Être berger fait rêver : la montagne, le plein air, du soleil, des brebis et de la marche. Mais être berger ne se résume pas à ces quelques éléments de carte postale. Cela implique d’habiter dans une cabane qui parfois ne possède pas les commodités nécessaires. C’est se lever tôt et rentrer tard, travailler plus de soixante-dix heures par semaine, suivre le rythme des brebis. C’est être dehors sous la pluie ou sous la chaleur, c’est soigner les brebis, les protéger du loup. Et, c’est avant tout penser brebis, agir brebis et rêver brebis. Elles deviennent le centre des conversations. Être berger, c’est toujours penser à l’endroit où les faire pâturer, où les faire passer, se demander si elles ont assez bu. C’est penser à leur bien-être avant tout. Lorsqu’elles rentrent au parc la nuit, elles doivent être rondes, calmes et heureuses : avoir mangé à leur faim.

Il est difficile de dire quand commence et quand se termine une saison de berger. La nôtre se dessine au loin dans un bruit sourd d’hélice : l’hélicoptère arrive. Il lui faut moins d’une minute pour atteindre la cabane. Le vent provoqué par les pales nous balaye la figure tandis que, suspendus dans les airs, les sacs de provisions se balancent au-dessus de nos têtes. À nous maintenant de jouer. Il faut indiquer au pilote où poser les « big bags » (nos provisions), les attraper pour les poser au bon endroit, espérer, une fois le crochet retiré, qu’ils ne se renversent pas (sachant qu’ils pèsent en moyenne 600 kg) N’ayant jamais fait cela, c’est impressionnant. Lorsque le silence revient, nous réalisons que la saison peut enfin commencer; il ne nous manque plus que les brebis. Elles arrivent demain.

Nouveaux devoirs de berger

Nous occupons un alpage dans la vallée du Vénéon dans les Alpes. Au-dessus de nos têtes, Lauranoure nous surplombe. Autour d’une tasse de thé dans le chalet que Sylvain a reconstruit avec Diane, ancienne gardienne du refuge voisin, celle-ci nous montre les photos de l’alpage datant du début du siècle dernier. À l’époque, une vingtaine de familles y habitaient et y faisaient pâturer du printemps à l’automne leurs vaches, chèvres et brebis. Mais depuis l’exode rural, le pâturage a été abandonné. Aujourd’hui, le paysage est parsemé de ruines et l’herbe a été recouverte par la myrtille. Seuls le refuge gardé, le chalet de Diane et Sylvain et la cabane des bergers restaurée en 1980 le peuplent encore. La cabane des bergers, quant à elle, est utilisée depuis trois générations par des éleveurs de brebis. François et Paul représentent la dernière à prendre la charge du troupeau. Depuis trente-cinq ans, les brebis étaient libres sur la montagne. Elles montaient dans les vires des falaises et y restaient par groupes de dix toute la saison, sans berger. Les éleveurs venaient seulement de temps en temps vérifier l’état du troupeau, mais l’année dernière, en juin 2018, deux semaines à peine après que les brebis étaient arrivées sur l’alpage, le loup a attaqué. C’est Julie, la gardienne du refuge, qui a trouvé les premiers cadavres de brebis. Elle a tout de suite appelé les éleveurs mais, le temps qu’ils arrivent le lendemain matin, une vingtaine d’autres bêtes étaient étendues sur la neige du névé. François a perdu le tiers de son cheptel cette année-là, l’équivalent d’une génération de dur labeur disparu en seulement deux jours. Il a alors décidé de céder aux propositions d’aides financières du plan loup mises en place par l’État français. La façon de faire de son père et de son grand-père n’est plus possible aujourd’hui. C’est là que nous intervenons. Nous sommes des bergers d’un autre temps dont le travail est essentiellement centré sur la protection du troupeau contre les prédateurs. Notre présence continue auprès des brebis et le fait de les garder ensemble dans des parcs de nuit – constitués par une clôture électrifiée amovible – entraînent de nombreux autres problèmes comme les maladies contagieuses qu’il faut pouvoir endiguer. Notre plus grand fléau est la myiase. À chaque petite éraflure que se font les brebis, les mouches viennent y pondre et déposent à l’intérieur de la plaie les larves des vers qu’elles ont transportées d’une carcasse. Les vers grossissent, se multiplient et creusent de plus en plus profondément. Si la plaie échappe à notre attention, la fièvre peut emporter la brebis en une semaine seulement. Nous allons donc passer notre saison à soigner, pendant plusieurs heures quotidiennement, les brebis atteintes de maux qu’elles ne connaissaient pas encore. Mais nous allons également leur apprendre à rester ensemble, ce qui n’est pas chose facile, et les faire paître dans des zones où elles n’avaient jamais posé ne serait-ce qu’une patte. Ainsi, dans plusieurs années peut-être, le pâturage retrouvera son étendue d’autrefois.

Traditionnellement, les brebis montent en alpage lorsque l’herbe se fait rare dans la vallée. Une fois allégés du poids du troupeau, confié au(x) berger(s), les éleveurs peuvent s’occuper de la récolte du foin. Le bélier, c’est-à-dire le mâle, reste à la ferme, pendant que les brebis, déjà toutes enceintes, montent en alpage. Habituellement les éleveurs vendent leurs agneaux pour la viande avant la montée. Chez nous, les agneaux seront vendus à la fin de la saison, car François suit la tradition familiale, tandis que les agnèles constitueront la nouvelle génération de brebis. Les mères, quant à elles, donneront à nouveau naissance à l’automne, dans le confort de la bergerie.

L’arrivée de nos brebis s’est faite le 20 juin en camion. Ce n’est que la partie du troupeau qui appartient à François, soit 80 brebis et 80 agnèles et agneaux, qui en a été débaroulée. Nous descendrons récupérer les 80 brebis de Paul la semaine suivante. Un de nous deux a dû descendre au bas de la montagne pour aider à finir la transhumance qui ne peut s’effectuer qu’à pied. En effet, il faut près d’une heure et demie de montée dans la falaise, le long d’une longue cascade pour arriver sur l’alpage. Une fois les brebis en haut, elles nous sont confiées. Nous les garderons ensemble. Sans même que nous nous en soyons rendu compte la saison a commencé. Elle durera trois mois, si ce n’est plus. C’est un travail de longue haleine qui démarre.

La base du métier de berger est de « garder », et cela de différentes manières. Or, garder signifie simplement que toutes les brebis se retrouvent ensemble dans le parc de nuit ­– c’est-à-dire protégées des prédateurs – à la fin de la journée. Une des premières façons de garder est celle de rester auprès du troupeau toute la journée. Une méthode que nous avons testée lors de notre première sortie avec les brebis et qui s’est avérée assez mouvementée. Non seulement elles avaient envie de marcher, mais surtout elles n’aspiraient qu’à aller dans tous les sens et à s’enfuir. Elles n’étaient absolument pas habituées à être gardées sur ces alpages. Elles n’avaient qu’une préoccupation, celle de rejoindre le quartier où elles avaient l’habitude de se rendre les années précédentes. Plusieurs fois par jour, des tentatives de fuites ont dû être déjouées, comme celle d’une brebis, accompagnée de son agneau, décidant tout à coup de partir en courant. Nous nous sommes rendu compte à nos dépens que les brebis ne sont grégaires que parce qu’elles y ont été habituées et celles-là, les nôtres, ne l’étaient pas. Marquis, notre border collie de quatre ans, sait parfaitement manier les limites d’un troupeau, mais il se retrouvait complètement désarçonné face à une seule brebis à ramener. Les chiens, Marquis et Prudence en l’occurrence, sont plus que nos bras droits, nos flics ou nos soldats. Sans eux, nous n’avons aucune autorité sur les brebis. Elles fonceraient droit sur nous pour nous échapper. Sans eux, les troupeaux seraient constamment éclatés sur la montagne. Sans eux, nous ne pourrions garder le troupeau soudé et finalement nous nous épuiserions à courir après les brebis.

Le parfait exemple est la brebis noire. Dans notre troupeau, elles ne sont que deux à se distinguer par leur couleur et sont donc facilement repérables. Pourtant l’une d’entre elles, accompagnée de son petit agneau blanc, fuyait presque tous les jours et disparaissait dans la nature. Marquis n’arrivait pas à les ramener au troupeau, ni nous d’ailleurs. Nous la retrouvions donc, comme la technique le veut, en repassant le troupeau dans la même zone que la veille. Jusqu’au jour où, alors que nous la repérions de loin, elle décida non pas de rejoindre le troupeau, mais de descendre en courant le sentier vers le parc de nuit. Nous avons, à tort, supposé qu’elle nous y attendrait. Or, c’est au refuge qu’elle a été aperçue, juste avant de prendre le sentier menant au quartier d’août situé dans un vallon plus haut sur la montagne. Il nous était maintenant impossible d’aller la chercher avec le troupeau. Nous l’avons heureusement retrouvée, trois semaines plus tard, après notre arrivée sur le pâturage d’août. Elle y était toujours seule et surtout saine et sauve. Le loup n’avait pas attaqué. Son agnèle, quant à elle, reste à ce jour disparue.

C’est un sentiment bien étrange, que nous avons partagé en début de saison, celui de penser que nous réussirions à toutes les garder en vie et à les ramener saines et sauves en bas. Notre mission principale est peut-être de les protéger du loup, mais surtout des maladies. Lorsqu’on est berger, on s’improvise également vétérinaire. C’est à nous de soigner les brebis et d’en prendre soin. Mais parfois, nous ne savons pas ce qu’elles ont et nous ne pouvons rien faire. Notre première agnelle est morte à la fin du mois de juillet. Cela faisait plusieurs jours qu’elle n’allait pas bien. Elle avait la face gonflée et n’arrivait pas à suivre le reste du troupeau. Nous ignorions ce qu’elle avait : peut-être une piqûre d’abeille ou de vipère. Nous ne savons pas et nous ne le saurons jamais. Il y a bien eu un moment où nous avons osé espérer qu’elle allait s’en sortir. Seulement, le jour d’après, elle n’arrivait plus à ouvrir les yeux. Elle était devenue aveugle. Pour suivre le troupeau, il fallait la porter sur nos épaules. Elle est morte le matin suivant. Il a fallu l’empierrer.

Un métier à risques

La montagne regorge de dangers. La première semaine d’août nous avons perdu une brebis et un agneau, mais les accidents et les décès peuvent également toucher les humains. Cette même semaine, après nous avoir rendu visite, l’oncle d’un des éleveurs a fait une chute de 50 mètres. Il a été récupéré en hélicoptère et s’en sort bien : quelques points de suture et d’importants hématomes. Ça aurait pu finir autrement. Ce qui a été le cas d’un randonneur retrouvé aujourd’hui au fond du vallon, au pied d’une immense falaise. Il est mort. Nous avons vu sa lampe frontale qui brillait dans la nuit, en haut de la montagne, nous demandant ce qu’il faisait bien là et s’il avait besoin d’aide. L’hélicoptère partant avec une housse mortuaire orange nous a raconté la fin de l’histoire. Nous ne pourrons plus jamais admirer comme avant cette montagne qui fait pourtant partie de notre quotidien. Parfois, on se demande comment un berger, qui lui n’emprunte jamais les sentiers et se rend dans des endroits parfois instables et dangereux pour récupérer les brebis, arrive à rester en vie. Comment arrive-t-il à jauger le danger que peut représenter la montagne alors qu’il l’arpente quotidiennement ? Peut-être parce que, à chaque endroit difficile, il se répète comme un mantra : « Je ne veux pas tomber, je ne peux pas tomber, je ne vais pas tomber ! ».

Berger est donc un métier qui peut comporter des risques. Mais c’est également un métier qui, avec le retour des prédateurs comme le loup, nécessite beaucoup plus de travail. Les bergers doivent désormais réaliser des parcs à deux rangées avec des filets mobiles et les déplacer tous les trois jours. Le plan loup permet aujourd’hui aux éleveurs d’embaucher un aide-berger pour suppléer aux tâches pastorales. Souvent, comme c’est notre cas, les bergers et aides-bergers sont des couples. Ainsi, berger n’est plus un métier solitaire. On est deux. Puis sur notre alpage, nous sommes entourés d’un refuge gardé, d’un chalet privé, de deux ânes qui nous permettent de faire de plus gros ravitaillements, de deux poules dont une rousse qui ne cherche qu’à s’évader du poulailler, de deux chiens, mais aussi des randonneurs et touristes qui viennent parcourir la montagne. Sans oublier la famille et les amis qui passent nous rendre visite.

La simplicité apparente du métier laisse difficilement voir aux personnes extérieures qu’il y a des choses à faire et des choses à ne pas faire. Si vous parcourez la montagne à la recherche des plus beaux paysages, n’oubliez pas que l’équilibre d’un troupeau est fragile. Ainsi, nous vous avons concocté quelques conseils pour vos prochaines excursions :

  • Ne traversez pas le troupeau; essayez autant que possible de le contourner, vous éviterez du travail au berger;
  • Avertissez le berger si vous voyez une brebis. Surtout si elle est noire;
  • Ne prenez pas la cabane des bergers pour une bergerie. Nous ne vivons pas avec les moutons. C’est un lieu de vie privé.

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