« La lettre est toujours en souffrance. »
(Jacques Lacan)
« Le rire est le propre de l’homme », disait Rabelais. Le langage est le propre de l’être humain, renchérit le philosophe. Et le fou est son alter ego, conclut le psychiatre. La folie est en effet le revers de la médaille de la condition humaine : elle est sa conditio sine qua non et lui tend le miroir. Il est donc tout à fait logique qu’elle aille se nicher avant tout dans le langage. Aussi les troubles du langage constituent-ils les symptômes pathognomoniques de la schizophrénie, qu’ils s’appellent fading, néo- ou paralogisme, mutisme, mussitation, j’en passe et des pires. C’est donc fort logiquement dans la littérature et le théâtre que la folie trouve sa plus pertinente expression. Et elle frappe souvent les plus intelligents et les plus forts, comme le montre l’exemple d’Ajax que donne à voir Sophocle dès le Ve siècle avant Jésus-Christ. Pendant le siège de Troyes, Ajax se sentant victime d’une injustice veut se venger en tuant les Achéens, ses camarades de combat. Mais pris d’un accès de folie, il assassine furieusement un troupeau de chèvres qu’il prend pour ses compatriotes grecs.
« Qui était donc plus censé que cet homme ?
Qui valait mieux que lui au moment d’agir ? […]
Je vois que nous, les vivants,
nous ne sommes que phantasme et vaine ombre »
Une génération plus tard, Euripide met en scène la folie d’un autre héros grec, Héraclès. Lyssa, la déesse de la déraison, sème le trouble dans l’esprit du demi-dieu qui, pris d’un accès de démence, finit par tuer ses propres enfants.
Dans son célèbre Problème XXX, le pseudo-Aristote pose l’équivalence du génie et de la mélancolie. Selon la tradition hippocratique, un excès de bile noire, de mélancolie justement, produit la tristesse, l’anxiété et la folie. Mais ce même excès de mélancolie est aussi à l’origine du génie. Ainsi le mélancolique, homme fort doué, passe sa vie sur le chemin de crête qui sépare le génie de la folie, la passion de l’ivresse, la vertu du crime, la richesse de la mendicité, le pouvoir de l’esclavage. Le Problème XXX est une rêverie sur la création, dixit le regretté Jackie Pigeaud, grand helléniste devant l’Eternel : « L’art poétique appartient à l’être bien doué ou au fou. […] L’être doué peut aisément mimer ; l’être fou se projette hors de lui-même et peut donc prendre toutes les positions des autres, ce qui est une autre manière de mimer. » Plus de deux millénaires plus tard, Freud dira la même chose dans son joli texte Der Dichter und das Phantasieren : l’enfant qui joue, tout comme le poète qui écrit, fait comme si ; ils imitent, ils miment. Le psychotique, pourrions-nous dire, tient à la fois de l’enfant et de l’artiste, à cette différence près que sa maladie l’empêche de ressentir de l’empathie. Les physiologistes modernes diraient qu’il manque de neurones miroir qui permettent justement de se mirer dans l’autre, de se mettre à sa place. Dans l’impossibilité de se mettre à la place de l’autre, le psychotique a peur que l’autre se mette à la sienne, qu’il lui usurpe son identité. Et c’est ainsi que le fou devient étranger à lui-même, qu’il est aliéné, et qu’il se trouve en proie à un état de morcellement et de dépersonnalisation. Le thème du double est un leitmotiv qui revient dans de nombreux délires, comme par exemple dans le fameux syndrome de Capgras.
Mais tous les génies ne sont pas des fous et les fous ne sont pas toujours des génies. Parfois, cependant, les deux coïncident comme dans le cas d’Antonin Artaud. Ses écrits lui permettent de réunir les morceaux de sa personnalité, de se reconstruire une essence et une identité. Aussi, le refus, dans un premier temps, de l’éditeur Jacques Rivière de publier ses œuvres revient-il, pour Artaud, à un véritable arrêt de mort, une menace d’anéantissement. « Il y a donc un quelque chose qui détruit ma pensée ; un quelque chose qui ne m’empêche pas d’être ce que je pourrais être, mais qui me laisse, si je puis dire, en suspens. Un quelque chose de furtif qui m’enlève les mots que j’ai trouvés. […] J’aime mieux me montrer tel que je suis dans mon inexistence et dans mon déracinement. […] Il faut que le lecteur croie à une véritable maladie qui touche à l’essence de l’être et à ses possibilités centrales d’expression, et qui s’applique à toute une vie. Une maladie qui affecte l’âme dans sa réalité la plus profonde, et qui en affecte les manifestations. Le poison de l’être. Une véritable paralysie. Une maladie qui vous enlève la parole, le souvenir, qui vous déracine la pensée. […] Assez parlé de moi et de mes œuvres à naître, je ne demande plus qu’à sentir mon cerveau. » Rivière finira par accepter de publier… leur correspondance, avant de rendre public aussi les poèmes d’Artaud, dont celui-ci :
« Le petit poète perdu
Quitte sa position céleste
Avec une idée d’outre-terre […]
Mais nos pensées cadenassées
N’avaient pas la place qu’il faut »
Interné pour schizophrénie à l’asile de Rodez, Artaud y rencontre le psychiatre Ferdière qui reconnaît son génie, le traite avec des électrochocs et lui permet d’épanouir sa créativité et d’écrire notamment Le théâtre de la cruauté et Le théâtre et son double.
Recouvrer le langage et se faire entendre, c’est recouvrer son humanité et sortir de l’anéantissement psychotique. Perdre le langage, c’est perdre sa vie et sa raison, à l’image du poète latin Ovide que l’empereur Auguste exile loin de Rome au fin fond de l’Asie mineure. Ovide y sombre dans une profonde dépression nostalgique, proche de la dépersonnalisation : « Je ne suis plus celui que tu as jadis connu ; de ce personnage il reste l’actuel fantôme. […] J’ai désormais moi-même peine à trouver les mots latins. […] Déjà, il me semble, j’ai moi-même désappris le latin. »
Un demi-millénaire plus tard, les cris de Hölderlin, que la folie relègue dans une tour à Tübingen, semblent répondre comme un écho aux vers d’Ovide : « Die Mauern stehen sprachlos und kalt. » Et que dire de l’effroi du pauvre Lenz, poète épigone de Goethe, dont la folie est si brillamment décrite par Büchner dans sa nouvelle éponyme. Les voix que Lenz entend menacent de réduire sa raison au silence : « Hören Sie denn nichts, hören Sie denn nicht die entsetzliche Stimme, die um den ganzen Horizont schreit, und die man gewöhnlich die Stille heisst ? », lance-t-il au pasteur Oberlin qui l’accueille dans son presbytère d’une vallée reculée des Vosges.
S’il y a donc des fous qui écrivent et qui créent avec un génie qui fait d’eux de grands écrivains et artistes (citons encore Gérard de Nerval, James Joyce, Robert Schuman, Vincent van Gogh), la folie, elle, cependant, n’a jamais de génie. La folie, entendu comme trouble mental dans le sens médical du terme, est une maladie et comme telle, elle est aux antipodes de la créativité. La maladie, en effet, n’invente pas, elle répète et caricature, comme le rappelle Georges Canguilhem dans Le normal et le pathologique. La pulsion de répétition, nous enseigne Freud, est du côté de la pulsion de mort qui, comme la maladie, tend à répéter un état antérieur, à savoir la mort. Dans son essai Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, l’inventeur de la psychanalyse cite les physiciens qui assimilent la mort à l’entropie, à un état de désordre maximal des molécules, alors que la vie est l’organisation d’un ordre fort complexe et donc forcément instable et éphémère. Comprise ainsi, la folie est une espèce de mort de la raison, d’une raison qui s’exprime par le langage. La folie, par contre, incapable de créer du langage, le caricature. Le poète joue avec la langue, alors que la langue se joue du fou qui la prend à la lettre, en prenant littéralement le mot pour la chose. Le dessin animé Symphony in Slang du grand Tex Avery illustre merveilleusement cette véritable chosification du langage et nous fait comprendre que les mots pour le fou deviennent des maux. Le langage sert ainsi de séparation entre deux formes de psychose, la schizophrénie et la paranoïa. Dans la schizophrénie, pour le dire vite, la langue est détruite, dans la paranoïa, elle est caricaturée, pétrifiée.
Dans son rapport à la parole, la paranoïa est la folie la mieux partagée au monde, à commencer par la paranoïa religieuse. L’intégrisme, qu’il soit celui des ayatollahs islamistes, des catholiques ultratraditionalistes ou des intégristes juifs, prend lui aussi le texte sacré au pied de la lettre, refusant toute interprétation, toute polysémie. Les intégristes de la langue n’échappent pas non plus à cette paranoïa, cette véritable fétichisation de la langue : refuser l’accueil de mots étrangers dans une langue nationale n’est que l’équivalent linguistique de la fermeture des frontières aux réfugiés ; imposer une grammaire délirante à l’idiome luxembourgeois dont l’essence est pourtant orale, c’est imiter l’acte fondateur de l’Académie française, qui définit l’orthographe comme étant ce qui distingue « les hommes lettrés des ignorants et des simples femmes » ; brutaliser la langue par l’écriture inclusive ou autres « Gendersternchen » et bizarreries graphiques est une violence imaginaire qui méconnaît la part du symbolique dans la langue et la culture. Tout cela relève d’une réponse psychotique de type paranoïaque au Malaise dans la culture découvert par Freud au début du dernier siècle.
Nous ne parlons pas, ça parle en nous, dit à peu près Lacan, interprétant en quelque sorte le « wo Es war, soll Ich werden » de Freud, ce que, à mon tour, j’interprète en disant : le psychotique répète la langue de la mère, le névrosé, le normal donc, crée sa propre langue maternelle. La langue se joue du fou, le névrosé, poète à ses heures, joue avec la langue, avons-nous dit. Dans le domaine des beaux-arts, on dit que le fou fait de l’art brut, alors que le névrosé crée une œuvre. Il est vrai que l’art brut, élevé au rang des arts tout court par Jean Dubuffet, ne veut pas dire art mineur, mais relève de la tentative d’une création en dehors des codes académiques et culturels. Dans les rares cas où folie et génie coïncident (cf. Aristote), cela aboutit à des chefs-d’œuvre, dans la plupart des cas cependant, on reste dans le domaine de l’art-thérapie. Il ne s’agit pas ici d’établir une hiérarchie entre art brut, art primitif, art-thérapie et art officiel et reconnu, mais tout simplement de réfléchir, en partant de la création artistique, à la réponse de l’être humain à sa condition insoutenablement angoissante d’être jeté dans le monde, de son « Hinausgeworfensein » comme diraient les existentialistes. Et nous voyons alors que cette réponse est à chercher beaucoup plus du côté des philosophes et sociologues que du côté des médecins et autres doctes psychiatres. A moins qu’elle ne vienne des écrivains et des artistes, car eux seuls ont osé affronter les affres qu’offre leur mélancolie. Comme Tiresias, le devin grec aveugle qui était successivement homme et femme, était le seul à savoir ce qu’il en était du désir, le mélancolique qui est successivement fou et raisonnable, est le seul à deviner ce qu’il en est de l’essence humaine.
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