Les H de la haine

Quand le je tend vers l’autre, cela s’appelle l’amour. Quand le nous tend vers les autres, cela donne la haine.

Le je adulte et névrosé, donc «normal», celui qui a bien résolu son complexe d’Œdipe, celui qui accepte que la relation duelle et fusionnelle avec la mère doit faire une place au père, au tiers donc, comme disent les psychanalystes, ce je-là se sait incomplet. Il est manquant et ce manque est le ressort de tout désir, c’est-à-dire de toute quête amoureuse. L’objet de ce désir est en quelque sorte non pas le complément d’objet, mais le complément du sujet. Et il sera l’objet de compliments… Grammaticalement, le je fonctionne tout seul, son manque et son désir qui en découle lui offrent aussi les modes d’emploi d’un tas de jeux, jeux amoureux, jeux interdits, jeux de société, j’en passe et des meilleurs.

Le moi, à l’inverse, a besoin d’une béquille pour fonctionner. La grammaire lui adjoint toujours un appui: moi je, moi président, j’en passe et des pires. Le moi est un je qui n’a pas accès au jeu. Les psychanalystes disent qu’un tel moi n’a pas résolu son «Œdipe», qu’il est resté dans une phase pré-œdipienne, qu’il continue à vivre dans une relation symbiotique avec la mère ou son ersatz, (son substitut, dans le plein sens juridique du terme?). Il vit dans l’illusion d’être complet et cette illusion le rend vulnérable. Cette vulnérabilité l’oblige à se réfugier dans un groupe de semblables où il peut continuer à se bercer dans la chimère d’être complet au milieu de compléments identiques. Ceci est bien sûr un oxymore et ne peut donc pas fonctionner. Le moi est aussi obligé de fonctionner avec le mécanisme de la surcompensation et de cacher sa fragilité derrière le masque de la mégalomanie. L’hypertrophie du moi répond ainsi à la modestie et à la lucidité du je.

Le refuge dans le groupe s’appelle le communautarisme. Ce groupe peut être la religion, le club de foot, le peuple (ce Volk dont le nazisme a à jamais perverti le vocable), la couleur de la peau, parfois même le sexe. La liste de ces ersatz du lit de la mère est aussi longue que celle des injures dont le groupe affuble ceux qui n’en font pas partie. Car à l’intérieur du groupe, on se sent, nous l’avons dit, complet, donc pur. Et l’extérieur du groupe est ressenti comme l’étrange étranger qui menace cette pureté originaire, qui viendra la souiller. On le voit, le groupe communautaire fonctionne comme un asyle de fous qui refuse de donner l’asile à ceux qu’il ressent comme des réfugiés, des juifs, des homosexuels, mais aussi au choix, qu’il traite de cathos, d’athées, de «miso-quelque chose», etc.

Le groupe se reconnaît dans un chef, une figure idéalisée qui cristallise sur sa personne ce qui reste à ces moi de libido amoureuse et qui leur désigne du doigt l’autre, l’étranger sur lequel ils peuvent alors projeter leur libido haineuse. Le mot allemand Untertan pour désigner les sujets de tels Führer souligne d’ailleurs beaucoup mieux que le français la vraie nature des individus d’un tel groupe. Le grand philosophe Theodor W. Adorno, chassé dans l’exil américain par les nazis, a fait, avec ses collaborateurs, des recherches aux États-Unis pour dégager la nature de ces Untertanen, et il a pu ainsi définir le «caractère autoritaire», susceptible de succomber, hier comme aujourd’hui, aux sirènes du populisme, de l’extrême droite et de l’Homme fort et providentiel.

La haine naît de cette peur d’être souillé dans son imaginaire pureté par l’autre. De doctes philosophes ont constaté que les textes de Heidegger regorgent du nous. Le pire des nazis pour les uns, le plus grand philosophe du dernier siècle pour les autres. Celui que je préfère appeler «Heil-de-Guerre» était avant tout un provincial, enraciné dans sa terre du Schwarzwald, obsédé par le retour d’une philosophie et d’un seyn, d’un «estre», pur et originaire, dévoyé par le monde autre et étranger de la modernité qui a balayé la civilisation grecque antique. Cette modernité est représentée, pour aller vite, par les juifs, peuple calculateur, et par les Américains, peuple de la technique et de la machination. Georges-Arthur Goldschmidt a montré dans un de ces derniers livres que la langue de Heidegger est contaminée par ce que Victor Klemperer a appelé la LTI, la Lingua Tertii Empirii, la langue nazie du Troisième Reich. H. voyait dans le nazisme la force quasi messianique qui allait permettre die Kehre, le retour à l’authenticité du Seyn grec et… surtout germanique. La perversion de H. réside dans ses concepts, pas dans ses recettes. Il n’en donna pas, heureusement, laissant cela aux sinistres sbires de H. qu’il méprisa d’ailleurs largement. Les textes de H., malgré son emploi ad nauseam du nous, ne renferment pas véritablement de haine. Car les juifs, en effet, y sont désincarnés. Ils sont une idée, plus qu’un peuple. C’est l’autre H., paradoxalement, qui, en les déshumanisant, leur donna un corps qu’il s’empressa à décharner. Acharnement et décharnement chez l’un, désincarnation chez l’autre. Chez H. donc il n’y a pas de haine car ses juifs sont un concept, bien plus qu’un corps. Pour qu’il y ait de la haine, il faut en effet le corps de l’autre. H. l’avait bien compris, lui qui appela à la rescousse de son délire racial une biologie absurde qui s’appliqua à définir les races avec des critères pseudo-scientifiques.

Mais l’amour aussi a besoin du corps. Dieu le Père l’a bien compris, lui qui incarna l’idée de Dieu dans son fils devenu chair du haut de la chaire. Mais si les docteurs de la foi prétendent que la religion est amour (et nous ne parlons pas ici des scandales de pédophilie), elle engendre (cultive?) aussi la haine, pour les raisons que nous avons analysées plus haut. On invente pour cela le corps du mécréant qu’on torture, qu’on décapite, qu’on écartèle, qu’on lapide, qu’on expose en l’explosant. Les terribles mises en scène de l’Inquisition dans le passé, mais aussi les attentat-spectacles de Daech, Al Quaida et autres en fournissent aujourd’hui la sanglante illustration.

L’amour et la haine ne vont donc pas sans le corps. La haine de soi non plus. Car celle-ci est indissociable de l’amour de soi, elle en est le revers. Regardez le fameux jüdischer Selbsthass qui trouve sa plus belle expression dans l’humour noir des juifs. Regardez aussi le dolorisme baroque du catholicisme qui s’acharne à torturer dans la musique et dans la peinture le corps de ses martyrs. Et si la jouissance naissait justement de cet écart entre haine et amour, de «l’hainamoration» comme l’a si justement appelé Lacan? Ou pour le dire autrement: de la confusion entre haine de soi et amour de l’autre… et vice-versa.

Et nous voilà revenu aux dangers du communautarisme invoqués plus haut. Pour instrumentaliser la haine de l’autre qui naît du nous communautaire, le chef du groupe fait appel à la jouissance, terme sexuel s’il en est. La jouissance, ce n’est pas le désir du névrosé qui naît de la tension vers l’autre et du manque qui la sous-tend, non, la jouissance qui anime les nous communautaire, c’est le plaisir pervers de mettre à mort avec mille feux de bûchers le corps de l’Autre, mais aussi l’autre corps qui niche dans les tréfonds de tout un chacun. Disons-le alors avec un pléonasme: c’est une évidente lapalissade que de constater qu’il y a une part d’étranger et d’inconnu en nous, que ce soit le grand Autre de Lacan, l’inconscient de Freud, la grâce des mystiques et autres religieux de tout poil, ou encore tout simplement le corps biologique que nous avons hérité de nos parents, ces étrangers. Ce corps est la nature qui nous reste à jamais étrangère, que Lacan a qualifié de réel et qui a besoin pour être ressentie, partagée, analysée, soignée de cet autre autre, tout aussi radicalement étranger et qui est… la langue. Nature vs culture, corps vs langue, dans toutes les mises en scène de la haine nous retrouvons l’antagonisme entre ces deux-là: le culte d’une langue maternelle qui sert à exclure l’étranger, la jouissance des corps meurtris par les exécutions soigneusement mises en scène.

De tout temps, les prêcheurs de haine ont appelé à ce mélange de penchants hétéro- et auto-agressifs pour mener le troupeau (le groupeau?) à la joyeuse Apocalypse. Et à chaque fois ils ne manquent pas de faire appel à la jouissance du sacrifice, que le génie de la langue allemande désigne par Opfer la faisant ainsi coïncider avec la victime. À bon entendeur, salut!

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