D’Aventuriers et de Manjaks
Expériences (trans)migratoires au Cap-Vert
Un voyage vers la liberté ne peut que nous laisser libres
De prendre le chemin qui nous rassure le plus
Alagie quitte sa terre natale, la Gambie, au tournant de ses dix-huit ans, comme il me le fait savoir lors d’un de ces après-midis torrides passés sous un soleil de plomb à la Praça Estrela, la place du marché africain de la ville de Mindelo. Avec ses dreadlocks ramassées en bataille derrière la nuque, vêtu de ses shorts aux couleurs rastas, toujours un sourire au coin de la bouche, Alagie s’apparente à première vue peu à ces images surmédiatisées que nous avons tous en tête, les images de ces migrants damnés de la mer, de ces jeunes hommes africains engloutis par les flots impitoyables alors qu’ils naviguaient vers «l’Eldorado occidental». Et pourtant…
Accroupis sous l’ombre de l’unique acacia, dont les branches dansent au rythme des douces brises d’un été mindélien, Alagie commence à me déballer son histoire, l’air grave, les sourcils froncés: c’est au début des années 2000 qu’il décide, à l’instar de ses frères plus âgés, de partir «en aventure». Sans diplôme de fins d’études en poche et n’ayant comme connaissance linguistique que le Wolof maternel, issu d’une famille de chalutiers sur des côtes où les poissons se font rares, les chances pour Alagie de réussir socialement, c’est-à-dire de se marier un jour, d’avoir des enfants, et de pouvoir subvenir à leurs besoins, étaient infimes. Il se met alors dans la tête de partir pour l’Europe. Il emprunte les 7300 Dalasi (GMD)1 du trajet à la famille éloignée et c’est parti: de la Gambie au Sénégal, du Sénégal en Mauritanie, et de la Mauritanie vers le Nord. À Nouakchott, il monte dans un jeep censé l’amener à travers le Sahara au nord marocain. C’est après une semaine de canicule et de fièvres, qu’Alagie, ensemble avec une dizaine d’autres infortunés sénégalais et mauritaniens, atteint El-Ayoun, ville saharienne ravagée alors, début juin 2005, par les conflits sécessionnistes. La situation y est inquiétante, dramatique même. Sous la violence des combats, les soldats leur conseillent de retourner, c’est à nouveau la fuite. Épuisés et détroussés de leurs affaires et de leurs papiers par les passeurs dont il manque toute trace, Alagie et ses compagnons sont contraints de tourner le dos à leur rêve et de prendre la route du retour. Le Sahara pourtant, lui aussi, s’avère implacable et traître pour ces voyageurs ouest-africains ignorants de ses immenses étendues sableuses. Des compagnons de route meurent, Alagie
survit, accueilli et hébergé par un groupe touareg qui le ramène au Mali. Le rêve de l’Eldorado s’est transformé en cauchemar du désert: la faim, la soif, l’épuisement et la perte de compagnons de route, l’emprisonnement et l’arnaque, la maltraitance de la part des gardes-frontières, la mémoire d’Alagie s’en est imprégnée.
Après de longues errances et après quelques séjours entre le Sénégal et la Mauritanie, empêché de rentrer parce que son aventure s’avère un échec, Alagie foule enfin le sol du Cap-Vert en été 2006. L’archipel, d’après les rumeurs, serait presque l’Europe, me confie Alagie lors de nos nombreux entretiens. Le Cap-Vert, ce serait comme un tremplin, un petit hop et voilà les îles Canaries. Malgré ces rumeurs et malgré ses aspirations, Alagie se trouve à l’heure actuelle toujours à Mindelo, coincé dans l’ennui et dans l’attente d’une opportunité de continuer, parce que «l’Europe reste la destination finale d’un
Aventurier», comme il me le répète souvent.
Le récit d’Alagie illustre qu’à l’ombre des évocations médiatiques de masses migratoires entassées dans des embarcations de fortune au large des côtes méditerranéennes, d’autres réalités (trans)migratoires se jouent à l’heure actuelle en Afrique. Et alors que les drames répétitifs de ces damnés de la mer, de ces femmes et de ces hommes engloutis par les flots impitoyables en route vers «l’Eldorado occidental», se maintiennent obstinément parmi les thèmes de l’actualité, les migrations intracontinentales, quant à elles, bien que constituant 90% de l’ensemble de la mobilité africaine2, passent largement inaperçues. Tel est également le cas du Cap-Vert, de cet émiettement d’îles arides, montagneuses et volcaniques, situé à quelque sept cents kilomètres à l’ouest des côtes sénégalaises et mauritaniennes. Avec sa superficie de 4033 km2, cet archipel géographiquement africain, réputé pour ses plages paradisiaques et célébré pour les mornas de sa diva aux pieds nus, a récemment fait l’objet d’un revirement migratoire. Comme en Italie, en Espagne ou encore au Portugal, l’émigration vient à y être graduellement remplacée par l’immigration. Traditionnel pays pourvoyeur de mains-d’œuvre, le Cap-Vert est devenu depuis une vingtaine d’années environ, en raison notamment de la recomposition continue des itinéraires migratoires au gré des évolutions politiques et institutionnelles internationales, un pays d’immigration pour des ressortissants de la Communauté économique des pays de l’Afrique de l’Ouest (CEDAO). Attirés par son climat de paix, de tranquillité et de stabilité ainsi que par son contexte de croissance économique grâce au secteur touristique florissant, ces «Manjaks»3, choisissent l’archipel principalement comme tremplin escompté pour passer en Europe ou en Amérique latine.
Alors que le début des années 2000 marquait l’apogée des passages clandestins en pirogues vers notamment les îles Canaries, comme en témoignaient mes interlocuteurs à Mindelo, actuellement cette voie maritime semble largement tarie. L’intensification des contrôles maritimes et des opérations conjointes au large des côtes espagnoles, capverdiennes, sénégalaises et mauritaniennes, négociés à travers divers traités avec l’Union européenne ainsi qu’avec Frontex4, a entraîné la coupure récente de ces flux migratoires. En découle l’immobilisation, le transit envisagé temporaire se transformant en état d’attente chronique pour la plus grande majorité des quelque 13000 ressortissants de la CEDEAO dispersés sur les quatre coins de l’archipel5. Cette sensation d’être piégé dans un univers où l’exiguïté des îles se heurte à la proximité de la mer, s’est donc dédoublée ces dernières années: à ces immigrants africains se greffe la jeunesse urbaine locale, gangrenée par un taux de chômage élevé, sans perspective et avec peu de capital migratoire, pour laquelle pourtant l’ambition de tenter sa chance na stranger6 reste communément la panacée aux maux sociaux.
Kel Africans, les Africains désignés par le déterminant démonstratif par la population mindélienne, connaissent leur lot d’affliction et de souffrance: isolement, marginalisation sociale et irrégularité juridique, difficulté financière chronique — la liste est longue. La majorité est insérée dans des niches économiques qualifiés DDD (dirty, dangerous, demeaning), à savoir dans la construction, le ménage, la prostitution, le trafic de drogue ou encore dans le commerce ambulant, où le peu qu’on gagne suffit tout juste à boucler son mois. Une grande partie des immigrants parmi lesquels j’ai conduit mes recherches vivent dans des conditions déplorables, entassés dans des logements surchargés et dépareillés où l’intimité est rare. Et alors même que ce groupement hétéroclite partage la vie quotidienne, que ce soit au marché de la Praça Estrela ou lors des cérémonies musulmanes, il ne constitue pas pour autant une communauté de solidarité. La concurrence économique est tenace, les rapports sociaux marqués par une solidarité de surface et la fragilité relationnelle: la peur de la jalousie, du mauvais Å“il et des esprits pernicieux priment largement la camaraderie et la fraternité. Et tandis que les rapports avec la population locale se réduisent souvent au strict minimum, dans un contexte d’insécurité socioéconomique où l’immigré devient un bouc émissaire facile, et que le contact avec le chez-soi se maintient tant bien que mal, l’isolement progressif et la méfiance sont inévitables. Une condition et un cadre de vie précaires dans lesquels personne ne s’étonnerait voir les espoirs de continuer, d’évoluer ou de retourner s’effriter à mesure que le séjour se prolonge, et pourtant…
Comment alors ne pas être impressionné par cette culture de débrouillardise, de ce ravaudage créatif continuel et de cette persévérance dont ces optimistes ouest-africains font preuve quotidiennement. Parce que ce qui compte à la fin du jour pour mes amis, quelque peu fatalistes, c’est que Dieu soit bon, ou «Yalla baax na» en Wolof, et qu’avec son aide «Dina baax», cela ira et on se débrouillera…
Cette expérience capverdienne montre une fois de plus la nécessité impérative d’investiguer et de discerner les visages et les histoires de celles et de ceux et qui prennent la route à l’ombre des évocations médiatiques et politiques souvent beaucoup trop stériles; la nécessité aussi de se porter en pensée au lieu où se trouvent placés ces Aventuriers, de prendre, comme l’a suggéré Bourdieu dans La Misère du monde, leurs points de vue et de savoir obtenir ainsi, par l’oubli de soi, une véritable conversion du regard que nous portons sur eux7. Et ceci non seulement pour connaître leurs motivations et pour partager leurs souffrances, mais aussi et surtout afin de mettre en lumière le visage hideux que prennent les frontières européennes à l’heure actuelle. u
7300 GMD (Dalasi Gambien) équivalent à quelque 150 €.
Adepojou, Aderanti, Migration in West Africa. A paper prepared for the Policy Analysis and Research Programme of the Global Commission on International Migration. Nigeria, Lagos, 2005.
Manjak ou Manjaku est l’ethnonyme largement dépréciatif, uniformisant et stigmatisant utilisé localement pour désigner les immigrants de couleur de peau plus foncée. Les Mandjaques sont en réalité une ethnie chrétienne ouest-africaine répandue au Sénégal, en Gambie et en Guinée-Bissau. D’après les immigrants africains, cette catégorisation proviendrait des premiers africains continentaux dont certains, au début des années 1990, étaient effectivement Mand-jaques. Parmi les ethnies africaines les plus nombreuses à Mindelo sont aujourd’hui notamment les Wolof sénégalais.
Frontex, Working Arrangement establishing operational cooperation between the European Agency for the Management of Operational Cooperation at the External Borders of the Member States of the European Union (Frontex) et la Police nationale du Cap-Vert, 2007, URL: http://frontex.europa.eu/assets/Partners/Third_countries/
WA_with_Cape_Verde.pdf [1.6.2015].
Instituto Nacional de EstatÃstica de Cabo Verde, URL: http://www.ine.cv [1.6.2015].
Stranger est l’expression en créole capverdien communément utilisée pour désigner les pays étrangers outre-mer, comme notamment l’Europe ou les États-Unis, qui sont des destinations populaires pour les candidats à l’émigration capverdienne.
Bourdieu, Pierre (éd.), La Misère du monde. Paris: Seuil, 1993.
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