Le sexe des clivages sociaux

Quand les inégalités persistent, les féministes résistent !

Parler d’un clivage social entre femmes et hommes, rien de nouveau! Après les mobilisations de soutien aux femmes en Pologne pour garder leur droit à l’avortement, les manifestations des femmes en Amérique latine contre les féminicides, le tout récent rassemblement pour se montrer solidaires avec les femmes aux États-Unis et les dernières nouvelles concernant la dépénalisation de la loi sur les violences domestiques en Russie – on aurait bien envie de s’exclamer: trois pas en avant, cinq pas en arrière!

Ce qui rend l’écriture de cet article difficile est la délicate tâche d’essayer d’évoquer les inégalités femmes-hommes tout en voulant remettre en question la catégorisation binaire des humains. L’utilisation même du concept de clivage entre femmes et hommes renforce justement l’idée qu’il existerait deux groupes distincts, opposés par nature et complémentaires par essence. Du coup, doit-on, de nos jours, encore parler de clivages entre femmes et hommes? Ou faudrait-il plutôt se poser la question des clivages au sein du féminisme? Les «jeunes» femmes ont-elles encore besoin de féminisme? Qui sont les femmes, qui sont les hommes et qui sont les Autres? Pour finalement se demander, que reste-il du féminisme?

Le pain-surprise féministe

Oui, nous avons «encore» besoin de féminisme – en tant que mouvement social, en tant qu’outil analytique et méthodologique, en tant que posture politique. Simone n’avait pas tort en disant:
«N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant1». Partant de ces paroles, je pourrais énoncer toutes les inégalités qui persistent entre femmes et hommes et rabâcher des statistiques qui peuvent facilement être trouvées dans diverses études et même en version simplifiée dans des livres2 s’adressant justement à des «jeunes3» femmes.

Je préfère problématiser la dualité qui forge notre pensée et qui structure nos cadres de référence, car cette dualité, telle qu’elle est nommée par des concepts comme les clivages sociaux, perpétue cette vision d’un monde qui peut être divisé en deux. Cette différenciation des sexes, de deux groupes antagonistes, peut vite glisser, d’une part dans l’essentialisme, d’autre part dans la reproduction binaire d’un système de domination. Ma compréhension du genre, en tant que marqueur social de division, voit les femmes comme sujets politiques, cela veut dire aussi que La Femme et L’Homme n’existent pas en dehors de nos représentations collectives sur les genres et les corps. La Différence entre femmes et hommes, qui se calque sur des différences biologiques, ne précède pas La Division, elle en est plutôt le produit ou du moins l’accompagne. À cela s’ajoute que cette division n’est pas symétrique – il s’agit d’une hiérarchisation naturalisée (mais pas naturelle!) posant un groupe comme supérieur et dominant (dans ce cas celui des hommes), l’autre comme inférieur et dominé (celui des femmes). Elle légitimise ainsi son exploitation et son oppression par la perpétuation d’inégalités à tous les niveaux de la société. Le patriarcat se nourrit justement de cet artifice bi-catégoriel, car cela permet de nommer4 qui fait partie du groupe (avec tous ses privilèges) et qui en est exclu.

Et voilà le problème pour les féministes (et pour tout mouvement émancipateur d’ailleurs): nos propres pensées et actions sont influencées par cette dichotomie femmes-hommes (théorie-pratique, académie-expérience, jeunes-vieux, etc.), rendant la tâche difficile. De multiples voix se sont levées au sein même du féminisme clamant que leurs revendications et besoins n’ont pas été pris en compte dans ce qui est appelé le féminisme «mainstream», «institutionnel» et/ou «hégémonique»5. Les divergences au sein du féminisme existent et il faudrait se demander s’il ne serait pas plus pertinent de parler de féminismeS6, afin de rendre compte de leur pluralité: féminismes lesbiens, féminismes pro-sexe, transféminismes, féminismes musulmans, féminismes transnationaux, féminismes décoloniaux, afro-féminismes, féminismes queer, féminismes matérialistes, etc. Le sujet «femme» est vivement critiqué, car même dans les milieux féministes, ce mot donne lieu à des représentations standard de la «femme-mère bonnasse-mais-pas-salope active des classes moyennes blanche cisgenre hétérosexuelle valide dans une relation exclusive et monogame».

Mon travail dans une structure LGBTIQ*+7 permet de poser un regard critique sur ce que cela signifie «être femme» et «être homme». Le féminin et le masculin doivent être pris comme des expressions et identifications fluides et changeantes qui ne se limitent pas au prolongement d’un axe mâle/homme/masculin – femelle/femme/féminin. Être en contact avec des butch, des folles, des Drag Kings, des Drag Queens, des personnes trans’ et des personnes non-binaires aide à comprendre la vastitude et la complexité de ce que peut potentiellement recouvrir ou ne pas recouvrir la définition «femmes-hommes».

Ces mêmes personnes font l’expérience d’insultes, de violences, de discriminations et de non-reconnaissance, car elles ne rentrent pas dans les cases du féminin-masculin; leurs genres ne sont pas conformes. Ce point de vue décalé sur le féminin-masculin est un défi pour un féminisme qui se base avant tout sur une compréhension binaire du genre/des genres8. Faut-il alors détruire les catégories de genre pour que cessent les discriminations ou faudrait-il plutôt multiplier les genres pour ne plus être en mesure de discriminer qui que ce soit? Ceci vaut, par exemple, pour des discussions sur l’élimination de la mention de sexe dans les passeports, tout comme pour la création de nouveaux termes et auto-identifications dans le langage.

Petit exercice de calcul: intersections

Prendre en compte la pluralité des voix féministes est un exercice complexe, mais constitue néanmoins la condition nécessaire pour ne pas recréer des schémas dominants. La configuration duale du clivage femmes-hommes ne renferme pas uniquement les personnes dans des constructions genrées, elle ne permet pas non plus de penser l’articulation des inégalités et des oppressions. Une fonctionnaire de la carrière supérieure, travaillant quarante heures dans un bureau, a-t-elle plus en commun avec une étudiante vivant dans un quinze mètres-carrés, avec une ouvrière du bâtiment, avec une japonaise ou avec son collègue de travail père de deux enfants? Quand certaines féministes expriment leur déception quant au fait de ne pas voir des jeunes ou des femmes immigrées à leurs évènements, ne faudrait-il peut-être pas se demander si ces personnes ont eu un espace d’expression assez grand pour se faire entendre et pour être écoutées9?

Déconstruire les catégories binaires et questionner les identités permet de voir la diversité des profils humains, ainsi que les multiples discriminations à affronter. Audre le résume très bien: «Il n’y a pas de lutte à problème unique, car nous ne vivons pas des vies à problème unique10». Penser l’intersection de différents rapports de pouvoir, n’est pas seulement un exercice de pensée, il s’agit surtout d’un outil politique servant la pratique11. Le contact avec divers publics appartenant aux minorités sexuelles et de genre montre à la fois la spécificité de leurs vulnérabilités et le besoin de se connecter à une collectivité partageant des identifications et des luttes communes. Les inégalités auxquelles font face les personnes LGBTIQ*+ demandant l’asile, vont se retrouver à l’intersection de politiques d’(in)hospitalité, de précarité, de reconnaissance de leur sexualité et de leur culture. Pareil en parlant de santé; il en faut pas se limiter à un sujet unique «femmes-hommes», mais plutôt s’intéresser aux divers aspects ayant une influence sur les pratiques affectives, sexuelles et corporelles de la population LGBTIQ*+ se trouvant à l’intersection du genre, des politiques de santé et des pratiques médicales hétéronormatives, et d’un accès aux soins rendu plus difficile par un manque de visibilité des sujets LGBTIQ*+.

LeS féminismeS, plus que jamais…

Dans la réalité, ce qui reste du clivage femmes-hommes, ce sont des corps non-reconnus, sous-représentés, invisibles, délaissés, voir même violés, mutilés et tués, car étant associés, interprétés et réduits à une catégorie de sexe, celle du féminin ou celle du non-conforme à leur genre ou à leur rôle de femme ou d’homme. Cette catégorisation sert à la (re)production d’un système de pouvoirS ne laissant aucune place aux multiples expressions individuelles et chaotiques qui seraient, simplement par le fait de leur pluralité, en mesure de remettre en question et de subvertir l’hégémonie et l’oppression du système normatif.

L’avantage des pensées dualistes est que chaque concept a son opposé, ainsi, l’oppression n’existe pas sans la résistance et la domination n’existe pas sans la libération. Les résistances et les stratégies de lutte sont aussi diverses, divergentes et multiples qu’il existe de façons de se dire féministe. Et c’est très bien, car cela montre que la plupart des initiatives émergent dans des contextes bien précis et qu’elles sont adaptées aux réalités sociopolitiques des communautés qui les portent. Ce que nous pouvons faire dans ces constellations plurielles, c’est créer des alliances, des débats et des perspectives critiques permettant auX féminismeS de porter des messages collectifs, créatifs et solidaires.

 

1 Simone de Beauvoir, citation datant des années 80’.

2 Julia Korbik, Stand Up. Feminismus für Anfänger und Fortgeschrittene, Rogner & Bernhard Verlag, 2016 ; Affront (Hg.), Darum Feminismus! Diskussionen und Praxen, Unrast Verlag, 2011; Anne-Charlotte Husson et Thomas Mathieu, Le Féminisme, Edition Le Lombard, 2016.

3 D’ailleurs, pourquoi uniquement les « jeunes » femmes auraient-elles besoin de féminisme? Et pour- quoi uniquement les femmes?

4 Christine Delphy, Classer, Dominer – Qui sont les „autres“ ?, Editions La Fabrique, 2008.

5 Hester Eisenstein : http://www.revue-ballast.fr/ hester-eisenstein/

6 Pauline Debenest, Vincent Gay et Gabriel Girard, Féminisme au pluriel, Editions Syllepse, 2010.

7 Ce sigle signifie «lesbian, gay, bi, trans, inter- sex, queer». L’utilisation du + et du * veut montrer l’ouverture à d’autres identifications et la diversité d’interprétation au sein même du sigle LGBTIQ.

8 Pour ce qui est de l’utilisation de genreS au singu- lier ou au pluriel, voir Marie-Hélène Sam Bourcier et Alice Molinier, Comprendre le féminisme, Editions Max Milo, 2012.

9 Nikita Dhawan utilise le concept « hegemonic liste- ning », l’écoute hégémonique, qui signifie que seule la parole de certaines personnes minorisées est écoutée par les personnes qui ont le pouvoir d’attribuer cette parole. Nous entendons les voix minoritaires que nous voulons bien entendre, évacuant celles qui dérangent. Article « Hegemonic Listening and Subversive Silences : Ethical-political Imperatives» in: Alice Lagaay and Michael Lorber (eds.), Destruction in the Performative, Rodopi, 2012, p. 47-60.

10 Citation: «There is no thing as a single-issue struggle because we do not live single-issue lives » in: Sister Outsider: Essays & Speeches by Audre Lorde, Berkeley, Crossing Press, 2007, p. 134-144.

11 Comme défini par Kimberlé W. Crenshaw et les « black feminists » avec le concept d’intersectionnalité.

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