Jean Portante et la «Nouvelle Fable»

Récits d’aventures ou aventures de récits?

Le XXe siècle, une «traversée de labyrinthe», s’est payé deux guerres mondiales aux hécatombes apocalyptiques et une série d’autres conflits, cataclysmes et révolutions qui ont mis à mal les idéologies, les économies et les convictions les mieux ancrées. C’est le délitement général, tout se met à vaciller, tout est à recommencer. Tel est le sujet du roman-somme L’Architecture des temps instables1 Jean Portante y emmène le lecteur sur les traces de son autobiographie atomisée par la fiction, sur les brisées de quatre générations de personnages italiens et autres éparpillés aux quatre coins du monde, dans la continuité de deux de ses autres récits de longue haleine: Mrs Haroy ou La mémoire de la baleine (1993) et Mourir partout sauf à Differdange (2003).

La guerre comme facteur de déstabilisation

Au centre du roman: un épisode du combat des maquisards italiens contre l’occupation nazie au centre de l’Italie, dans les Abruzzes. Deux résistants, tapis en haut d’un clocher de village, attendent le moment propice pour abattre l’Obersturmführer
Gerhard Winter, qui traque les soldats de l’ombre. On ne saura qu’à la fin lequel des deux «tueurs» potentiels, désigné à la courte paille pour délivrer la balle létale, aura finalement tué le nazi. Les conséquences en seront terribles: le sacristain, leur complice tacite, sera torturé à mort; n’obtenant pas de renseignements sur les auteurs de l’attentat, les SS vont exécuter dix otages en les enfermant dans une maison qui sera dynamitée. Dès lors, le village, divisé entre fachos et cocos, sera définitivement scindé en clans opposés. Des lettres anonymes circuleront, accuseront tantôt l’un, tantôt l’autre des combattants sans uniforme, plombant l’atmosphère.

Sur ce cas particulier, qui soulève la question de la légitimité de la guerre partisane engendrant des victimes collatérales, Jean Portante a conçu une intrigue qui tient la route sur presque cinq cents pages. L’objectif visé par les maquisards – l’utopie d’une société plus équitable – justifie-t-il les moyens, c’est-à-dire que l’on mette en jeu la vie de personnes innocentes? C’est pourtant la deuxième option qu’ont retenue les deux résistants, les demi-frères Alessandro, alias Amilcar, et Tonio, alias Ettore. Leur mère Assunta, qui va mourir nonagénaire à Differdange, aura vu sa vie pareillement délitée. À la toute fin de la Première Guerre mondiale, elle perdra son premier mari, Antonio, tué par une des dernières balles tirées. L’aîné de ses fils, Alessandro, s’engagera du côté de Mussolini en Albanie, en Grèce, en Afrique. À la fin de la guerre, il retrouvera son frère utérin cadet, Tonio, né d’un deuxième mariage d’Assunta qui l’avait emmené au Luxembourg, d’où il fut forcé de rejoindre l’armée italienne régulière. Ensuite, donc, pour les deux jeunes gens, le maquis et le statut de combattants bandits ou patriotes, selon le point de vue.

D’autres personnages du roman seront confrontés à la guerre civile espagnole, comme le capitaine écossais McCullen, un fils de nanti aux convictions socialistes qui va beaucoup marquer Tonio, ce dernier lui servant d’interprète. Alessandro sera confronté aux soulèvements de Berlin et de Hongrie, à la révolution cubaine, sa compagne Alicia aura été victime de la répression de Pinochet. La guerre, les conflits politiques, l’Histoire vont chambouler les histoires individuelles, sans que le lecteur sache si c’est le caractère inné des personnages ou le poids de l’actualité qui va les pousser dans tel sens ou dans l’autre.

Destin. Destination était le titre d’une pièce de Jean Portante en 1998. Dans ce roman aussi, les personnages s’interrogent sur le sens que prend leur existence, tantôt dans le droit fil d’une logique, tantôt à contresens, comme lors de la chute du mur de
Berlin, en 1989. Mais, ironie de l’Histoire, à ce moment précisément, Jo, petit-fils d’Assunta, passe de l’Ouest à l’Est pour y retrouver son oncle
Alessandro, qui ne s’y trouve plus.

Acteurs conscients, volontaires, ou victimes aveugles et impuissantes, les figures sont prises dans un tourbillon qui passe de génération en génération, à échelle intercontinentale, puisque l’Europe de l’Ouest, du Sud et de l’Est, l’Amérique du Nord, du Centre et du Sud seront des étapes dans les tribulations des divers personnages. La géologie elle-même se met de la partie, avec le tremblement de terre de L’Aquila qui semble métaphoriser l’aspect éruptif et imprévisible du monde comme il va. La photo de couverture du roman, due à l’auteur, montre les échafaudages étayant les ruines dues au séisme.

La migration

Une autre thématique portantienne est omniprésente dans ce roman foisonnant. Les raisons de quitter sa patrie, ou du moins son domicile ou sa résidence, sont multiples. Il y a la migration pour raisons politiques, comme celle des Italiens antifascistes, qui seront obligés par le régime à revenir, ou des Chiliens partisans du président Allende ou encore des Allemands de l’Est sursaturés par les abus du «socialisme réel»; certains se retrouvent à Cuba.

Il y a la migration pour raisons économiques: on quitte les villages montagnards des Abruzzes pour chercher du travail dans la plaine, à San Demetrio par exemple; d’autres, plus malheureux ou plus courageux, se dirigent vers le Nord ou traversent l’Atlantique. Il y a la migration pour raisons psychologiques, c’est le cas notamment d’Assunta et de son second compagnon, montrés du doigt pour leur liaison adultérine, qui partiront pour le lointain Luxembourg où ils s’inséreront dans la communauté italienne. Le petit-fils d’Assunta, le journaliste et écrivain Jo, séjournera aussi bien en Luxembourg qu’à Paris, en Normandie, en Argentine, au Mexique, en RDA qu’à La Havane: c’est un navetteur né.

Certains personnages, et pas seulement les plus jeunes, pris dans le maelström du siècle, connaissent de multiples ruptures, relations parallèles et retrouvailles sentimentales et/ou sexuelles: séquelles, causes ou indices de dysfonctionnements interhumains. La notion de paternité, que l’on pouvait croire fixe, se dilue avec l’enfant Raphaël que met au monde la violoniste Viviane – la fée? –, ancienne compagne de Jo et épouse de Camille. Un autre enfant, José, que mettra au monde Alicia, a comme père en principe Giacomo, le fils d’Alessandro, à moins que Jo là encore…

L’écriture métonymique

Jean Portante est poète, s’exprime par des tournures concentrées, concentriques, denses, par images aussi. Signalons les plus pertinentes. D’abord une image sonore, une voix qui lui parle: celle de «l’animal du dedans» qui le stimule, le pousse à prendre des décisions vitales. L’image du cerf qui traverse l’autoroute – près de Verdun (quel symbole!) – et se fait tuer par la voiture du protagoniste, Jo, lui-même blessé, est récurrente chez cet auteur. Ici, l’accident se passe au moment où l’écrivain rentre à Esch-sur-Alzette, alors que son père meurt d’un cancer du pancréas à la Clinique Sainte-Marie. Le cerf, force naturelle indomptable, thématise le moment fatal. La grand-mère Assunta a une préférence pour l’image des mouches, que son fils reprend. On songe aux insectes symboles du remords dans la pièce de Jean-Paul Sartre.

Le personnage fédérateur des récits, c’est l’écrivain Jo, espèce de délégué de l’auteur démiurgique bien vivant. Il se met en scène comme concepteur d’un roman sur la guerre, avec le mystère portant sur l’assassinat d’un homme cynique, entraînant la mort atroce d’une douzaine d’innocents. Jo questionne, fait des repérages, prend des notes dans son cahier Moleskine. La lettre que son père lui a remise pour qu’il retrouve et contacte son demi-frère Alessandro va voyager avec le romancier en puissance. Cette lettre, autre image, est comme la balle sortant du canon du fusil d’un des deux partisans dans le clocher: elle avance au ralenti, reprend sa trajectoire, accélère et finit par toucher sa cible. Dans ce contexte, on trouve une belle évocation – déjà vue dans
Mrs Haroy – d’une course de vitesse au vélodrome de Niederkorn, avec les deux pistards qui font du sur-place et, brusquement, fusent vers la ligne d’arrivée. Autres images encore: le temps qui se mesure au nombre de mégots dans le cendrier après une entrevue, ou bien la métaphore de la toile d’araignée avec ses fils gluants ou non, emblématiques des fils de l’intrigue tissée par le «fabricant» du texte, araignée conteuse. Enfin, le grand-père Giuseppe ayant été écrasé par un bloc de minerai dans la mine du Thillenberg, on ne va pas retrouver son corps, la famille se recueillera sur une tombe vide. Ce trou béant et noir préoccupe son petit-fils Jo, qui doit mentalement le remplir, comme l’écrivain doit remplir la page blanche avec des souvenirs en partie fictifs.

La narration en pagaille

Le XXe siècle a non seulement détruit des certitudes politiques, culturelles et sociales, mais encore les plus solides traditions narratives. Le roman de Jean Portante se charge d’en fournir une illustration convaincante, tout en se présentant dans le genre de la «Nouvelle Fable». Le romancier ne renie pas les avancées du «Nouveau Roman» d’un Robbe-Grillet, qu’il a cité lors de la récente présentation de son livre au Centre national de littérature, mais il entend procéder davantage par des narrations concrètes avec des personnages identifiables aux réactions humaines, plutôt que par des abstractions, des figures théoriques.

En fait, il décline trois types de romans: celui inspiré directement par l’autobiographie transposée telle quelle dans le récit; le récit linéaire et entéléchique où, du premier au dernier chapitre, les épisodes seraient racontés dans l’ordre même de leur déroulement; enfin le récit auctorial, où un seul narrateur omniscient – balzacien pour tout dire – impose un point de vue unique. Et donc Portante a opté, comme dans ses romans précédents, pour une multiplicité de narrations. Pour faire vite, on relèvera: les notes prises par Jo, écrivain qui revendique ce statut et se met en scène comme tel; les lettres diaristiques écrites par Assunta à son premier mari, Tonino le calligraphe tué en 1918, mais qui ne seront jamais envoyées; les enregistrements avec des témoignages – incomplets – sur sa propre vie que Tonio laisse à son fils Jo; le récit de vie dicté par Alessandro, le demi-frère de Tonio, à sa maîtresse Alicia qui, elle, écrit, alors que lui, appelé «Maestro» par les Cubains, ne fait que parler; les lettres de
Giacomo, fils d’Alessandro, à Jo; et surtout la lettre de Toni à Alessandro, que Jo devrait remettre à celui-ci et qui finira dans sa tombe, non lue. Certains de ces personnages qui racontent leur vécu oralement ou le fixent par écrit, sont des écrivains accidentels, improbables: ils doutent de leur vocation, obéissent à des besoins impérieux, mais n’ont pas de projet éditorial ou statutaire.

Avec tant de missives rédigées, certaines non expédiées, d’autre envoyées, d’autres non délivrées, on est pratiquement en présence d’un roman épistolaire, pour lequel l’agencement, le montage au sens cinématographique, est du seul fait de l’auteur réel. En même temps que sa trame, le récit fournit un commentaire de sa genèse, le lecteur étant sollicité pour en faire l’exégèse. Le romancier a par ailleurs envisagé d’autres titres que celui finalement retenu: Comme l’écho lointain d’un coup de feu, qui aurait eu le mérite d’insister sur l’effet itératif de la séquence de la balle mortelle, Lettre morte, puisque la missive essentielle n’arrive pas à son destinataire, ou encore Le Collectionneur de débuts, par allusion à Jo tiraillé entre sédentarité et tentation de nomadisme. Parmi les personnages secondaires, il y a d’autres écrivains, comme Cesare Fioretti, le commandant Virgilio qui dirige le groupe de résistants à San Demetrio. Le père de Jo, Toni, a comme référence littéraire Les Fiancés (1821-1842) d’Alessandro Manzoni. Autant que l’histoire racontée comptent les «discours» qui la prennent en charge. Le personnage de Jo, qui veut à tout prix élucider la question de la balle tirée sur le SS et n’aura de cesse de retrouver les protagonistes et témoins survivants, fait office de fouineur, comme dans Les Gommes de Robbe-Grillet, où le crime est directement associé au détective.

Seuls des lecteurs chevronnés – des «liseurs» comme les appelait Albert Thibaudet2 – seront à même de pleinement goûter l’enchevêtrement des tenants et aboutissants de l’intrigue avec les couples de personnages, les ralentis, les retours sur séquence, les variantes insensibles d’une relation à une autre, les permutations, les apparentes répétitions, les séquences oniriques, les envolées poétiques, le mélange des époques, des personnages, des milieux. Pour le public spécialisé, c’est là justement que réside l’intérêt de ce travail de fiction référentielle sous forme de mosaïque romanesque aux mille pièces qui a pris une douzaine d’années au créateur. Par fidélité à ses origines, par pragmatisme, par défi – on ne sait pas au juste ses motivations – Jean Portante a publié son livre aux éditions Phi, qu’il faut féliciter pour leur engagement au profit d’une œuvre littéraire originale. La qualité de l’écriture, l’effet réaliste habilement mêlé à un imaginaire fertile, le contexte métalittéraire qui multiple les citations, tout cela lui aurait permis aussi de postuler une sortie en France. Après tout, certains de ses livres sont parus chez des éditeurs bien cotés pour les prix. À condition d’avoir l’appui d’une grande écurie commerciale,
L’Architecture des temps instables était sans doute «goncourable», comme l’était déjà Mrs Haroy.

L’auteur semble tabler plutôt sur les traductions. Il y a des projets en ce sens au Mexique, en Allemagne, en Italie et en Roumanie: quatre langues de transposition pour un univers fictif où la polyglossie est déjà très présente, avec le français et le luxembourgeois et d’autres idiomes utilisés dans les dialogues et les diverses narrations orales ou épistolaires. Voilà une autre architecture tout aussi instable, puisqu’avec les migrations, la mondialisation, les recompositions identitaires, le référent langagier se redéfinit sans cesse. Curieusement, dans l’univers romanesque que voici, l’anglo-américain, sauf dans les scènes de guerre en Italie, est presqu’absent. On est curieux de voir l’écho des traductions annoncées. Jean Portante signale qu’il a des lecteurs à San Demetrio qui le suivent depuis des années et espèrent découvrir en leur langue ce qu’il a à dire sur leur patrie, qui est aussi, en partie, la sienne.

 

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