Du désir d’aider les jeunes à mettre le monde en signes

Les nouveaux résultats de l’enquête PISA sur les compétences acquises par les élèves dans les pays participants ont été rendus publics le mois dernier. Ces types d’enquêtes, certainement intéressantes, ne traduisent d’aucune manière ce qui se passe en classe, entre l’enseignant et les élèves, sur les peines, les souffrances et les plaisirs, les joies des uns et des autres par rapport au savoir et au contexte de l’école. Les Grecs, à travers Platon, les Stoïciens et les représentants du courant de la «pédagogie nouvelle», émergé au cours du dernier siècle, définirent l’«Éros pédagogique» comme moteur de l’apprentissage. L’Éros, équivalent de la pulsion de vie, joue en effet un rôle important, mis au service du jeune qui ne sait pas toujours s’il vaut le coup d’essayer de comprendre le fonctionnement du monde et de soi-même! Nous souhaitons éclaircir ces défis à partir d’un projet de recherche en cours, duquel nous avons tiré les citations tout au long du texte.

Le corps enseignant est mis en question dès qu’il s’agit du désinvestissement des jeunes face aux études. Souvent, à ces jeunes, l’école paraît trop contraignante et peu liée à ce qu’est à leurs yeux la vie réelle. Certaines matières leur semblent dépourvues d’intérêt: soit on n’en aura jamais besoin, soit elles sont considérées comme désuètes. À travers nos recherches sur les causes psychiques et institutionnelles du décrochage scolaire, nous découvrons que certains élèves ont même du mal à nous dire ce qui les intéresse vraiment ou ce qui leur semble important pour leur avenir. Le désir semble absent. Alors quoi en faire?

À l’écoute de l’élève

Le métier de l’enseignant est multidimensionnel: enseigner, aider les élèves à mieux comprendre ce qui se passe dans le monde, voire à interpréter la vie, les préparer à toute situation possible, veiller à ses propres paroles et bien écouter ce que les élèves disent,… – une balance délicate à maintenir. «Ce n’est quand même pas toujours évident de… de supporter tout cela». Une des tâches les plus difficiles consiste à encourager les jeunes à prendre la parole, à se positionner, à prendre des risques parce que ces derniers, comme les adultes, ont fait l’expérience que l’énonciation n’est pas sans effet et sans affect. Être «en-seignant» signifie être à l’écoute de l’équivoque qui se dit en classe et qui peut faire métaphore de potentialités à découvrir, d’un doute ou d’un trouble à travers lequel un jeune croit devoir construire sa singularité. À l’enseignant incombe alors de ne pas uniquement mettre le monde en signes, c’est-à-dire de le découvrir à l’aide des concepts et méthodologies des disciplines enseignées, mais aussi d’aider le jeune à se mettre en signes, en parole par rapport au monde et à l’autre. Certains élèves évoquent des professeurs pris par une matière qui défient les jeunes au niveau intellectuel. Leur cours constitue un espace libre pour développer l’esprit. Ce désir de chercher le défi et de découvrir est transmis aux élèves. Ainsi, certains jeunes nous ont confirmé qu’ils ont appris très tard que le savoir peut avoir un effet libérateur et peut constituer dans ce sens un interdit aux répétitions jouissives.

En-saignant: métier impossible

Chaque enseignant incarne un mode de transmission du savoir basé sur ses motivations très personnelles, donc sur sa personnalité et sa manière d’appréhender le métier et la classe. L’enseignant ne sait jamais avec certitude comment ses élèves s’identifient à lui, quelles sont leurs attentes conscientes et inconscientes. La psychanalyse parle dans ce contexte de «transfert», d’amour adressé au sujet – dans ce cas le savoir. Et cet «amour» constitue un moteur important dans la construction et la transmission du savoir.

À l’encontre des tentations de séduire ses élèves, il s’avère évident que la relation enseignant-élève doit rester dans un espace symbolique. Celui-ci est cadré par la transmission du savoir en tant qu’objet commun: d’un côté il y a celui qui désire transmettre le savoir, et de l’autre côté, il y a celui qui désire l’apprendre. L’enseignant doit alors trouver la distance adéquate entre son statut professionnel et l’attachement à un élève ou à une classe en particulier. Cette ambiguïté de l’amour du métier conditionne la manière dont chacun et chacune se relie à sa classe. «La difficulté vient du fait qu’il faut savoir où sont les limites, c’est pas toujours évident et je dois plutôt dire moi, ça me tracasse aussi.» «C’est l’histoire des sentiments, il faut vraiment savoir couper à un moment donné.» Il s’agirait donc de mettre à distance les jugements personnels pour assurer la symbolisation des relations par l’intermédiaire du savoir. «Pendant les heures de cours, j’essaie de me limiter à ma matière et s’il y a à discuter, ça va être à la pause ou à d’autres moments.» Les élèves doivent reconnaître que les enseignants essaient de comprendre et d’interpréter leurs comportements actifs ou passifs, dits et non-dits comme manière d’exprimer leur insécurité et recherche d’identité. «Les professeurs n’ont pas toujours raison, les élèves n’ont pas toujours raison, je trouve qu’on doit tenir ensemble et essayer d’accrocher.»

L’enseignant se voit confronté de plus en plus aux défis en rapport avec le mal-être des jeunes plongés dans une société qui prône à la fois l’autonomie et la responsabilité et qui exige d’eux qu’ils soient des consommateurs manipulés, des suiveurs de mode. Souvent, les enseignants sont les éponges des frustrations de certains élèves confrontés à leurs imperfections et à leurs lacunes. Lorsque la frustration est ressentie comme trop importante pour être retenue ou évacuée d’une autre façon, ils désignent l’adulte comme le seul responsable. Il ne s’agit souvent que de projections inconscientes du mal de vivre sur la personne de l’enseignant et sur le lieu de l’école. Et ces projections peuvent parfois toucher un point personnel chez l’enseignant, le faire douter de sa professionnalité, causer un sentiment de culpabilité. «Qui m’a fait de la peine carrément… ça m’a quand même fait mal. Alors là, c’était des reproches qui m’ont vraiment blessée. Le fait de faire tomber ça sur moi c’était blessant, c’était vraiment blessant.»

L’enseignant est ainsi à la fois un expert dans sa matière, un éducateur et une figure de référence qui doit établir un lien avec les élèves. Freud indique que gouverner, éduquer et analyser sont des métiers impossibles, par leurs résultats toujours insatisfaisants, car se heurtant à des limites, des résistances du jeune qui, en tant que sujet inconscient, est à la recherche de son désir, de sa vérité et jamais domptable par un conditionnement. «Eh problème, on n’a pas trop souvent de résultats, c’est-à-dire vous arrivez à expliquer quelque chose, mais on le voit pas directement dans les compositions par exemple. Et ce n’est pas comme un artisan qui a un résultat immédiat.» Soutenir les élèves lors du processus de «l’apprendre à apprendre» demande beaucoup de temps et de patience. Les limites de cet accompagnement sont souvent vécues par les enseignants comme des échecs. «Si vous avez beaucoup de notes insuffisantes, vous vous posez des questions, vous vous dites ‹est-ce que j’ai pas bien expliqué le problème?› Et en général, ça détruit l’ambiance dans une classe, c’est un échec également.»

Développer une présence vivante

La société de la connaissance amène constamment de nouvelles recommandations, les politiques et les paradigmes pédagogiques changent en rapport avec le contexte idéologique et économique, de nouveaux dispositifs sont créés. Si cet ensemble de mesures fait un certain sens, cela n’épargne pas l’enseignant de trouver sa propre voie et son propre style pour accompagner professionnellement les jeunes qui imaginent et développent toujours des symptômes pour préserver leur singularité face aux injonctions, aux interdits et à la voracité de l’autre. L’enseignant est ainsi le moteur de la construction d’un espace psychique partagé où circulent les besoins et les désirs des uns et des autres en tolérant les risques, les incertitudes, les difficultés. «Si avec un élève au départ la relation ne passe pas, mon devoir c’est d’essayer que la relation passe, surtout si on se bloque l’un et l’autre au niveau personnel, ou au niveau de la matière ça ne marchera pas.» «Je veux qu’ils apprennent donc je vais toujours essayer de faire le pas pour qu’il y ait quelque chose qui se crée.» L’enseignant qui s’autorise à chercher dans son for intérieur et à bricoler avec ses propres défauts, failles, besoins de relation et désirs, se permet à lui-même et permet à ses élèves d’exister réellement. Cela se remarque dans la façon dont il prend corps en classe et permet d’éloigner le risque d’une identification au rôle professionnel trop idéaliste et idéalisé. «Je trouve qu’il faut jouer franc-jeu, dire les choses comme elles sont et pas annoncer quelque chose qu’on ne fera jamais.» «Il faut qu’il y ait un peu l’étincelle qui fait qu’on soit vraiment bien ensemble.»

«J’étais quelqu’un qui essayait de m’occuper des élèves,… je faisais mon travail, je faisais mon cours, mais je ne pouvais pas suivre les élèves. Et ça, ça me coûtait toujours.» «ça fait une énorme différence psychologique.» Le malaise ressenti tant lors de la transmission que de l’appropriation des connaissances, peut induire chez les protagonistes des conflits psychiques, du plaisir et de la souffrance. Un cours constitue une situation multidimensionnelle et contingente. L’enseignant doit se rendre compte que transmettre du savoir – le cœur de la formation – a toujours une dimension d’étrangeté et même d’aliénation. On traverse un moment de risque. Les savoirs constituent des objets psychiques et il faut que l’enseignant en soit conscient et organise les savoirs de telle façon à ce que les élèves puissent s’y accrocher et travailler leurs désirs, leurs angoisses, leur besoin de sentir leurs forces physiques et intellectuelles. Pour réussir, l’enseignant lui-même doit avoir suffisamment travaillé sur ces questions et doit être capable de construire une base pour l’interaction formée par la réciprocité et la reconnaissance. Cela ne se construit pas en premier lieu à travers les techniques et les dispositifs de communication sophistiqués, mais à travers l’échange quotidien. On parle d’un échange marqué par l’intérêt porté aux jeunes, par une oreille qui écoute l’énigmatique et qui imprègne leurs dires et leurs silences ainsi que par la volonté de les aider à se libérer en soulignant l’équivoque des paroles, donc l’interprétable. Ceci est d’autant plus difficile aujourd’hui que certains jeunes, enfermés dans un monde d’objets consommables, au risque d’être eux-mêmes consommés par la société, apprennent à se passer d’échanger avec l’autre. Or, vu le contexte mondial de plus en plus conflictuel et peu sûr, les jeunes disent instamment qu’ils attendent de leurs enseignants qu’ils les aident à comprendre et à réfléchir sur les enjeux actuels.

L’enseignant serait ainsi l’appui qui permet l’émergence de l’intérêt et des motivations de l’élève. Il a pour mission de l’orienter dans le processus qui définit sa personnalité, lui permet d’accepter le caractère divisé du sujet et de progresser. Ceci signifie qu’il puisse aussi découvrir à travers les matières traitées son désir par rapport à un métier, développer des visions et transformer son désir en projet. L’enseignant est alors obligé de se laisser «enseigner» par les savoirs sus et non sus des élèves, même ceux qui sont enkystés dans leurs provocations et disfonctionnements en général. Il semble important qu’ils puissent faire l’expérience que l’école est un lieu qui stimule l’esprit, un lieu de trans-formation, de «Bildung» parce qu’il permet de faire un pas supplémentaire en tant que jeune et adulte. C’est un lieu où on se parle et où les acteurs sont responsabilisés: ils sont des «parlêtres» (Lacan) qui répondent ou apprennent à répondre de leurs actes. Être «en-seignant» est un métier de l’humain qui donne beaucoup de satisfaction à condition, selon Lacan, de se rendre compte que «l’amour, c’est offrir à quelqu’un qui n’en veut pas quelque chose que l’on n’a pas».

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