«Comment gouverner des territoires (naturels) en lutte?»

29-31 Mai de 2015 à Nanterre-Amandiers: Paris Climat 2015 : Make it work! 200 étudiants de Sciences Po et
d’universités au-delà des frontières françaises et européennes se sont réunis pour une simulation de la 21e Conférence
sur les changements climatiques (COP21). L’idée, tout comme les les méthodologies, ont été conceptualisées par
Bruno Latour, anthropologue et philosophe des sciences, avec son équipe et partenaires. Les extraits suivants
sont tirés du dernier chapitre de son nouveau livre Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique
qui remplace les anciens textes des Gifford Lectures1. Le chapitre en question évoque les concepts qui ont défini
l’approche de ces négociations et adresse les questions philosophiques à prendre en considération pour la COP21
réelle.

 

 

Apprendre à se réunir sans arbitre supérieur
(…) Il fallait surtout considérer comme irréalisable de confier aux seuls États-na- tions la taÌ‚che de résoudre les probleÌ€mes créés par leurs façons, treÌ€s utopiques, en tout cas treÌ€s peu terrestres, d’occuper leurs sols. Les frontieÌ€res des États ré- solvent un probleÌ€me qui date de quatre sieÌ€cles afin, d’une part, d’imposer la paix entre des religions devenues folles et, d’autre part, d’assurer la prise illimitée de terres possédées jusque-laÌ€ par d’autres collectifs. Quatre sieÌ€cles plus tard, apreÌ€s l’expansion impériale, la colonisation, la décolonisation, la mondialisation, il n’y a plus rien de réaliste dans une assemblée de cent quatre-vingt-quinze États. MeÌ‚me s’ils parvenaient aÌ€ s’entendre, tous les pro- bleÌ€mes qui les assaillent leur échapperaient quand meÌ‚me, puisqu’ils se sont emberli- ficotés les uns dans les autres de la plus indémeÌ‚lable façon, au point que tous ces probleÌ€mes sont devenus, comme on dit, transversaux.
Ah, direz-vous, mais, naturellement, c’est qu’il faut traiter tous ces probleÌ€mes de « manieÌ€re globale » ! Et pourtant, c’est aÌ€ cette utopie-laÌ€ qu’il faut refuser de céder. Malgré le mot «parties», les membres de la COP ne sont pas les par- ties d’un Tout supérieur qui permettrait de les unifier en leur attribuant aÌ€ chacun un roÌ‚le, une fonction et des limites, mais des parties, au sens diplomatique, dans une négociation qui ne peut débuter que parce qu’il n’y a justement plus d’arbitre supérieur — ni la force, ni le droit, ni la nature. Contre le déluge de bons senti- ments qui accompagne trop souvent la question écologique, il fallait accepter de ne pas se réunir sous un principe supé- rieur commun. (…) Faisons la liste des principes supérieurs communs qu’ils [les étudiants] ont accepté de ne pas invo-
quer. Ils ont compris, premieÌ€rement, qu’il ne fallait pas compter sur le mirage d’un gouvernement mondial qui pour- rait, par un miracle de coordination et de bonne gouvernance, attribuer aÌ€ cha- cun sa part de CO2 ou de compensation financieÌ€re, sous peine de sanctions. (…)
Les minces procédures de la COP ne sont laÌ€ ni pour préfigurer ce gouverne- ment mondial ni pour le remplacer, mais simplement pour ralentir, quand c’est possible, l’état de guerre. Mais, deuxieÌ€- mement, il n’y a pas non plus de Nature globale capable, si seulement tout le monde se tournait vers elle, de faire taire tous les désaccords. On n’a pas encore vu un seul cas ouÌ€ l’appel aux Lois de la Nature aurait permis l’alignement auto- matique des intéreÌ‚ts. TroisieÌ€mement, la Science de la nature non plus n’a pas la capacité de mettre tout le monde d’ac- cord. MeÌ‚me sans la pseudo-controverse montée par les climato-sceptiques, s’il y a une chose aÌ€ laquelle il est toujours sain d’échapper, c’est aÌ€ un gouvernement des savants. L’unanimité n’est pas leur fort,
et heureusement2. (…)
Extension de la Conférence des parties aux non-humans
(…) Si je souligne certaines des innova- tions décisives qui ont été introduites, c’est parce que je suis convaincu qu’elles serviront dans l’avenir quand il faudra convoquer de véritables négociations de paix3. PremieÌ€re innovation, la plus radi- cale mais celle qui a semblé aller de soi : on ne peut plus laisser les États-nations oc- cuper seuls la sceÌ€ne. C’est justement pour éviter cette utopie qu’il faut leur adjoindre des délégations non étatiques. Non plus parce qu’elles représenteraient des in- téreÌ‚ts supérieurs aÌ€ ceux de l’Humanité mais, tout simplement, parce que ce sont d’autres puissances, possédées par d’autres intéreÌ‚ts4, qui exercent sur les premiers une continuelle pression et qui forment par conséquent d’autres territoires, d’autres topoï.
Le point décisif, c’est que les délégations dont le nom rappelle d’anciens éléments dits de la «nature» — «Sol», «Océans», « AtmospheÌ€re », « EspeÌ€ce en voie de dispa- rition » — ne sont pas laÌ€ pour naturaliser la discussion en rappelant aux humains les nécessités de leur « environnement », mais
afin de repolitiser la négociation, en empeÌ‚- chant des coalitions de se former trop vite sur le dos des autres. (…)
Tout change quand on donne aux puis- sances d’agir une figuration compatible avec celles d’autres puissances d’agir. Alors, la redistribution peut commencer. Si vous acceptez de définir le territoire, non pas comme un segment de cartes en deux dimensions, mais comme ce dont on dépend pour subsister, ce que l’on est ca- pable d’expliciter ou de visualiser, ce que l’on est preÌ‚t aÌ€ défendre, alors toute dra- matisation, meÌ‚me fictive, des acteurs qui le composent modifiera la composition du scénario5.
Peu importe la figuration dont vous par- tez : ce qui compte, c’est la réactivité des parties prenantes. Si vous vous étonnez qu’on fasse parler « ForeÌ‚t », alors il faut vous étonner aussi qu’un président parle comme représentant de « France ». Per- sonne morale pour personne morale, cha- cune a beaucoup aÌ€ dire et ne s’exprime que par une vertigineuse série d’indispensables truchements. S’il a fallu bien des décen- nies pour accepter que la définition de la démocratie comme volonté du peuple souverain corresponde, meÌ‚me vaguement, aÌ€ une réalité, c’est par une fiction qu’il fal- lait commencer. (…)
Multiplication des parties prenantes
(…) Le pluralisme des délégations toutes égales en légitimité fait bien ressentir que les relations vont devenir enfin vraiment conflictuelles entre les manieÌ€res différentes d’entrelacer les intéreÌ‚ts puisqu’il n’y a plus d’échappatoire. (…) MeÌ‚me si, dans le langage de la « gouvernance », le terme de « partie prenante » semble plutoÌ‚t fade, il suffit, pour en retrouver la virulence, de souligner la partie, la part, la portion qu’il s’agit de prendre, et de se rappeler qu’il s’agit de l’arracher aÌ€ ceux qui la tiennent. Si les parties prenantes se multiplient, il devient de plus en plus difficile de rester une partie-tenante ! (…)
Toutefois, la sceÌ€ne de conflit ainsi construite aurait été de peu d’intéreÌ‚t si les concepteurs avaient limité les déléga- tions non étatiques aux ci-devant objets «matériels». On en serait inévitablement revenu aÌ€ opposer les Humains et la Na- ture, en retombant dans le vieux dualisme Nature/Culture qui aurait paralysé toute la discussion. Il aurait été impossible de lutter contre lui — nous connaissons bien sa force — sans l’introduction de déléga- tions non étatiques qui ne se définissent pas comme les héritieÌ€res des anciens objets « matériels » enfin doués de la parole. D’ouÌ€ l’importance que les délégations « Villes », «Peuples IndigeÌ€nes», ou «Organisations non-gouvernementales» viennent mettre leur grain de sel6. C’est alors qu’on com- mence aÌ€ comprendre que ce qui est ap- porté par les délégations non étatiques n’est pas le « souci de la nature », mais une action corrosive contre la délimitation des territoires dont les pays continuent aÌ€ se croire les dépositaires exclusifs. Si « Sols », «AtmospheÌ€re», ou «Océans» peuvent encore apparaiÌ‚tre comme le cadre (ex- naturel) d’un gouvernement des hommes, la prétention de « Villes », « ONG », «Peuples IndigeÌ€nes» aÌ€ gouverner aussi, vient directement ronger la logique meÌ‚me de l’exercice du pouvoir, aussi bien que sa projection administrative sur une carte en deux dimensions.(…)
Dessiner les zones critiques
(…) Contrairement aÌ€ la vulgate, la fa- meuse tragédie des communs ne vient pas de l’impuissance des individus aÌ€ oublier leurs intéreÌ‚ts égoïstes parce qu’ils seraient incapables de se consacrer longtemps au « bien de tous »7. La tragédie vient de la croyance récente que l’on ne peut calculer l’intéreÌ‚t de l’individu — étatique, animal ou humain peu importe — que d’une seule façon, en le posant sur un territoire qui n’appartient qu’aÌ€ lui et sur lequel il régne- rait souverainement ; puis en renvoyant « aÌ€ l’extérieur » ce qui ne doit pas eÌ‚tre pris en compte. C’est la nouveauté autant que l’artificialité de ce type de calcul, que sou- ligne bien le terme technique d’« externa- lisation » — synonyme exact de négligence calculée, et par conséquent d’irréligion8. Pour retrouver le monde commun — et peut-eÌ‚tre aussi le sens (du) commun —, la solution n’est pas de faire appel aÌ€ la Tota- lité, qui de toute façon n’existe pas, mais d’apprendre aÌ€ représenter différemment le territoire auquel on appartient. Ce qui permettra ensuite de modifier ce que l’on prétend défendre, au nom de l’égoïsme sacré. Il s’agit, au fond, d’internaliser les empiétements innombrables de ceux dont nous découvrons peu aÌ€ peu combien nous en dépendons pour subsister. (…)
Ni l’eau, ni le sol, ni l’air, ni les vivants ne sont dans le temps ou dans l’espace de ceux qui en font le cadre de leur action. On connaiÌ‚t le débat, aussi ancien que l’idée meÌ‚me de géopolitique, sur l’exis-tence ou non de « frontieÌ€re naturelle » — le Rhin, l’Oural, ou le Rubicon. ApreÌ€s tout ce que nous avons fait subir aÌ€ la (notion de) « nature », il va de soi que ce n’est plus ce genre de limite qui peut nous permettre de stabiliser les relations entre puissances d’agir. Reste toutefois aÌ€ tracer leurs limites. Elles ne peuvent eÌ‚tre dictées de l’extérieur simplement parce qu’elles auraient été « déterminées objectivement par les Lois de la Nature ». Ces limites doivent eÌ‚tre res- senties, elles doivent eÌ‚tre engendrées, elles doivent eÌ‚tre découvertes, elles doivent eÌ‚tre décidées de l’intérieur des peuples eux- meÌ‚mes. (…)
Tout se passe comme si chaque limite, chaque frontieÌ€re, chaque borne, chaque empiétement, bref chaque boucle, devait eÌ‚tre aÌ€ la fois racontée collectivement, col- lectivement tracée, collectivement rejouée et ritualisée. Chacune de ces boucles enre- gistre les réactions inattendues de quelque agent extérieur qui vient compliquer l’ac- tion humaine. (…) Les Terrestres doivent sans cesse tracer et retracer les boucles par tous les moyens aÌ€ leur disposition, comme si les anciennes distinctions entre l’instru- mentation scientifique, l’émergence d’un public, les arts politiques, aussi bien que la définition de l’espace civique étaient en train de disparaiÌ‚tre. Ces distinctions sont beaucoup moins importantes que cette forte injonction : faites en sorte qu’une boucle soit traçable et publiquement vi- sible, sans quoi nous serons aveugles et démunis, sans aucun sol sur lequel nous établir9. Nous deviendrions des étrangers
dans notre propre pays. Tout se passe avec de telles boucles, comme si les fils de la tragédie n’étaient pas tissés seulement par les dieux olympiens de jadis, mais par toutes les puissances d’agir. 1 Les extraits sont publiés avec l’accord de Bruno Latour. Les Gifford Lectures sont des cycles de con- férences prestigieux qui se tiennent dans les universi- tés écossaises en vue d’eÌ‚tre publiés sous la forme d’un livre.
2 C’est ce qui trouble les climato-sceptiques et qui devrait plutoÌ‚t les rassurer : le cas est si rare qu’il faut le prendre pour le signal d’une situation en effet excep- tionnelle. (….)
3 Je m’obstine depuis Nous n’avons jamais été modernes, 1991, aÌ€ chercher la forme exacte et la faisa- bilité pratique de ce que j’appelais alors le « Parlement des choses ».
4 « IntéreÌ‚t » doit-eÌ‚tre compris comme une propriété générale des puissances d’agir qui se superposent et s’interpéneÌ€trent.
5 Michel Lussault, 2013, L’AveÌ€nement du monde. Bruno Latour, 2009, «La mondialisation fait-elle un monde habitable ? » in Revue d’étude et de prospective n° 2, pp. 9-18.
6 Certaines délégations étaient intermédiaires entre une définition géographique classique et une défini- tion plurinationale, comme l’Arctique, le Sahara ou l’Amazone. Ce qui correspond d’ailleurs peu ou prou aÌ€ la réalité comme le montre François Gemenne, 2009, Géopolitique du changement climatique.
7 Elinor Ostrom, 2010, La Gouvernance des biens communs.
8 Michel Callon, 1999, « La sociologie peut-elle enri- chir l’analyse économique des externalités ? » (…)
9 Comme ces bornes de tsunami qui marquaient les anciennes limites des cataclysmes passés et qui ont été ignorées ou oubliées (Martin Fackler, «Tsunami warn- ings, written in stone », 2011). (….)
Klimaverhandlungen
November 2015 45

Als partizipative Debattenzeitschrift und Diskussionsplattform, treten wir für den freien Zugang zu unseren Veröffentlichungen ein, sind jedoch als Verein ohne Gewinnzweck (ASBL) auf Unterstützung angewiesen.

Sie können uns auf direktem Wege eine kleine Spende über folgenden Code zukommen lassen, für größere Unterstützung, schauen Sie doch gerne in der passenden Rubrik vorbei. Wir freuen uns über Ihre Spende!

Spenden QR Code