- Gesellschaft, Politik
La justice fiscale est une responsabilité collective
Depuis des décennies, le Luxembourg est une place financière importante. Certains retracent ses origines jusqu’à la loi sur les holdings de 1929, alors que d’autres les situent plutôt au moment de l’abandon du tout-sidérurgique lors de la crise mondiale de 1973. Quoi qu’il en soit, notre classe politique et économique est longtemps restée focalisée sur le développement de la place financière, notamment en misant de plus en plus sur des niches de souveraineté. Beaucoup de ces niches se situaient dans le domaine de la fiscalité, d’autres concernaient non seulement le secret bancaire en matière de la fiscalité de l’épargne, mais généralement l’opacité dans les affaires financières. À notre avis, ceci a mené à un glissement vers un modèle économique surdépendant de la finance. Un risque plus grand encore que celui de glisser dans une quasi-monoculture de la finance est celui de la mainmise sur l’État par des intérêts privés. Certains investissements dans les niches de souveraineté créées, comme par exemple Le Freeport, ont initialement été présentés comme innovations économiques, mais sont entre-temps devenus gênants aux yeux de nombreux citoyens et décideurs politiques ou économiques.
Une richesse qui empêche le développement
Car la manne peut devenir une malédiction. Le Tax Justice Network a consacré l’expression «the Finance Curse» – la malédiction de la finance –, l’idée qu’un système économique peut devenir dépendant de la finance qui l’accapare en pénalisant tous les autres secteurs, surtout l’économie productive. Ce concept est similaire à ce qu’on appelle «le mal néerlandais» dans les contextes d’exploitation de ressources naturelles (surtout les hydrocarbures): l’exportation de ces matières premières dans un cycle d’expansion signifie que les revenus viennent à tel point «durcir» la monnaie du pays en question que son marché d’exportation et les autres secteurs économiques en pâtissent.
Dans les pays en développement, ce phénomène est aussi appelé «la malédiction des ressources naturelles». Il est à l’œuvre dans les pays exportateurs d’hydrocarbures ou d’autres qui dépendent de manière excessive des rentes des ressources naturelles. C’est le cas de nombreux pays en développement riches en ressources naturelles, mais économiquement très pauvres. Les revenus de ces matières premières signifient qu’en grande partie, le gouvernement ne dépend plus des recettes fiscales de ses contribuables et ne se sent en conséquence plus «redevable» vis-à-vis de ses citoyens.
La malédiction de la finance fonctionne en suivant une dynamique similaire. Des pays avec peu d’alternatives économiques comme les nombreuses «dépendances de la Couronne» britanniques, mais également des pays industrialisés telle la Suisse (ou même aux États-Unis certains États comme le Delaware, ou au Royaume-Uni la City de Londres) développent leur secteur financier et saisissent toutes les opportunités qui se présentent en matière de développement de niches. Ceci peut mener à plusieurs résultats: le risque d’une perte de revenus fiscaux dans d’autres pays, dorénavant bien connu et documenté (c’est par exemple ce qui est arrivé avec les techniques d’optimisation fiscale des entreprises multinationales révélées par les Luxleaks1); l’évasion fiscale des personnes privées à revenus importants (HNWIs), comme l’ont révélé les Swissleaks (ou HSBC-leaks2); ou encore le détournement de sommes importantes par des hauts responsables politiques chinois3. Les trois situations ont été documentées par l’International Consortium of Investigative Journalists. Il y a au moins deux autres corollaires immédiats: la malédiction de la finance pour le pays qui attire ces revenus (souvent mal acquis) et le développement d’une criminalité transnationale de plus en plus organisée.
L’évasion fiscale et la fragilisation des démocraties
La perte de recettes fiscales entraîne une réduction des moyens budgétaires à la disposition d’un État dont les conséquences peuvent être multiples: une réduction de la redistribution via les services sociaux, menant à plus d’inégalités sociales et moins de résilience pour les ménages fragiles; une réduction des effectifs ou moyens à la disposition des forces de l’ordre ou de la justice, pouvant mener aussi à des politiques sécuritaires plus agressives ou à la croissance de la perception de l’insécurité; une réduction des moyens pour l’éducation, ayant comme conséquence une population moins éduquée et apte à confronter les difficultés et défis de la vie au quotidien.
Il y a donc un lien indéniable entre perte de l’assiette fiscale, affaiblissement des États et fragilisation des sociétés: ceci est particulièrement visible dans beaucoup de pays en développement qui sont rongés par la corruption, la criminalité et les manœuvres politiques quand les élites cherchent à s’accrocher au pouvoir coûte que coûte. Mais c’est également une réalité dans beaucoup de pays industrialisés, notamment européens, où les politiques d’austérité des dernières années ont demandé un lourd tribut en matière de cohésion sociale, où les fins de mois sont de plus en plus difficiles pour une partie croissante des populations et où la solidarité est en train de s’effriter: solidarité sociale, solidarité intergénérationnelle et de plus en plus solidarité vis-à-vis des plus vulnérables, comme les nombreux demandeurs de protection internationale qui sont refoulés devant les frontières de l’Union européenne.
Comment en sommes-nous arrivés là? Les idées économiques avancées comme certitudes scientifiques et vérités absolues par certains idéologues méritent d’être passées au crible. En effet, elles n’ont prévu ni permis d’éviter aucune des crises des dernières années et nous devons nous interroger à qui elles ont fini par profiter. L’orthodoxie économique dominante du marché libre cache le fait que nos marchés ne sont pas vraiment libres et que les règles du jeu ne sont pas équitables: les inégalités croissantes de par le monde en témoignent. Quand le scandale Luxleaks a éclaté, l’ONG Oxfam estimait que les 85 individus les plus riches au monde possédaient autant que les 3,5 milliards les plus pauvres; en moins de deux ans, la situation a évolué au point que les 62 individus les plus riches possèdent dorénavant autant que les 3,7 milliards les plus pauvres. Dans sa configuration actuelle, la mondialisation produit trop de perdants et trop peu de gagnants. Certaines idées reçues de l’économie méritent d’être réexaminées de manière critique et sur base de leurs mérites réels et non tels qu’imaginés par une poignée d’économistes invoqués sans cesse par ceux à qui le système actuel profite le plus.
Le Tax Justice Network a publié un document intitulé Ten Reasons to Defend The Corporation Tax – dix raisons pour défendre la fiscalité des entreprises: une publication d’autant plus importante que d’aucuns se font entendre ces derniers temps en réclamant l’abolition même de la fiscalité des entreprises avec l’argument de la compétitivité. Or, le concept de concurrence – alors qu’il est utile au niveau des entreprises privées pour garantir aux consommateurs plus d’efficience et de meilleurs services – est dangereux lorsqu’il est appliqué au niveau des États-nations, étant donné qu’il mène à une situation de concurrence fiscale qui peut devenir un jeu à somme nulle entre États.
La fiscalité face à une économie mondialisée
La fiscalité a un rôle central dans toute société humaine, étant donné qu’elle permet à l’État de s’acquitter de ses responsabilités envers ses citoyens en faisant la collecte des revenus nécessaires pour offrir les services publics, sociaux et sécuritaires qui sont nécessaires au bon fonctionnement de toute société avancée. La nature transnationale de beaucoup d’entreprises privées au XXIe siècle pose des questions importantes en matière de fiscalité, mais les montages qui permettent une double-non-imposition ne sont pas une réponse adéquate.
Par ses actions récentes, le gouvernement luxembourgeois montre qu’il partage cette préoccupation et qu’il appréhende le risque d’une absence de diversification de sources de revenus à l’avenir. Les investissements dans l’infrastructure, l’éducation, les nouvelles technologies en sont témoins, tout comme les efforts de réflexion autour de l’avenir de l’économie et de la société du Luxembourg. Mais gare aux villages de Potemkine: les efforts de réflexion et de réformes auxquels nous faisons face ne peuvent pas être des efforts cosmétiques. Si le panem vient à manquer, les circenses ne nous rassasieront pas. Il faut donc se résoudre à arrêter les combines qui nous permettent de récolter les miettes d’une mondialisation effrénée qui ne profite qu’à très peu de personnes en fin de compte. La diversification – mais aussi la responsabilisation – de l’économie luxembourgeoise sera un effort continu et de longue haleine, mais qui devra in fine mener à une société plus harmonieuse, plus juste et plus durable.
1 http://www.icij.org/project/luxembourg-leaks
2 http://www.icij.org/project/swiss-leaks
3 http://www.icij.org/offshore/leaked-records-reveal-offshore-holdings-chinas-elite
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