moyen Dheepan, le moins intéressant des films de Jacques Audiard, certes touchant dans sa description des relations entre les personnages mais qui manque cruellement de cohérence et se termine sur une sorte de happy end grotesque après une pseudo-descente aux enfers à la Taxi Driver. Rappelons que le film raconte l’installation d’une fausse famille de trois Sri Lankais dans une banlieue parisienne décrite comme une zone de non-droit (bel endroit pour placer des gens traumatisés par la guerre!).
Le fait est que tous les grands réalisateurs étaient en petite forme. Notre petite sÅ“ur du Japonais
Hirokazu Koreeda est un beau film mais rien à voir avec son poignant Nobody Knows (2004). Mia Madre de Nanni Moretti traite son sujet (la mort d’une mère) avec sincérité mais de façon un peu appliquée. Mon roi de Maïwenn est beaucoup moins convaincant que Polisse (2011). Lobster du Grec
Yorgos Lanthimos est une fable intéressante mais loin d’être aussi angoissante et oppressante que Dog Tooth (2009). Que retiendra-t-on alors de ce 68e Festival? Le fils de Saul, étonnant premier long métrage du jeune Hongrois Lászlé Nemes, qui décrit l’organisation du camp d’Auschwitz-Birkenau vue par un membre du Sonderkommando chargé d’accompagner les arrivants à la chambre à gaz et ensuite de brûler les cadavres. L’action se situe en été 1944, alors que la machine s’emballe: plusieurs dizaines de milliers de Juifs doivent être tués chaque jour. Saul les mène à la chambre à gaz en regardant droit devant lui et, comme lui, nous ne voyons de l’enfer qui l’entoure que des silhouettes, parfois des bouts de cadavres, des détails que soudain il ne peut éviter, tel ce corps d’un jeune enfant sur lequel son regard se porte involontairement. Comme pour se donner une raison de rester debout, il se met en tête de l’enterrer selon le rituel juif et pour cela va prendre tous les risques, y compris celui de faire capoter la rébellion préparée par les autres prisonniers. Davantage que par la vue, l’horreur est véhiculée par la bande son et si nous pouvons détourner le regard, il est plus difficile de se boucher les oreilles. C’est en mettant en lumière ce genre de cinéma, qui est aussi une réflexion sur le 7e art lui-même, que Cannes est fidèle à sa mission première. Pour beaucoup, Le fils de Saul aurait dû remporter la Palme.
Un camp FARC dans la forêt colombienne n’a certes rien de comparable avec Auschwitz mais pour la jeune Maria la situation dans laquelle elle se trouve n’en est pas moins cauchemardesque. Dans Alias Maria (Un certain regard) du Colombien José Luis Rugeles, la jeune fille est témoin de violences inconcevables. Enfant-soldat chez les FARC, traînant une mitraillette plus lourde qu’elle mais prisonnière de fait d’une armée de guérilleros, elle est enceinte à
13 ans de l’un de ses chefs et sommée d’avorter de gré ou de force. Alors que Saul donne un sens à sa vie en cherchant à enterrer un enfant, Maria tente de se sauver en mettant au monde le sien. Elle partage avec Saul le même regard fixe, le même mutisme et la même résolution obstinée. Le réalisateur a résisté à la tentation de faire de cette fuite éperdue à travers la jungle, un thriller ou même un film d’horreur mais opte pour une approche plus sobre tout en filmant froidement l’horreur (un gamin qu’on achève d’une balle dans la tête) parce que Maria aussi a appris que pour survivre, elle doit mettre de côté ses sentiments.
Le camp de concentration comme le camp FARC ont, chacun à son échelle, le même but: déshumaniser non seulement les victimes mais aussi les bourreaux, étouffer tout sentiment de pitié, d’empathie et de dignité humaine. C’est tout le contraire que propose La loi du marché. Dans un monde capitaliste impitoyable où l’on ne tue certes plus l’autre physiquement mais on l’humilie, on le réduit à des chiffres anonymes et pire, on le force à devenir complice du système qui l’exploite, Vincent Lindon campe un chômeur droit dans ses bottes. Dès la première séquence, il tient tête, poliment mais avec un agacement grandissant, à un employé du Pôle Emploi qui l’avait envoyé dans un stage bidon. Il va ensuite faire face, tour à tour, à un coach censé lui apprendre à se présenter dans un entretien d’embauche, une employée de banque devant laquelle il doit justifier ses moindres dépenses et le potentiel acquéreur de sa caravane qui tente de profiter de sa détresse pour acquérir ladite caravane à prix réduit. Quand il trouve enfin un boulot de gardien dans un supermarché, l’humiliation qu’il doit faire subir à un petit retraité qui a volé un steak ou à une collègue accusée d’avoir subtilisé des points de fidélité, lui sera intolérable. Thierry est un homme dont les valeurs morales ne sont pas négociables et en le regardant, on se rend compte combien cela est devenu rare, au cinéma et dans la vie. Seul acteur de formation dans un casting de non-professionnels, Vincent Lindon confère à ce personnage une formidable dignité qui n’a rien de hautain ou de pédant.
Que Lindon ait récolté pour cette prestation le prix du meilleur acteur est entièrement justifié. Beaucoup moins compréhensible est en revanche l’attribution de la meilleure actrice à l’hystérique Emmanuelle Bercot dans Mon roi (dont le vrai point d’attache est Vincent Cassel). Avec trois prix et la troisième Palme d’Or depuis 2008, les Français ont pu crier victoire (et ne s’en sont pas privés!) alors que La loi du marché mis à part, la sélection française est restée bien en-deçà des attentes. Le mérite des Français est ailleurs: outre les cinq films français en compétition, six autres étaient des coproductions françaises! Sans la France, le cinéma d’art et d’essai aurait beaucoup de mal à exister. C’est cela qu’on leur doit et aussi un festival qui, même si cette année ne fut pas très bonne, continue envers et contre tout à célébrer ce cinéma-là! u
Dans le numéro de juillet, nous reviendrons, dans le cadre de notre série sur les femmes cinéastes, sur les films tournés par des réalisatrices au festival de Cannes.
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