La démocratie s’arrête-t-elle aux portes de l’usine ?

Débats actuels et perspectives d’avenir

Lorsque l’on traite de l’avenir de la démocratie, notamment face aux défis posés par les mutations technologiques (digitalisation, robotisation…), il n’est pas possible d’ignorer le volet du travail qui, après tout, domine une large partie de l’organisation de la vie quotidienne pour la grande majorité de la population. Quel est l’avenir de la démocratie en entreprise, de la cogestion, à l’aube du « Travail 4.0 » ?

À en croire le patron de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL), Nicolas Buck, il s’agirait en fait d’un phénomène imaginaire qui ne servirait qu’à imposer de nouvelles contraintes aux entreprises : « C’est de la fumisterie. C’est un sujet qui n’existe pas et qui est utilisé pour légitimer des changements du droit du travail. (…) C’est la maladie des lois, corollaire d’un Etat protecteur et qui contrôle, contre laquelle je m’érige. »1 Il s’y ajouterait que le modèle luxembourgeois du dialogue social tripartite serait foncièrement antidémocratique, en donnant aux syndicats une influence politique qui ne leur reviendrait pas : « Le modèle qui était [!] en vigueur avec le CPTE [Comité permanent du travail et de l’emploi, organisme tripartite traitant du marché de l’emploi et du droit du travail] était une négociation de la démocratie. Il donnait des pouvoirs de négociation à des organisations qui n’ont pas cette légitimité [les syndicats]. Notre mandat en tant qu’organisation patronale est de donner des arguments pour que les responsables politiques puissent créer des lois qui sont intelligentes et qui amènent une sécurité juridique. »

L’argumentation du patron des patrons luxembourgeois n’est certes pas à une contradiction près (contre la « maladie » de toujours vouloir légiférer, mais en même temps proposer des lois « intelligentes » ; les syndicats n’ont pas de légitimité démocratique, mais en même temps, Nicolas Buck affirme que le terme « Etat-syndicat » est justifié pour le Luxembourg, vu « la structure de l’électorat » !!!). Au moins le fait d’argumenter que le lobbyisme économique serait plus « démocratique » que la représentation syndicale est pour le moins culotté.

Le positionnement de l’UEL (puisqu’il ne s’agit bien entendu pas que de la position personnelle de son chef) est en fait un retour en arrière aux temps d’avant la mise en place du dialogue social tripartite dans le contexte de la crise sidérurgique des années 1970. Si on lit le rapport du secrétaire général Antoine Weiss au XXIIIe Congrès du LAV (prédécesseur de l’OGBL) en 1970, on a en effet l’impression de lire un commentaire sur les discussions des derniers mois : „Die Gewerkschaften sind nach und nach zu gesellschaftlichen Organisationen herangewachsen. Sie sind in einem solchen Ausmaß Bestandteil des demokratischen Systems geworden, daß ohne sie dieses System kaum noch funktionieren würde. Diese Entwicklung ging nicht reibungslos vor sich. Im Gegenteil: die konservativen Kräfte in unserer Gesellschaft haben sich derselben mit allen Mitteln entgegen[ge]stemmt und erst dann nachgegeben, wenn kein anderer Ausweg blieb und es sich darum handelte, das kleinere Übel zu wählen, um eventuellen Explosionen vorzubeugen. […] [Dies] zeigt sich vor allen Dingen tagtäglich bei den Versuchen, den Gewerkschaften Machtmißbrauch vorzuwerfen und sie als Staat im Staate hinzustellen, sowie bei den daraus abgeleiteten Bestrebungen, ihre Rechte zu beschneiden und ihre Aktions- und Handlungsfreiheit einzuschränken, oder aber sie in das bestehende gesellschaftliche und wirtschaftliche System so einzugliedern, daß sie ihre Rolle der ständigen Kontestation der bestehenden Zustände nicht mehr erfüllen können.“2

Loin de voir les syndicats comme un corps étranger à l’intérieur de l’Etat démocratique comme de l’entreprise, Antoine Weiss définit l’extension de la démocratie au monde du travail comme une des priorités de l’action syndicale3. La démocratie politique, qui a émancipé le citoyen de la tutelle du seigneur féodal, devrait être accompagnée de la démocratie au sein de l’entreprise où le citoyen souverain se retrouve chaque jour, pour un nombre déterminé d’heures, comme un sujet subordonné de son employeur : „Die Demokratie kann vor den Fabriktoren nicht haltmachen. Es geht nicht an, daß der demokratische Bürger mit politischen Bewußtsein plötzlich wieder zum Untertan wird, wenn er das Fabriktor passiert hat. Eine solche Auffassung vom demokratischen Zusammenleben in der Gesellschaft lehnen die Gewerkschaften entschieden ab. Sie lehnen es ab, daß das Schicksal Tausender von Arbeitern und Angestellten durch jene wenigen bestimmt wird, die nach dem geltenden Recht als Besitzer der Produktionseinrichtungen angesehen werden oder als deren Stellvertreter die Macht ausüben.

Sie erwarten, daß auch im wirtschaftlichen Sektor die demokratischen Gepflogenheiten Fuß fassen, daß auch dort der Arbeiter zum Bürger, zum Wirtschaftsbürger wird, der über sein Schicksal mitbestimmen kann.“4

Renforcer les droits de cogestion en entreprise face aux défis actuels

L’OGBL est toujours de cet avis. Développer le dialogue social et la cogestion dans l’entreprise revient à démocratiser l’entreprise. À l’échelle nationale, un renforcement du dialogue social et de la représentation des salariés au niveau des entreprises permettrait non seulement de démocratiser la vie économique du pays, mais aussi de renforcer sensiblement la démocratie et la société civile en général.

Dans ce contexte, il importe également de souligner l’importance de la cogestion comme élément intégrateur de tous les salariés de l’entreprise. Avec la diversification des qualifications et des catégories professionnelles, et notamment le degré élevé de l’emploi frontalier et immigré au Luxembourg, les représentations des salariés légitimées de manière démocratique sont prédestinées à jouer un rôle important de dénominateur commun des salariés.

La stabilité et la pérennité du « modèle social luxembourgeois », tel qu’il a fonctionné depuis plus de 40 ans, sont étroitement liées, voire même conditionnées par la présence d’un mouvement syndical fort et représentatif de toutes les catégories du salariat, indépendamment de la provenance, de la nationalité et du lieu de résidence. Ce pluralisme distingue par ailleurs les syndicats, et aussi les représentations du personnel dans les entreprises, de la démocratie politique et représentative au sens strict. Au Luxembourg, les élections de la Chambre des salariés et des délégations du personnel dans les entreprises sont en fin de compte les seules élections où peuvent participer la grande masse des immigrés et des travailleurs frontaliers. Dans ce sens, ce sont les élections les plus démocratiques du pays, en tout cas celles avec le plus grand nombre d’électeurs et d’électrices.

Remettre en question la législation sur la représentation des salariés et les droits de négociation des syndicats ou continuer à retarder les adaptations nécessaires de la cogestion aux évolutions du monde économique – comme le fait en fin de compte l’UEL, pour qui le seul « dialogue social » qui marche est celui entre l’employeur et le salarié individuel – reviendrait donc à affaiblir davantage non seulement la cogestion au niveau des entreprises, mais aussi le bon fonctionnement de notre modèle social, voire de notre démocratie en général.

Ceci est d’autant plus vrai que les décisions au niveau des entreprises sont de plus en plus prises à l’étranger. Il est nécessaire d’assurer comme contrepoids légal une cogestion efficace sur le plan national. Une législation renforcée sur la représentation des salariés permet de garder une certaine influence sur les processus décisionnels et sur leurs impacts et elle favorise en outre la transmission rapide de toutes les informations, par exemple sur les projets de fermeture d’usines ou d’entreprises néanmoins rentables ou encore sur des intentions de délocalisation.

Dans ce sens, et a fortiori dans le contexte des adaptations à prévoir pour faire face à la digitalisation et à la nécessaire transition écologique, l’OGBL propose dans le programme adopté par son Congrès le 7 décembre 2019, de renforcer les droits des délégations du personnel, entre autres afin qu’elles puissent réagir de manière anticipative et préventive, et de prévoir dès à présent des mesures qui empêchent que les salariés ne se retrouvent au chômage ou dans des situations précaires.

Un premier instrument serait la mise en place obligatoire de bilans sociaux, à discuter entre employeur et délégation du personnel, dans les entreprises dépassant un seuil à déterminer. Cet instrument existe en droit français5 et belge. Il s’agirait en fait d’un plan annuel de mesures d’anticipation et de prévention visant la protection de l’emploi et des perspectives professionnelles, qualificatives et sociales des salariés au sein de l’entreprise. Les différents bilans sociaux seraient centralisés dans une banque de données nationale, située auprès du Comité de conjoncture, permettant de voir quels seront les besoins prévisibles en main-d’œuvre ou en formation et de se donner ainsi les moyens pour anticiper des restructurations au niveau national ou sectoriel.

Si certains clignotants s’allument, la négociation d’un plan de maintien dans l’emploi devrait devenir obligatoire. Cet instrument, introduit au Luxembourg par la loi du 22 décembre 2006, n’a jusqu’ici pas pu remplir entièrement son rôle et doit être ré formé, tout comme les dispositions légales en matière de licenciements économiques, de licenciements collectifs (plans sociaux) et de droits des salariés en cas de faillite.

Outre les questions des droits des représentants du personnel et de la sécurisation des parcours professionnels, les profondes mutations du monde du travail posent entre autres aussi de nouvelles questions telles que le statut du salarié (face à la prolifération de semi- et faux indépendants dans l’économie de plateforme6) ou encore l’effacement de plus en plus accru des frontières entre le travail et la vie privée dans un contexte de disponibilité permanente (question du droit, voire de l’obligation à la déconnexion). L’OGBL est prêt à discuter et à négocier des propositions communes au sein du CPTE, qui servent l’intérêt de tous et contribuent ainsi à la cohésion sociale du pays. Il espère que l’UEL le sera aussi.

  1. Toutes les citations de Nicolas Buck sont issues de l’entretien paru dans le magazine Paperjam, « L’entreprise n’est pas un goulag », paru dans l’édition de décembre 2019.
  2. Letzeburger Arbechter-Verband (LAV), Die freien Gewerkschaften in der modernen Gesellschaft. Bericht von Antoine Weiss, Generalsekretär des LAV, an den XXIII. Verbandskongreß vom 9. bis 11. Mai 1970 in Differdingen sowie die hauptsächlichen Schlußfolgerungen des Kongresses, Luxembourg, Imprimerie coopérative, 1970, p. 8.
  3. Et d’ailleurs avec des résultats tangibles. L’instauration des comités mixtes d’entreprise et d’une représentation des salariés au sein des Conseils d’administration des sociétés anonymes en 1974 est une suite directe de la grande mobilisation du LAV du 9 octobre 1973.
  4. LAV, Die freien Gewerkschaften, op.cit., p. 35.
  5. Définition pour la France (https://www.editions-tissot.fr/droit-travail/dictionnaire-droit-travail-definition.aspx?idDef=204&definition=Bilan+social ) :
  6. « Le bilan social récapitule les principales données chiffrées permettant d›apprécier la situation de l›entreprise dans le domaine social, d›enregistrer les réalisations effectuées et de mesurer les changements intervenus au cours de l›année écoulée et des 2 années précédentes.
  7. Le bilan social comporte des informations sur l’emploi, les rémunérations et charges accessoires, les conditions de santé et de sécurité, les autres conditions de travail, la formation, les relations professionnelles, le nombre de salariés détachés et le nombre de travailleurs détachés accueillis ainsi que sur les conditions de vie des salariés et de leurs familles dans la mesure où ces conditions dépendent de l’entreprise. »
  8. Ces nouvelles formes de travail posent évidemment des défis aux syndicats par rapport à l’organisation de ces travailleurs et par rapport à une remise en question de l’entreprise comme entité sociale. Certaines de ces questions, qui dépassent le cadre de cet article, ont été adressées dans mon article « Der neueste Geist des Kapitalismus? Gewerkschaften im Zeitalter von Digitalisierung und Robotisierung », forum no. 361, avril 2016, p. 38-41.

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