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Le «roman national»: entre névrose collective et mystification
Les réactions suscitées par la publication il y a quelques mois de l’Histoire mondiale de la France ont été l’occasion, en pleine période électorale, de constater une nouvelle fois les crispations françaises autour du rôle conféré à l’histoire1. Faisant le pari du décentrement pour ouvrir l’histoire de la France à d’autres horizons et éclairer son passé par-delà ses frontières actuelles, cet ouvrage collectif dirigé par Patrick Boucheron a très rapidement suscité une volée de critiques, qui l’accusent de porter un coup supplémentaire à une identité nationale déjà vacillante en faisant voler en éclats l’un de ses fondements, le récit historique unitaire et nécessairement glorieux de son existence (pluri)millénaire. Pierre Nora, le plus récent contempteur du livre2, est également le premier à avoir diffusé l’expression conceptuelle de «roman national3», destinée ensuite à une grande fortune médiatique, dans la conclusion du dernier volume des Lieux de mémoire, cette vaste entreprise de publication dont on peine d’ailleurs toujours à comprendre si, en fin de compte, son intention n’était pas de s’inscrire dans l’écriture dudit roman. Il est en revanche plus aisé de saisir le sens de l’expression et l’injonction pressante qu’elle exprime chez ceux qui en défendent aujourd’hui, ouvertement ou non, l’application: un usage du passé ostensiblement tourné vers le renforcement d’une identité nationale, à travers un récit continuiste et sélectif de faits historiques positifs qui permettrait à chaque Français de trouver dans ses présumés ancêtres autant de modèles idéalisés, en une affiliation fictive qui, lui indiquant ce qu’il a été, lui prescrirait ce qu’il devra être.
Souvent défendue, parfois combattue, sans cesse débattue, l’idée de «roman national» occupe dans tous les cas une telle place dans les discussions politiques que l’on ne pense plus guère à revenir sur les implications psychanalytiques de son usage. L’opération s’avère pourtant fructueuse: en identifiant le caractère essentiellement névrotique d’un procédé intellectuel dont le mécanisme même s’oppose au travail de l’historien, elle conduit finalement à clarifier en creux les principes et la finalité de ce travail.
Détour par la psychanalyse: Freud et leRoman familial des névrosés
Si rien n’indique une référence explicite au «roman familial4» freudien dans la diffusion de l’expression de «roman national», les similitudes dans les termes ainsi que dans les ressorts et la fonction de ces deux constructions narratives sont troublantes. C’est en démêlant le long processus de distanciation qui s’opère entre l’enfant et les parents, processus indispensable non seulement à l’évolution de l’individu mais au «progrès» de la société, que Freud recourt à la métaphore de «roman familial des névrosés» pour souligner – et expliciter – l’incapacité de certains adultes (névrosés) à franchir cette étape séparatrice.
Partant de la prise de conscience par le jeune enfant de l’imperfection de ses parents au contact des autres, le «roman familial» est ce rêve fait les yeux ouverts de leur remplacement par des figures plus «prestigieuses» à travers des scenarii d’enfant adopté ou d’un autre lit. Il s’enrichit à l’adolescence par la saisie de la différenciation sexuelle et de l’incertitude qu’incarne le père dans le couple (il peut ne pas être le «vrai»). L’impression de déloyauté et d’ingratitude qui accompagne cette mise à distance ne fait en réalité que conforter l’illusion de la saine émancipation du sujet: de fait, les rêveries visant à corriger l’existence telle qu’elle est consistent bien plutôt en l’effort inconscient de ressusciter l’image surestimée des parents de la petite enfance. Les personnages substitués au vrai père, parés de caractéristiques propres à ce dernier, ne servent qu’à mieux le magnifier, tandis que les infidélités prêtées à la mère la nimbe d’un mystérieux pouvoir de séduction, si bien que, à travers ces fantasmes, c’est la surestimation primitive qui reprend finalement ses droits. En principe, cette construction s’effrite d’elle-même quand le processus de séparation s’est déroulé avec succès. Sa survivance serait alors le symptôme de l’incapacité du sujet à accepter ses parents avec leurs défauts, reflet de son incapacité à s’accepter soi-même avec ses propres imperfections, elle-même à mettre en lien avec son incapacité d’exister en dehors du regard des mêmes parents.
L’un des ressorts majeurs du «roman familial» est le sentiment d’être évincé, nous dit Freud, que ce soit par l’un ou l’autre parent qui ferme l’accès au couple ou par les membres de la fratrie avec lesquels il faut partager l’attention et l’amour des parents. Parallèlement, dans une sorte de mouvement compensatoire, la culpabilité de ne pas aimer assez ses parents, née du désir fou de les remplacer et de leur prêter des comportements immoraux, cristallise le retour à la surestimation initiale jamais vraiment dépassée. Des craintes du même ordre se tapissent derrière les prises de position des promoteurs du «roman – ou récit5 – national». Le déclin du pays et l’effritement identitaire sont brandis comme des menaces sérieuses dans le contexte actuel de perte des repères traditionnels, et ceux qui se montrent réticents aux appels à la mobilisation du passé sont accusés d’avoir «honte» de leur histoire et de «ne pas aimer» la France.
Les racines républicaines du «roman national»
Le plus souvent identifié dans le discours d’une droite réactionnaire et nostalgique, le recours au «roman national» est cependant employé bien au-delà de ce seul courant politique. Emmanuel Macron clame ainsi son «envie d’embrasser le passé de [son] pays dans ce qu’il a de plus exaltant, de sensuel, et qui fait [sa] fierté6», tandis que Jean-Luc Mélenchon cherche volontiers à s’inscrire dans la projection d’un passé glorieux de la nation, portée par quelques figures idéalisées et consensuelles.
C’est durant le dernier tiers du XIXe siècle, dans le contexte d’affirmation d’une République encore empêtrée dans les affres de l’Ordre moral et réellement menacée par la restauration monarchique que l’investissement de l’histoire, la mise en exergue de temps forts fédérateurs et républicains, débouchèrent sur le développement du «roman national». À l’instar du parent surestimé du roman freudien qui hante l’adulte névrosé pétri de culpabilité et de honte, la République aimée – dont on redoute la déception et le désamour – plane sur les prises de position qui émaillent l’espace public. Ainsi, la méfiance envers une certaine économie mémorielle est-elle inéluctablement taxée de tiédeur à l’encontre de l’idée républicaine aussi bien à droite qu’à gauche, avec pour corollaire la production d’un nouveau clivage qui brouille les grilles de lecture traditionnelles, celui qui distingue les historiens de profession pour lesquels il est aujourd’hui inconcevable, quelle que soit leur obédience politique, d’alimenter une histoire mystifiée, des acteurs du monde politique et médiatique (et plus généralement de l’opinion) moins embarrassés par les marqueurs et associations simplificateurs.
Ironie de l’histoire, mais aussi véritable mise en abîme «romanesque», après avoir décrié le récit unitaire traditionnel, c’est pour mieux révérer la «centralité lavissienne» que Pierre Nora s’exprime aujourd’hui, illustrant par son parcours le malaise d’une société «névrosée» qui ne serait pas parvenue à se défaire des mythes fondateurs de son passé et à surmonter son refoulement (ou déni) des pages plus sombres qui le composent. Or il est grand temps de dépasser le contexte obsolète de la fondation de la République pour «repolitiser» sur des bases claires et pertinentes le débat et exhumer les enjeux idéologiques qu’il recèle. Derrière les appels à une histoire recentrée sur la chronologie et les faits politiques, insensible aux phénomènes sociaux et aux lents mouvements d’évolution structurelle, c’est bien un projet de société délétère et conservateur qui se profile. Une histoire et une société l’une à l’image de l’autre, engoncées dans des frontières nécessairement étriquées, ici nationales. Mais ceci est vrai de toute édification moralisatrice d’un passé «romancé», qu’il soit «européen», «multiculturel» ou encore «internationaliste»: le résultat serait au fond identique, qui ne ferait que transférer à une autre échelle les mêmes écueils et continuerait d’entraver la démarche de l’historien.
Déraciner le passé pour rendre son futur au présent
Au fondement de cette démarche se trouve en effet l’impératif de déraciner le passé, c’est-à-dire de refuser de l’aborder de manière généalogique, parce que la fonction de l’histoire n’est nullement d’établir une filiation avec les hommes et les femmes d’une époque antérieure, mais de chercher à comprendre leurs activités, leurs pratiques et leurs croyances, et les structures qui président au fonctionnement de leur société, dont la différence avec la nôtre est pleinement reconnue7. En cela, la tâche de l’historien est exactement celle de l’anthropologue, puisque l’un comme l’autre tentent de rendre intelligible une société autre, et de la constituer ainsi en un miroir de nous-mêmes pour mieux y voir ce que nous sommes, et ce que nous pouvons et voulons changer. Au fond, la seule spécificité irréductible de l’historien réside dans le fait que l’écart qui fonde l’altérité de son objet d’étude vis-à-vis de lui-même se situe dans le temps et non dans l’espace. D’où un enjeu qui lui est propre: refuser de considérer les acteurs du passé comme nos ancêtres, et donc leur rendre leur autonomie en les délivrant d’un statut qui les conditionne et les résume à notre propre existence. Cet enjeu, parce qu’il lui permet de contrer «l’effet de destin du possible réalisé8» et de reconstituer les multiples possibles non advenus, lui confère aussi et surtout une responsabilité directe dans la cité: «défatalisant» le passé et lui restituant son futur, il «déréifie» dans le même temps le présent et lui donne les moyens de penser d’autres avenirs.
1 Patrick Boucheron (dir.) Histoire mondiale de la France, 2017.
Signalons à nos lecteurs la tenue le 4 avril 2017 d’une conférence sur le thème du « roman national » et de son instrumentalisation par Nicolas Offenstadt, invité dans le cadre du cycle de conférences Let’s Talk About History organisé par l’Université du Luxembourg.
2 Voir sa tribune dans L’Obs, n°2734, 30/03/2017, p.68-69, et la réponse des coordinateurs du livre dans le numéro suivant, p.73.
3 Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français: l’antiracisme et le roman national, 1993, cité par Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, III, Les France, vol.3, 1992, p. 1008.
4 Sigmund Freud, « Der Familienroman der Neurotiker », dans: Otto Rank, Der Mythos von der Geburt des Helden, 1909, p. 64-68.
5 Conscient de la charge négative associée à l’expression de « roman national », François Fillon lui préfère celui de récit. Dans les faits, le « récit national » qu’il revendique est parfaitement identique au « roman » dont il prétend s’éloigner.
6 « La Fabrique de l’histoire », France inter, interview du 9/3/2017.
7 Sur la nécessité d’une dénationalisation de l’histoire comme condition préalable à l’étude du passé, voir les positions défendues par Suzanne Citron, Le mythe national: l’histoire de France revisitée, 2007, dans une perspective plus large, par Marcel Détienne, Com- ment être autochtone: du pur Athénien au Français raciné, 2003, et Comparer l’incomparable: oser expérimenter et construire, 2009.
8 Pierre Bourdieu, Sur l’État: cours au Collège de France (1989- 1992), éd. Patrick Champagne, Remi Lenoir, Franck Poupeau, Marie- Christine Rivière, 2012, p.219.
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