L’Eglise, un moindre mâle ?

Man will Blindheit und Taumel und einen ewigen Gesang über den Wellen, in denen die Vernunft ertrunken ist!
(Friedrich Nietzsche1)

Non, tu ne couperas pas, cher lecteur, en guise d’introduction, à la fameuse citation malrucienne « le XXIème siècle sera spirituel ou ne sera pas ». Soulignons d’emblée que dans cette phrase, extraite d’une série télévisée, Malraux parle du spirituel, et non pas du religieux. Et n’oublions pas que ce même Malraux a été condamné pour avoir pillé le temple khmer de Banteay Srei et avoir voulu vendre son butin, des statues de déesses, à des antiquaires parisiens. Au-delà du forfait peu élégant, le psychanalyste ne peut pas ne pas voir dans ce geste la tentative inconsciente de Malraux, agnostique proclamé, de sauver au moins l’image de dieu. Mais si Dieu est mort, comme le proclame Nietzsche, c’est qu’il a d’abord été vivant. Et l’ombre de ce Dieu que nous avons mis à mort est plus terrifiante que la grâce du dieu vivant, un peu comme le père, assassiné et dévoré par la horde primitive de ses fils, est plus encombrant mort que vif2.

L’Eglise d’aujourd’hui n’est-elle pas à l’image de ces statues que Malraux avait voulu receler en France en les déracinant de leur terreau que constituait le temple, planté au milieu du pays khmer où la piété bouddhiste vivait sa vie, sa foi et sa loi. En France, ces icônes seraient devenues des fétiches sans âme, sans signification spirituelle, des noix vides, un peu comme ces masques « nègre » qui hantent le Musée du Quai Branly. Nietzsche, l’« antéchrist » qui se nomme aussi ecce homo dans son autobiographie, voit le Christ en rebelle contre l’ordre établi des philistins juifs, tout comme, un siècle plus tard, les hippies vont voir en Jésus leur premier disciple. Plus tard, atteint de folie causée par la syphilis, il s’hallucine tantôt en Christ, tantôt en Dionysos. Saint Paul, le véritable fondateur de l’Eglise catholique, vient récupérer ce juif iconoclaste au profit de ce qui ne va pas tarder à devenir l’« establishment » de l’Occident, c’est-à-dire l’Eglise catholique. On sait que c’est sur le chemin de Damas que Saul de Tarse a la révélation, l’« Offenbarung », ce qui fait dire à certains psychiatres que les psychotiques fondent les religions que les névrosés perpétuent. C’est la morale établie par cette Eglise-là, une morale « der Schwachen und Zukurzgekommenen », « des femmes et des esclaves », basée sur la culpabilité et la punition, remplaçant la vengeance par la revanche, que Nietzsche pense devoir détruire à coups de marteau. Et en vérité, il fera de son Zarathustra le prophète de cette « Umwertung aller Werte ».

Avec son retournement des valeurs, Nietzsche ouvre la porte au nihilisme que pourtant il ne cessera de combattre au nom d’une « Lebensbejahung des Diesseits », un oui à la vie immanente et donc non transcendantale qu’il voit à l’œuvre dans l’éternel retour et dans la volonté de puissance. Mais sa philosophie du marteau laisse l’humanité dans le désarroi en attendant un hypothétique et mythique surpassement de l’homme dans le « Uebermensch ». Devenu orphelin de père, l’être humain se trouve bien obligé dès lors de se donner des re-pères.

Une société sans père, sans frontières

Si Nietzsche est aujourd’hui l’un des philosophes les plus lus (et des plus mal compris), c’est que sa philosophie anticipe la crise actuelle des valeurs et des identités. C’est devenu la tarte à la crème des psychanalystes et des sociologues que de dire que nous vivons dans une société sans père, et j’ajouterai surtout sans frontières. A commencer par les frontières nationales que les accords de Schengen ont voulu abattre, mais il est vrai que c’était avant la pandémie du Covid-19. D’autres frontières sont tombées : en politique on voudrait gouverner au centre, « en même temps », comme dit Macron, avec la gauche et la droite ; les identités de classe sont en train de se fondre dans la masse ; avec son « surhomme » Nietzsche a effacé la frontière entre l’homme et Dieu ; à la suite de Darwin, l’antispécisme veut supprimer celle entre l’homme et l’animal ; les questions et polémiques autour du genre cherchent à gommer la différence des sexes ; l’intelligence artificielle brouille les limites entre l’homme et la machine ; la médecine moderne enfin, avec ses méthodes de réanimation et de procréation médicale assistée, parvient à nier la frontière entre la vie et la mort, à son début comme à sa fin. Ainsi combat-on aujourd’hui à juste raison l’acharnement thérapeutique en fin de vie, pour d’autant mieux le promulguer au tout début de la vie. On le voit, « quand la borne est franchie, il n’est plus de limite », comme disait le poète. L’homme d’aujourd’hui ne sait donc plus à quel saint se vouer. Comme la nature, il a horreur du vide et se tourne donc, sinon vers de nouveaux dieux, du moins vers de nouvelles idoles, ersatz d’idéaux et d’idées.

Un monde avec des frontières est rassurant, car assignant à chacun sa place, au détriment certes de la liberté. Un monde avec des frontières est un monde avec des interdits et des injonctions, avec des « Verbote » et des « Gebote ». Un tel monde invite bien évidemment à la transgression qui engendre la culpabilité. C’est sur cette culpabilité que Freud a fondé sa psychanalyse et sa science des névroses. Mais notre univers aujourd’hui est devenu celui de la liberté. Et qui dit liberté, dit angoisse. Car liberté pour quoi faire ? La culpabilité, chère à Freud, a cédé la place à l’angoisse, chère aux psychiatres actuels, chère aussi et surtout aux philosophes existentiels.

Les religions lient la peur

Mais l’angoisse a aussi remplacé la peur, cette peur qui est à l’origine des religions. Schématiquement, et pour aller vite, nous pouvons dire que la peur devant la nature et ses esprits, la peur en fait devant la mort, a inspiré à l’homme les polythéismes d’abord, les monothéismes ensuite. Admirons d’ailleurs au passage l’oxymore que constituent les monothéismes au pluriel, que Nietzsche a pu assimiler aux monotonothéismes. Si les psychanalystes continuent à penser que le monothéisme constitue une avancée culturelle par rapport aux polythéismes, votre serviteur a la naïveté de croire qu’il a introduit le loup dans la bergerie, ou plutôt le diable dans le ciel. Et il a l’incorrection politique de penser que la seule bonne raison d’être antisémite c’est que les Juifs, justement, ont inventé ce monothéisme. Abstraction faite, bien sûr, de l’anecdotique pharaon Akhénaton qui a instauré, le temps d’une brève génération, l’adoration d’un dieu unique. Ce qui a fait dire à Freud que Moïse était en fait un Egyptien qui a voulu faire revivre cette expérience en élisant pour cela le peuple juif3. Quoiqu’il en soit, le polythéisme est une auberge espagnole où il y a à boire et à manger pour tout le monde, et la porte reste toujours ouverte, pour des raisons à la fois politiques et morales, à de nouveaux dieux, accueillis au gré des conquêtes et des alliances, voire des défaites. Il est par contre dans la nature du monothéisme de fermer sa frontière au dieu du voisin et, la plupart du temps, de le combattre et de forcer l’autre à faire allégeance au sien. Les religions lient donc la peur, alors que la mort de Dieu va venir délier cette peur en la transformant en angoisse. La tentation est donc grande, comme nous l’avons vu, de chercher le salut dans des caricatures de dieux et d’autorités. C’est ce qu’on appelle l’intégrisme, le terreau sur lequel prospèrent intolérance, violence, haine et terrorisme.

L’Eglise comme moindre mal

Et c’est là que l’athée que je suis (rappelons que l’athée est un agnostique qui a le courage d’aller jusqu’au bout de ses opinions) pense que l’Eglise est un moindre mal à notre époque « wo es zum Glauben zu spät und zum Wissen noch zu früh ist », dixit Nietzsche. Le monothéisme est un maître exigeant, difficile à servir, et c’est ce que l’Eglise au fil des siècles a bien compris. En offrant, tout d’abord, un monothéisme light, avec l’introduction d’une « helle Wull », comme on dit sur RTL, de saints, un, ou même mieux une pour chaque bobo, chaque prénom, chaque jour du calendrier. Si j’ai cité RTL, c’est aussi pour pointer que l’Eglise d’aujourd’hui préfère s’adonner à la communication plutôt que de se donner à la communion. Elle a compris aussi que pour aliéner les foules, on a intérêt à lui proposer une figure d’identification, une tête de liste comme diraient nos politiques, et c’est ainsi que l’évêque de Rome, le pape donc, est ce fédérateur, ce « vice-Dieu », ce visage unique de l’Eglise qui n’existe pas chez les juifs et pas non plus chez les musulmans et les protestants. En termes de communication, le pape est un logo, une corporate identity. Et le concile de Vatican II est venu continuer sur cette voie de la facilitation, de la « simplification administrative », voire de la démagogie comme disent les intégristes de Monseigneur Lefèbvre. L’Eglise y a perdu en mystère ce qu’elle a gagné en efficacité, et le regretté Brassens a pu chanter ainsi que « sans le latin la messe nous emmerde ». Et l’Eglise continue aujourd’hui à jouer, parfois à son corps défendant si j’ose écrire, le rôle du mâle alpha, reléguant les femmes aux rôles de maman et de putain, à travers notamment les figures de Marie et de Madeleine, un rôle qui a au moins l’avantage de désigner à chacun une place voulue par Dieu. L’inconscient monothéiste assimile la femme à l’infâme, dont la seule présence semble réveiller la lubricité de l’homme, d’où la manie et l’obsession de cacher le moindre bout de chair derrière un morceau plus ou moins grand d’étoffe qui n’est pas sans rappeler le fétiche. Le mot même d’infâme devrait nous mettre la puce à l’oreille, car il révèle bien la place assignée à la femme, à mi-chemin entre l’infans, l’enfant qui ne parle pas encore, et la femme qui ne parle qu’à travers son corps, qui ne fait que papoter et ne peut donc accéder à la papauté. Et depuis la fameuse Jeanne, qui a failli devenir papesse, on prend bien soin de vérifier si l’anatomie du souverain pontife remplit la condition du « duas habet et bene pendentes ».

Dans ces lignes qui n’engagent que lui, mais qui l’engagent corps et âme, votre serviteur se résout donc à admettre qu’à notre époque de désarroi, de crise de valeurs et d’identités, on est bien obligé de combattre, tel le médecin homéopathe, le mal par le moindre mal, l’intégrisme terroriste par l’institution de la foi, l’Eglise catholique donc, cette figure du berger qui fournit un cadre rassurant à des agneaux tentés sinon de se jeter dans la gueule du loup. L’Eglise comme béquille d’une société d’humains à trois jambes (souvenez-vous de l’énigme que le Sphynx posait à Œdipe, le boîteux) qui attend de se voir greffer un quatrième membre qui, dans une sorte d’« Aufhebung » toute hegelienne, concilierait liberté et courage, science et conscience, connaissance et intuition. La mort dans l’âme, je salue ici le pape François tout en regrettant Benoît XVI, car un bon pape pour le salut des ouailles est un mauvais pape pour la cause des athées, et vice-versa. De la même façon que les républicains, se souvenant de la sainte alliance du sabre et du goupillon, du trône et de l’autel, préféreront toujours, pour servir leur cause, un grand-duc maladroit à une noble grande-duchesse.

Car si l’Eglise offre un refuge identificatoire positif aux croyants, elle fournit aussi, en miroir, un repoussoir identificatoire négatif aux athées. Pour se repérer, l’être humain a besoin (presque) autant de repères négatifs que de repères positifs. Les identifications bien vécues ne peuvent s’apparenter qu’à des métaphores dont les linguistes nous apprennent qu’elles ne fonctionnent qu’en s’opposant à d’autres métaphores. L’histoire récente nous a bien montré que l’effondrement de l’Union soviétique, du « Feindbild » communiste, a laissé plus d’un politicien de droite orphelin et sans repère. Mais pour que cette image ennemie fonctionne, il faut qu’elle soit reconnue comme équivalente à ce que j’estime être ma propre image. Maîtres et esclaves doivent se reconnaître mutuellement, nous avertit Hegel, et Nietzsche de renchérir : « Ich greife nur Sachen an, die siegreich sind ». En élevant ainsi le simple adversaire au rang d’ennemi, on lui rend un honneur, car dans cette véritable guerre il ne s’agit plus d’un jeu de l’ego, mais bien d’un existentiel combat du je. C’est d’ailleurs dans ce sens-là que Nietzsche célèbre la guerre qui n’est pas, comme chez Jünger, un appel aux armes militaires.

On l’aura compris, ces lignes consacrées à l’Eglise ne peuvent pas ne pas être aussi un hommage au philosophe au marteau qui le premier a osé théoriser et pratiquer une philosophie sans Dieu. Nous rendons hommage aussi, on l’aura compris, à Nietzsche, foudroyé par la folie, pour avoir osé le premier une philosophie sans Dieu. La raison, cette fameuse « Vernunft », incitait bien ses prédécesseurs, qu’ils se soient nommés Pascal, Descartes, ou encore Kant, à la même conclusion, mais la piété et la pitié, et aussi sûrement la peur du gendarme, les obligèrent à réintroduire Dieu par la petite porte, comme quoi la raison pratique a ses raisons que la raison pure ne connaît point.

  1. Friedrich Nietzsche, Morgenröthe, Chemnitz, Ernst Schmeitzner, 1881, aphorisme 89.
  2. Sigmund Freud, GW, tome 9 : Totem und Tabu. Einige Übereinstimmungen im Seelenleben der Wilden und der Neurotiker (1913), Frankfurt a. M., S. Fischer, 19968.
  3. Sigmund Freud, „Der Mann Moses und die monotheistische Religion“ (1939), dans : GW, tome 16 : Werke aus den Jahren 1932-1939, Frankfurt a. M., S. Fischer, 19937, p. 101-246.

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